MÉLUSINE

Cristal et sempervivum : L’écriture allégorique dans L’Amour fou d’André Breton

Il existe dans l’œuvre de Breton une veine allégorique puissante et multiforme dont on peut suivre le cours de Nadja[2] à Arcane 17[3]. L’Amour fou (1937), dernier grand texte du surréalisme d’avant-guerre, en offre une version intéressante qui explore les liens entre la rencontre amoureuse[4], les trouvailles de mots et d’objets. Les sept chapitres de contenu assez hétérogène font alterner les registres de la divagation poétique et de l’interprétation : l’écriture de ce livre peut ainsi être replacée dans la tradition rhétorique de l’allégorie, figure ambivalente de l’énigme et du dévoilement. C’est cette inscription à peine reconnue par l’auteur et par les commentateurs que l’on voudrait ici interroger.

Sans doute Breton proclame-t-il très fort son athéisme, par quoi il semble s’éloigner de l’usage théologique de l’allégorie. Mais si la transcendance est devenue immanence, la Vérité n’a fait que changer de pôle, sa quête demeure plus forte que jamais ; la Révélation née de l’Amour ou de la Poésie, c’est tout un, conserve la charge de sacré jadis attribuée à la divinité. Hantée par le désir de transparence et d’unité, la « poésie surréaliste » de Breton serait, ainsi que l’a souligné Julien Gracq, « non pas création, mais dévoilement, éclatement d’une croûte d’opacité[5] ». Ce mouvement vers la lumière, par quoi on définirait une indéniable tentation idéaliste, admirée par les uns, critiquée par d’autres, ferait pencher la balance allégorique vers le pôle de la clarté. Mais les images maintiennent un degré résiduel d’obscurité qui conteste en permanence la prétention du poète à dire l’Absolu. Parmi elles, le sempervivum, cette « espèce autochtone » des Canaries, dotée « de la propriété effrayante de continuer à se développer en n’importe quelles conditions » : peut-être le germe de l’anarchie.

On suivra ce balancement de la parole poétique entre transparence et chaos en prenant pour repères trois formes d’expression allégorique : la mythologie, le rêve et la métaphore textuelle.

« Mythologie moderne[6] »

Le terreau de la mythologie antique

L’attention portée au monde moderne ne fait pas table rase des Anciens : le récit de la passion – rencontre, éblouissement, discorde – puise dans la tradition mythologique. Le voyage des amants dans le paysage enchanteur des Canaries, au chapitre V, amène une évocation poétique de l’Âge d’or (746) annoncée par l’allusion à Orphée, garant de l’harmonie (743). « Les blancs navires [qui] rêvent dans la rade, Arianes de par toute leur chevelure d’étoiles et leur aisselle de climats » (738), renvoient, par métaphore et métonymie, à l’expérience amoureuse et au mythe de Thésée. L’Introduction au Discours sur le peu de réalité (1925) comparait déjà le poète à Hercule et à Thésée[7], non pour reproduire les vieux mythes mais pour les transformer. Le chapitre VI s’ouvre sur la légende de Vénus « blessée par Diomède » puis choisie par Pâris, grâce à la pomme d’or offerte par Discorde, sur laquelle il fit graver « l’inscription fatidique : À LA PLUS BELLE » (764). La dimension allégorique de la mythologie est ici expressément soulignée :

Devant la force d’un tel mythe, dont nous sont garants son pouvoir d’expansion immédiate et sa persistance jusqu’à nous, nous ne pouvons douter qu’il exprime une vérité commune éternelle, qu’il traduise dans la langue allégorique une série d’observations fondées qui ne sauraient admettre d’autre champ que l’existence humaine. (ibid.)

Qu’est-ce à dire ? En un sens, Breton renoue avec la lecture allégorique d’Homère déjà présente chez les philosophes de l’Antiquité hellénistique et romaine. Mais il n’adhère pas pour autant à l’ancienne exégèse qui conduisit par exemple un Porphyre à interpréter les fictions de l’Iliade, contre les réserves de Platon lui-même, dans le sens d’un néo-platonisme religieux et philosophique[8]. Il s’agit plutôt, dans le prolongement du romantisme allemand de Iéna, de refonder une mythologie moderne qui prolonge et dépasse l’héritage des Grecs.

Schelling et Schlegel corrigés ?

« L’absolu littéraire[9] » recherché par les écrivains de l’Athenaëum serait cette parole transcendante dépassant l’opposition traditionnelle entre littérature et philosophie pour donner accès, par l’invention d’une mythologie nouvelle, à une vérité supérieure. On lit ainsi dans les Textes esthétiques de Schelling : « La représentation de l’Absolu par l’indifférence absolue de l’universel et du particulier dans le particulier = art. Le matériau universel de cette représentation = mythologie[10] ». Schlegel, quant à lui, écrit : « Notre poésie manque de ce centre qu’était la mythologie pour les Anciens » […] « toute belle mythologie, qu’est-elle autre qu’une expression hiéroglyphique de la nature qui l’entoure, transfigurée par la fantaisie et par l’amour[11] ? » Mais pour ces auteurs la mythologie se rapproche plus du symbole qu’ils conçoivent, dans le sillage de Goethe, comme « révélation vivante et instantanée de l’inexplorable[12] » L’allégorie, figure du déchiffrement, suspecte de schématisme et d’abstraction, n’est qu’une étape intermédiaire de la pensée. Ce qui amène Schelling à conclure : « La mythologie prend fin dès que l’allégorie commence[13]. » La critique elle-même se fait poétique chez ces auteurs, plaçant le savoir absolu sous la dépendance d’une catégorie transgénérique, Poème ou Roman.

En revanche Breton associe, sans les confondre tout à fait, les deux voix de l’émotion lyrique et du déchiffrement, de l’écriture automatique et de « l’exposé concerté[14] ». L’une formule par des moyens poétiques le mythe modernisé, l’autre se charge d’en dévoiler le noyau de vérité .

Énigmes de l’amour et de la ville

La ville et la femme sont les figures de cette mythologie moderne qui articule le collectif et le singulier. L’amour et la poésie vont lui donner une expression. Breton dresse une cartographie érotique de Paris, avec ses lieux privilégiés. Durant la mythique « Nuit du Tournesol » qui fait suite à la rencontre du 29 mai 1934, les deux amants s’arrêtent devant la Tour Saint Jacques, célébrée en 1923 par Breton dans un poème automatique précisément intitulé « Tournesol ». Cette fleur, emblème de la tour, lui apparaît à présent comme une image de la femme qui vient d’entrer dans sa vie : le poème a donc préfiguré la rencontre ! De même, la cuiller soulier achetée au « Marché aux puces » (chapitre III) entretient avec elle de mystérieux rapports. Le leitmotiv de l’énigme ponctue le récit[15] : savoir extraire de la vie quotidienne les « menues découvertes » qui fondent le merveilleux, c’est essayer de s’orienter dans une « forêt d’indices » (685) ; le vertige de l’amour est associé à « l’approche du sphinx[16] » (737) ; les causes occasionnelles des comportements amoureux conservent un caractère « grandement énigmatique » (768). La ville, de surcroît, – la tour Saint-Jacques en particulier[17] – se charge de significations alchimiques : les couleurs de la cité rappellent le « virement du bleu au rouge en quoi réside la propriété spécifique du tournesol réactif » (717).

Vers une lumière nouvelle

Face à ces signaux enregistrés par le poète, le discours tend à poser les principes d’un programme interprétatif dont on ne jugera pas ici la cohérence, se contentant de décrire son ambition. Il s’agit en quelque sorte de faire alterner les moyens de l’intuition et ceux de la raison scientifique, comme le montre la caution rétrospective du physicien Gustave Juvet :

Ce n’est pas moi, c’est M. Juvet qui, dans La Structure des nouvelles théories physiques, écrit en 1933 : « C’est dans la surprise créée par une nouvelle image ou par une nouvelle association d’images, qu’il faut voir le plus important élément du progrès des sciences physiques, puisque c’est l’étonnement qui excite la logique, toujours assez froide, et qui l’oblige à établir de nouvelles coordinations. » (751)

L’insurrection contre la logique ordinaire, représentée par le Manifeste de 1924 et par les écritures automatiques, se double de l’aspiration à une logique supérieure dont la souplesse permettrait de comprendre l’homme en faisant place aux manifestations apparentes d’irrationnel. Comme il a souvent été remarqué[18], la philosophie de Hegel fournit le cadre intellectuel d’une telle compréhension. Non plus le jeune Hegel du cercle de Iéna, mais le philosophe de la maturité, fondateur de la dialectique et de la méthode historique dans la philosophie de l’art. Le chapitre I se réfère dans son passage sur le cristal à La Philosophie de la nature, – j’y reviendrai. Il prétend expliquer et justifier par la dialectique la quête de l’amour absolu à travers la multiplicité des rencontres :

Pourtant je crois entrevoir une synthèse possible de cette idée [l’amour unique] et de sa négation. (677)

Mais Breton veut dépasser Hegel : cette science nouvelle qui extrairait de sa propre mythologie un noyau essentiel de vérité, il l’oriente depuis plusieurs années vers une synthèse freudo-marxiste[19] illustrée ici par des allusions à Engels – l’Origine de la famille – et à Marx – le Manifeste communiste (745). Le « hasard objectif » déjà évoqué dans Nadja en constitue le pivot :

Le hasard serait la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain (pour tenter hardiment d’interpréter et de concilier sur ce point Engels et Freud). (690)

L’emploi des italiques marque la reprise quasi textuelle d’un passage de Ludwig Feuerbach[20]. Breton emprunte à Cournot l’idée de « séries indépendantes dans l’ordre de la causalité » pour réaliser la greffe de l’inconscient freudien sur l’analyse matérialiste de Engels. Le chapitre II, commentant une question posée par Éluard et lui-même sur « la rencontre capitale de votre vie », énonce « les deux séries causales (naturelle et humaine) » (691) qui président à ces hasards déterminants. L’ultime chapitre revient sur ce tressage décisif de la « nécessité naturelle », d’une part, et de « la nécessité humaine, la nécessité logique » (784), d’autre part. Il s’agit « de dégager la loi de production de ces échanges mystérieux entre le matériel et le mental » (712) observés par la poésie.

La visée de cette mythologie moderne est donc universelle. Révolution (marxiste) et accès au surréel (inconscient), le Bien supérieur et le Vrai, en constituent l’horizon, hors de toute révélation divine, puisque la pensée se veut athée, débarrassée du « dualisme du bien et du mal » (744). Déjà en 1930, le Second manifeste évoquait ce « point de l’esprit » vers lequel tend l’activité surréaliste, « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement[21] ». Le « point sublime », dans le chapitre VII de L’Amour fou, lui fait encore écho. Le discours philosophico-scientifique tend ainsi à poser les principes d’un programme interprétatif comme une promesse d’élucidation.

Vérité obscurcie

Mais on notera, pour en finir avec la dimension mythologique de l’écriture et contre cette volonté d’en éclairer le sens, la densité du réseau intertextuel auquel elle renvoie. Au répertoire antique viennent en effet s’adjoindre des référents artistiques diversifiés. Ainsi, remarque Marguerite Bonnet,

l’association de l’héroïne antique Ariane avec les navires a pu naître du souvenir de plusieurs toiles de Chirico : L’Après-midi d’Ariane (1913) où la statue du personnage, allongée sur un socle, lève le bras droit derrière et au-dessus de sa tête, dans la pose consacrée par la statuaire, de manière à découvrir l’aisselle.[22]

De même, l’Âge d’or évoqué par la description de la vallée de la Orotava est associé au « film de Buñuel et Dali », « la seule entreprise d’exaltation de l’amour total tel que je l’envisage » et, par le ricochet d’une note, – « non plus la seule, mais une des deux seules [entreprises] » – au film Peter Ibbetson d’Henry Hathaway, réalisé en 1935 d’après le roman de Georges Du Maurier. Sans doute pourra-t-on envisager le schème de l’amour absolu comme le vecteur commun de toutes ces représentations. La diversité des références n’en vient pas moins compliquer la tâche de l’interprète. « L’arbre à pain », marque de « l’inépuisable générosité naturelle susceptible de pourvoir aux besoins humains les plus divers » ajoute encore d’autres référents littéraires au mythe de l’Âge d’or, réunissant en une même page Roussel, Bernardin de Saint-Pierre et Rimbaud. La richesse des intertextes vient densifier et peut-être étoiler la signification du matériau mythique[23].

L’ambition de clarté est donc pour le moins contrecarrée par l’épaisseur du palimpseste sur lequel s’écrivent les mythes modernisés ; la Vérité du mythe nouveau reste par ailleurs programmatique, implicitement renvoyée à la communauté des interprètes à laquelle elle se destine. Il est pourtant un domaine dans lequel le scripteur semble vouloir s’avancer davantage : celui de la « Science des rêves[24] » dont son écriture se veut l’enregistreur fidèle.

Rêve et herméneutique freudienne : limites de l’autoanalyse

L’inconscient freudien : substitut de Dieu ?

L’interprétation des rêves est le second degré d’une écriture/lecture allégorique. L’œuvre de Freud fait ici office de clef herméneutique, non plus cette « clef des songes » raillée par le fondateur de la psychanalyse au début de son maître livre Die Traumdeutung, mais la théorie de l’appareil psychique qui invite à lire dans le rêve l’expression d’un désir inconscient. L’analyse moderne serait-elle le substitut de l’ancienne oniromancie ? La Science débarrassée de la superstition conservant le privilège jadis détenu par la Pythie d’être le porte-parole d’une Vérité supérieure. Jean Starobinski, commentant l’étude sur « Le message automatique » reprise dans Point du jour (1934), a souligné la parenté entre la psychanalyse, version Breton, et la parapsychologie de Myers ou de Richet :

Le parti que prend Breton est […] de conserver presque intégralement le merveilleux du spiritisme, tandis qu’il s’applique à en refuser les prémisses dogmatiques. Mais cela ne va pas sans question[25].

Nul doute, néanmoins, que la pensée de Freud trouve chez Breton un écho exceptionnel, déjà attesté dans les textes antérieurs, en particulier Les Vases communicants, et à nouveau vérifiable ici.

Le rival de Freud

Les références à la psychanalyse prennent des formes multiples : citation, allusion, contamination lexicale par les catégories analytiques, travaux pratiques d’application, enfin, à propos desquels se posera la question de l’auto-analyse. Le livre s’ouvre sur une vision, un « fantasme » (676) montrant les personnages d’un « théâtre mental », « à la tombée du jour […], comme s’ils se soumettaient à un rite, […] errant sans mot dire au bord de la mer » (675). Et Breton de noter entre parenthèses : « je ne me cache pas qu’ici la psychanalyse aurait son mot à dire », avant d’évoquer un peu plus loin, s’agissant de cette « aigrette de vent aux tempes, […] véritable frisson » ressenti devant certaines œuvres d’art, les « profonds refoulements » qu’il faudrait vaincre pour en percer le contenu érotique précis. Suivent d’autres emprunts au lexique freudien : « la censure » (706), « le contenu latent » (707), « la libido humaine » (739). Breton cite Freud d’après Le Moi et le Soi[26] : « D’Éros et de la lutte contre Éros ! » (708) et mentionne comme un modèle « l’admirable communication de Freud : Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » (753).

Son ambition est de dépasser dans l’auto-analyse le maître viennois qui pratiqua cet exercice, mais reconnut dans une lettre à Wilhelm Fliess, ne pouvoir mener l’investigation à son terme[27]. Les Vases communicants (1932) constitue une étape importante :

Je ne vois rien dans tout l’accomplissement de la fonction onirique, qui n’emprunte clairement [je souligne], pour peu qu’on veuille se donner la peine de l’examiner, aux seules données de la vie vécue, rien qui, je ne saurais y revenir trop de fois, soustraction faite de ces données sur lesquelles s’exerce poétiquement l’imagination, puisse constituer un résidu appréciable qu’on tenterait de faire passer pour irréductible. (OC, II, p. 134)

On reviendra sur ce « résidu » qui fait tout le problème de l’interprétation. Rappelons que ce livre développe un freudisme non orthodoxe[28] : récusant la coupure établie par Freud entre les pensées du rêve et la réalité, Breton s’emploie à montrer que les deux plans « communiquent », la vie éveillée étant encore gouvernée par le fantasme qui en détermine les singularités. L’idée réapparaît dans L’Amour fou, qui fait le lien, sous la forme de l’auto-citation, avec le livre de 1932 :

La trouvaille d’objet remplit ici rigoureusement le même office que le rêve, en ce sens qu’elle libère l’individu de scrupules affectifs paralysants, le réconforte et lui fait comprendre que l’obstacle qu’il pouvait croire insurmontable est franchi. (700)

C’est précisément dans ce chapitre III, à propos des objets achetés en compagnie du sculpteur Giacometti au « marché aux puces », que va s’exercer une part importante de l’auto-analyse. Le choix « électif » de Breton se porte sur

une grande cuiller en bois, d’exécution paysanne, mais assez belle, me semble-t-il, assez hardie de forme, dont le manche, lorsqu’elle reposait sur sa partie convexe, s’élevait de la hauteur d’un petit soulier faisant corps avec elle. (700)

Les pages qui suivent entreprennent de décrypter ce choix, d’en dégager la signification sexuelle par le biais de souvenirs associés – la demande non satisfaite adressée à Giacometti pour qu’il réalise la sculpture en verre de la pantoufle de Cendrillon – et par le décodage de la « figuration symbolique ». La cuiller est ainsi identifiée comme objet phallique :

Tout le mouvement de ma pensée antérieure avait eu pour point de départ l’égalité objective : pantoufle = cuiller = pénis = moule parfait de ce pénis. (707)

Voici donc le scripteur doublé d’un interprète averti, rompu à toutes les subtilités de l’analyse, détenteur absolu du sens ? Cette prétention n’a pas manqué d’être dénoncée comme naïveté par des lecteurs se recommandant de l’approche analytique.

Exégèse et textanalyse

Dans Les Vases communicants, « le poète […] est passé à coté de son inconscient, pour ne déchiffrer de son matériel que les corrélations les mieux admises par la censure[29] ». Jean Bellemin-Noël souscrit à ce diagnostic du psychanalyste Jean Guillaumin et renchérit : l’« autoscopie analytique » de Breton ne saurait être confondue avec l’impossible interprétation de soi, ou plutôt « exégèse », à laquelle il se livre, dans sa prétention à l’absolu ; ce qui en résulte n’est en vérité qu’« un bloc d’autographie »[30]. La textanalyse peut alors se déployer, avec ses trouvailles et ses associations jubilatoires. Sous le désir hétérosexuel, l’analyse des fantasmes traque et décrypte le matériau inconscient plus archaïque, celui de la fusion du sujet avec l’Origine et du déni de la castration,

la dominante d’angoisse devant le bloc « mère phallique-narcissisme homosexuel-poursuite éperdue de la figure paternelle ». (174)

La critique analytique prend ainsi l’auteur et ses condamnations de l’homosexualité[31] en flagrant délit de dénégation.

François Migeot a soumis à un traitement analogue le texte de L’Amour fou, démystifiant d’abord la prétention réaliste[32] cachée derrière les proclamations d’authenticité :

Plutôt qu’à un amalgame de fragments représentatifs d’un prétendu réel, on a affaire à un tissu qui conjugue des motifs […] à une élaboration textuelle qui vise à produire l’illusion réaliste que les choses se sont bien passées comme elles sont rapportées, alors que c’est elle qui les met en scène[33].

On renverra pour le détail à cette stimulante « réécriture » qui montre, derrière la façade hétérosexuelle de l’interprétation, la présence de deux structures archaïques, fétichisme et parent combiné, deux formes de déni de la différence. L’examen de la cuiller-soulier en est la première preuve emblématique : son manche et sa partie creuse, la chaussure-talon qui lui sert de support, révèlent un symbolisme sexuel double. La textanalyse trouve aussi un aliment dans la poétique des lieux : « La mère-Paris (Notre-Dame ; l’Île de la Cité, berceau de Paris) a bien un phallus (clignotant)[34] ». Les paysages des Canaries et du « Fort-Bloqué » offrent un matériau complémentaire.

En un sens, donc, ces lectures sont fondées à souligner l’illusion de transparence liée au projet d’auto-analyse. On ne peut réellement lire en soi sans le secours d’un tiers. La dimension narrative du texte, relayée par le motif de la marche, serait pour François Migeot le vecteur de cette exploration, exposant la méconnaissance du scripteur à l’interprétation du critique. L’ambivalence des images évoquant le paradis naturel des Canaries[35], l’angoisse qu’elle fait naître peuvent se comprendre comme la trace d’un refoulement, comme le besoin irrépressible d’une expression détournée. Le mécanisme de déplacement en est un autre signe. Ainsi, la structure fétichiste du désir, oubliée dans la page sur la cuiller-soulier, est implicitement suggérée plus loin, lorsque Breton exprime son admiration pour le Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. On ne saurait néanmoins se tailler de trop faciles succès au détriment du poète, oubliant la nature spécifique du matériau psychique ici offert : texte littéraire et non discours d’analysant, texte mixte, à tout le moins.

Création littéraire et rêve éveillé Le texte littéraire peut en effet être envisagé comme une des formations de compromis que le sujet réalise avec son inconscient[36]. Sans doute les vérités mises à jour ne dépassent-elles guère le niveau préconscient, mais on peut aussi prêter au scripteur l’intuition de cette limite et l’aptitude à la représenter. En ce sens, les évocations de témoins, de tierces personnes, le motif récurrent du théâtre sont autant d’invitations à compléter la lettre du discours par une autre interprétation.

Aussi ne suivra-t-on pas tout à fait Jean Bellemin-Noël critiquant le recours au témoin Paul Éluard, dans un passage des Vases communicants. Même si le détail de la procédure envisagée ne relève pas d’une bonne orthodoxie freudienne[37], la recherche par autrui d’une vérité sur soi demeure dans l’esprit un correctif majeur de la prétention à l’auto-analyse. Ici, la présence du tiers renvoie à la figure de Giacometti, attiré lui-aussi par un objet du marché aux puces, « un demi-masque de métal » (199) :

Ce désir plus ou moins conscient […] n’entraîne de trouvaille à deux, sans doute à davantage, qu’autant qu’il est axé sur des préoccupations communes typiques. Je serais tenté de dire que les deux individus qui marchent l’un près de l’autre constituent une seule machine à influence amorcée. (701)

Ces « préoccupations communes typiques » sont assez différentes de la relation entre l’analyste et l’analysant : elles pourraient en revanche, de même que la « trouvaille à deux », s’appliquer à la relation entre le lecteur et son texte. La lettre finale, écrite après la séparation du couple, place également la parole du poète sous le regard supposé d’un tiers. Ceci au prix d’une contradiction interne. Car Écusette de Noireuil, l’enfant né de cette union, semble d’abord figurer une dernière résurgence de cet absolu féminin imaginairement construit à partir du fantasme de la mère phallique – « ma toute petite enfant […] qui êtes à la fois comme le corail et la perle » ; son nom rappelle l’objet magique et la « femme scandaleusement belle » (713) dont elle est la fille[38] ; mais Breton l’imagine dans un futur éloigné de quinze ans – « au beau printemps 1952 ». Ce temps est donc à la fois celui de la communication lyrique perpétuée (par le souhait final) et de la distance dont bénéficie le regard de l’autre, temps de la participation fantasmatique et de la réflexivité[39]. La structure du collage accentue cette distance : la réunion dans l’après-coup de chapitres parfois pré-publiés ou écrits dans des contextes différents[40] conserve un coefficient d’hétérogénéité qui œuvre dans le même sens du recul critique.

L’autre du Sujet est enfin symbolisé par le théâtre mental sur lequel s’ouvre le livre. Une écriture hantée par l’Absolu, par l’amour « lieu idéal de jonction, de fusion » (713) s’exposerait à une stérile projection hallucinatoire si elle ne sécrétait comme d’elle-même ce garde-fou, le théâtre intérieur. Mallarmé, dans les Notes en vue du « Livre », Aragon, dans La Défense de l’infini ont joué du même motif, non sans analogie : tous deux partagent d’ailleurs avec Breton la particularité d’avoir peu écrit pour le théâtre proprement dit[41]. Ici, les figurants mis en scène dans la première phrase « portent les clefs des situations », mais, on l’a vu, l’emploi de ces clefs est d’abord esquivé, remis en quelque sorte à d’autres. Plus prudente et moins naïve qu’on semble le supposer, l’attitude du scripteur vis-à-vis de l’auto-analyse est donc pour le moins double, partagée entre un rêve d’accomplissement et un retranchement de fait derrière ce résidu de l’écriture, non plus métaphysique mais poétique, ainsi qu’il a été dit plus haut.

C’est cette écriture se réfléchissant elle-même qu’il convient à présent d’examiner.

Cristal, nuage et sempervivum

La métaphore textuelle, ultime et problématique degré de l’allégorie, sera ici interrogée. Le cristal, motif récurrent, semble condenser un idéal esthétique : la transparence, image de la connaissance absolue. La « maison de verre » (Nadja[42]) ou de « sel gemme » en est un avatar :

La maison que j’habite, ma vie, ce que j’écris : je rêve que cela apparaisse de loin comme ces cubes de sel gemme. (681)

Breton, par cette image empruntée au monde minéral, s’éloigne fort de la métaphore du marécage inventée par Lautréamont pour désigner son texte, au début des Chants de Maldoror, de ce marécage qui est encore l’emblème du texte poétique pour Aragon dans Le Paysan de Paris[43]. Mais la métaphore du cristal est peut-être moins transparente que le cristal lui-même. Le registre végétal vient par ailleurs la concurrencer, comme un pas en direction du marécage oublié.

Surréalisme et cristal

Dans une poétique du dévoilement[44], le voile ou nuage est premier :

Le désir, seul ressort du monde, le désir, seule rigueur que l’homme ait à connaître, où puis-je être mieux pour l’adorer qu’à l’intérieur du nuage ? […]

Me voici dans le nuage, me voici dans la pièce intensément opaque où j’ai toujours rêvé de pénétrer. J’erre dans la superbe salle de bain de buée. […]

Je te désire. Je ne désire que toi. […] Mais je finirai bien par te trouver et le monde entier s’éclairera à nouveau parce que nous nous aimons, parce qu’une chaîne d’illuminations passe par nous.(755-756)

Illumination de l’amour qui dissipe les brumes du désir en quête de réalisation. Illumination de la poésie. Coïncidence.

Sans doute dans ce cristal, produit de la cristallisation, peut-on aussi entendre le souvenir des analyses stendhaliennes, car le minéral pur est encore signe de perfection :

Nul plus haut enseignement artistique ne me paraît pouvoir être reçu que du cristal. L’œuvre d’art, au même titre d’ailleurs que tel fragment de la vie humaine considérée dans sa signification la plus grave, me paraît dénuée de valeur si elle ne présente pas la dureté, la rigidité, la régularité, le lustre sur toutes ses faces extérieures, intérieures, du cristal (681)

« Dureté », « rigidité », « régularité », « lustre » sont ses attributs : les canons de l’art classique ne sont pas loin, comme si, inversant les périodes décrites par Hegel dans son Esthétique, on passait du voile romantique à la transparence classique. À moins qu’il ne s’agisse plutôt de la « dissolution de la forme romantique de l’art[45] » envisagée par ce dernier à la fin de son panorama diachronique ?

Vitesses de la lumière

L’ambiguïté de l’image surgit lorsqu’on s’interroge sur la réalisation – immédiate ou discursive – de la transparence. Le commentaire qui suit la citation, page 681, tend à imposer la première version, refusant de « fonder la beauté formelle sur un travail de perfectionnement volontaire » pour préciser aussitôt :

Je ne cesse pas, au contraire, d’être porté à l’apologie de la création, de l’action spontanée et cela dans la mesure même où le cristal, par définition non améliorable, en est l’expression la plus parfaite.

Il s’agit donc de conjurer l’image de la transparence classique, fruit d’un travail. Le cristal serait le produit de l’illumination poétique, Révélation de l’absolu, par l’automatisme, triomphe de la conception romantique du symbole sur l’allégorie. Pourtant, le texte semble hésiter :

C’est comme si tout à coup la nuit profonde de l’existence humaine était percée, comme si la nécessité naturelle, consentant à ne faire qu’une avec la nécessité logique, toutes choses étaient livrées à la transparence totale, reliées par une chaîne de verre dont ne manquât pas un maillon. L’amorce d’un contact, entre tous éblouissant, de l’homme avec le monde des choses… (711)

Fulgurance de l’œuvre qui éclaire : « tout à coup » le monde et assure « un contact entre tous éblouissant » ; mais la transparence du cristal apparaît aussi comme l’aboutissement d’un processus symbolisé par la « chaîne de verre[46] ». Ce processus est celui de la science supérieure capable, selon le modèle de la dialectique hégélienne d’articuler les séries causales de la « nécessité naturelle » et de « la nécessité logique ».

Cristal et beauté convulsive

La soudaineté n’est d’ailleurs pas le seul attribut de la beauté. La beauté « convulsive » annoncée à la fin de Nadja réapparaît ici sous une forme plus détaillée (680, 687) :

La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. (687)

Les paires d’adjectifs marquent l’ambivalence : « érotique » se situe en effet du côté de la transparence rêvée[47]. Il forme donc avec « voilée » un couple antithétique. « Magique-circonstancielle » dit peut-être l’opposition de l’important et de l’anecdotique. Mouvement et immobilité, dans la paire « explosante-fixe », indiquent par avance la dualité du cristal, minéral solide et fruit d’une cristallisation, donc du figement progressif d’une matière mobile. Le terme revêt de surcroît une forte dimension hégélienne : une Lettre à A. Rolland de Renéville, datée de février 1932, – lettre d’hommage à la poésie de Char – le confirme :

J’estime que la cristallisation, au sens hégélien de « moment où l’activité mobile et sans repos du magnétisme atteint à un repos complet », que Char obtient sans cesse de sa pensée prête à chaque ligne d’Artine, de L’Action de la justice est éteinte, une transparence et une dureté extrêmes qui lui sont propres et le gardent plus que tout autre du poncif surréaliste…[48]

Le cristal serait donc le garde-fou contre les divagations de sens liées à une certaine pratique de l’automatisme ; pourtant l’écriture l’entoure de connotations négatives. L’Introduction au discours sur le peu de réalité comparait le poète à « Thésée enfermé pour toujours dans son labyrinthe de cristal[49] ». Le labyrinthe, symbole de l’inconscient est peut-être devenu accessible à la connaissance, mais on y reste prisonnier. Reprenant dans la lettre finale le thème initial de la maison transparente, Breton évoque aussi sa « fameuse maison inhabitable [je souligne] de sel gemme » (784). L’image appelle aussi contre son contraire.

Coraux et plantes

Gracq a analysé l’ambiguïté de la prose bretonienne, partagée entre le « joug rationnel de la syntaxe » et la résistance du mot, « rebelle à toute sujétion définitive[50] ». Les images révèlent la même dualité. La faune calcifiée du corail s’oppose au cristal :

Si le lieu même où la « figure » – au sens hégélien de mécanisme matériel de l’individualité – par-delà le magnétisme atteint sa réalité est par excellence le cristal, le lieu où elle perd idéalement cette réalité toute-puissante est à mes yeux les coraux, pour peu que je les réintègre comme il se doit à la vie, dans l’éclatant miroitement de la mer. (681)

Les « haies de mésanges bleues de l’aragonite » (variante du cristal) doivent alors s’associer au « pont de trésors de la « grande barrière » australienne » pour représenter le « processus de formation et de destruction de la vie » (682). Et Breton d’imaginer une troisième condition pour définir la beauté convulsive : « le sentiment poignant de la chose révélée » (682). Nécessité et insuffisance de la métaphore textuelle pour décrire le fait esthétique.

Le végétal est aussi appelé en renfort. En amont de l’illumination : la « sensitive » est cette « herbe d’énigme » qui prélude au « don absolu d’un être à un autre » (750). Elle évoque le chaos ou au moins la surprise de la sensation, non encore éclairée par la réciprocité de l’amour. En aval apparaît enfin le sempervivum.

C’est une des curiosités de la flore des Canaries, dont les paysages de nature « en marche vers l’homme[51] », font affleurer, derrière la façade paradisiaque, un monde de pulsions mêlant jouissance et angoisse. Après l’euphorbe, « superbe hydre laitière » qui saigne du « lait » et du « sperme » quand on la blesse à coups de pierre, le sempervivum retient l’attention :

Autrement gênant est de s’arracher à la contemplation de cette espèce autochtone , je crois, de sempervivum qui jouit de la propriété effrayante de continuer à se développer en n’importe quelles conditions et cela aussi bien à partir d’un fragment de feuille que d’une feuille : froissée, piquée, déchirée, brûlée, serrée entre les pages d’un livre à tout jamais fermé, cette écaille glauque dont on ne sait s’il convient en fin de compte de la serrer contre son cœur ou de l’insulter, se porte bien. (740)

Étrangement fasciné, le narrateur se répand en détails qui suggèrent un double niveau de lecture – on y revient dans un instant. Voyons d’abord la confirmation de l’allégorie :

Elle [l’espèce sempervivum] est belle et confondante comme la subjectivité humaine […]. Non moins belle, non moins inextirpable que cette volonté désespérée d’aujourd’hui, qui peut être qualifiée de surréaliste aussi bien dans le domaine des sciences particulières que dans le domaine de la poésie et des arts, d’opérer à chaque instant la synthèse du rationnel et du réel, sans crainte de faire entrer dans le mot « réel » tout ce qu’il peut contenir d’irrationnel jusqu’à nouvel ordre. (741-743)

Avatar de l’écriture surréaliste, le sempervivum serait donc un contrepoint du cristal. Mais il désigne en même temps ce qui échappe à l’entreprise surréaliste, ce qui rend sa volonté « désespérée ». On peut donc y voir aussi une image de la lecture. Cette plante « effrayante » et qui « se porte bien », est en effet capable de proliférer « à partir d’un fragment de feuille » et même entre « les pages d’un livre fermé ». Elle éveille des sentiments ambivalents, comparables peut-être à ceux du scripteur pour l’herméneute, un être à « serrer contre son cœur » ou à « insulter ». À moins que « pour parer à toute velléité d’envahissement de la terre » on ne le fasse « bouillir[52] », réduisant son langage en quête de nouveauté à ce « langage cuit » raillé par Desnos !

Du scripteur à l’interprète, le sempervivum rappelle le fascinant et inquiétant engendrement du sens que rien ne saurait fixer définitivement. Métaphore textuelle, il pourrait s’appliquer, autant qu’au texte d’origine, au texte du critique, ainsi alerté sur les failles et non-dits de sa propre subjectivité, quand bien même il prétendrait passer avec le texte un « contrat d’impersonnalité[53] ».


Hantée par l’absolu de la connaissance et de la passion, l’écriture de Breton ne pouvait donc manquer d’inscrire un épisode original dans le feuilleton allégorique ouvert dès les origines de la littérature. Rien de surprenant, à vrai dire, pour un mouvement qui, sous un athéisme virulent, développa peut-être une des dernières grandes formes de religiosité laïque. Entre mythologie et onirisme, automatismes poétiques et réflexion concertée, le texte de L’Amour fou cherche pour soi et pour tous le chemin d’une Vérité à laquelle le cristal donne tout son éclat. Hegel en est l’agent syncrétique. On ne sait alors si « l’apparaître » poétique est, selon le mot de Heidegger à propos de la Phénoménologie de l’esprit, « la parousie de l’absolu[54] », ou si l’écriture renvoie cette vérité, par le dépassement dialectique qu’elle appelle, à un futur indéterminé. Quoi qu’il en soit, le « résidu » poétique charrie plus discrètement des métaphores théâtrales ou végétales[55] qui achèvent, dans la demi-conscience de l’écriture, d’ouvrir à d’autres voix que celle de l’auteur le champ interprétatif. Au plus secret de l’image, le « sempervivum » dit peut-être le lien intime et angoissant entre la survie de l’œuvre et la fin de ce rêve d’hégémonie.


[1] Édition de référence utilisée : Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992. Le texte de cet article est la version légèrement remaniée d’une communication présentée le 3 juin 2003 dans le cadre du séminaire « Allégorie et symbole » organisé par le groupe de recherche ADONI de l’Université de Poitiers.

[2] Le livre publié en 1928 se termine sur un bouquet d’allégories dont la fleur principale n’est autre que Nadja elle-même, emblème de la « beauté convulsive ».

[3] Dans Arcane 17 (1944-1947), dont le titre renvoie aux lames du tarot, l’allégorie exploite poétiquement le réservoir des symboles alchimiques. Sur le rapport entre l’écriture de Breton et l’ésotérisme, lire, Michel Carrouges, André Breton et les données fondamentales du surréalisme, Paris , Gallimard, 1950.

[4] Le récit est inspiré par la rencontre, le 19 mai 1934, de la danseuse de music-hall Jacqueline Lamba – « l’Ondine ». De cette liaison passionnée et orageuse naît en décembre 1935 une fille, que Breton nomme dans le livre « Écusette de Noireuil » : la lettre du dernier chapitre est adressée à la jeune fille qu’elle sera quinze ans plus tard.

[5] Julien Gracq, « Spectre du Poisson soluble », André Breton – Essais et témoignages, recueillis par Marc Eigeldinger, La Baconnière, Neuchâtel, 1950, rééd. in Julien Gracq, Œuvres complètes, I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », p. 909.

[6] Le projet de refonder une mythologie moderne est largement partagé au sein du groupe surréaliste. On pense en particulier à la « Préface à une mythologie moderne » d’Aragon, par quoi s’ouvre Le Paysan de Paris (1926).

[7] Introduction au discours sur le peu de réalité, Commerce, 1925, Paris, Gallimard, 1927, Œuvres complètes, II, p. 265 et 275.

[8] Voir à ce sujet Stéphane Toulouse, « La lecture allégorique d’Homère chez Porphyre : principes et méthode d’une pratique philosophique », in La Lecture littéraire, n° 4, « L’allégorie », Klincksieck, février 2000, p. 25-50 ; et Jean Pépin, Mythe et allégorie, Paris, Aubier-Montaigne, 1958.

[9] P. Lacoue-Labarthe/J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978

[10] Schelling, « Schème, allégorie, symbole », 1802, Textes esthétiques, Klincksieck, présentation Xavier Tilliette, p. 48.

[11] Schlegel, Discours sur la mythologie, in Entretien sur la poésie, L’Athenaeum, 1800, repris dans L’absolu littéraire, p. 311-315.

[12] J. W. von Goethe, Ecrits sur l’art, Paris, Flammarion, coll. « Garnier-Flammarion », 1996, p. 310.

[13] « La représentation selon laquelle l’universel signifie le particulier, ou selon laquelle le particulier est intuitionné au moyen de l’universel, est schématisme. La représentation selon laquelle le particulier signifie l’universel, ou selon laquelle l’universel est intuitionné au moyen du particulier, est allégorique. La synthèse des deux, où ni l’universel ne signifie le particulier, ni le particulier l’universel, mais où les deux ne font qu’un absolument, est le symbolique [...]. La mythologie prend fin dès que l’allégorie commence. » (« Schème, allégorie, symbole », op. cit.)

[14] Julien Gracq identifie deux « sortes de traitement de l’écriture » chez Breton : « d’une part l’écriture automatique proprement dite (celle du Poisson soluble, de L’Immaculée Conception), d’autre part les exposés concertés que représentent les Manifestes, Point du jour, Les Vases communicants » (André Breton, in Julien Gracq, OC, II, p. 495). L’Amour fou est peut-être le texte qui fait le mieux apparaître l’association et l’interaction des deux écritures.

[15] P. 685, 707, 717, 737, 750, 768.

[16] Devant Nadja, Breton se décrit déjà « comme un homme foudroyé aux pieds du Sphinx », ne dissociant amour et énigme qu’à la fin du récit, quand la femme réelle [Suzanne Muzard] aura en quelque sorte pris dans sa pensée le relais de Nadja, figure allégorique : « Je dis que tu me détournes pour toujours de l’énigme » (Breton, Nadja, OC, I, p. 714 et 752).

[17] Marguerite Bonnet rappelle que l’alchimiste Nicolas Flamel « aurait fait couvrir le petit portail [de la tour] de figures emblématiques et hiéroglyphiques en 1389 » Notice, p. 1916. Nicolas Flamel et les alchimistes avaient déjà fait l’objet d’une présentation élogieuse dans le Second Manifeste du surréalisme, OC, I, p. 818-819.

[18] Voir notamment les commentaires de Marguerite Bonnet, dans l’édition Pléiade des Œuvres complètes.

[19] Le texte des Vases communicants (1932) constitue à cet égard une étape importante.

[20] Livre de Friedrich Engels. Voir à ce sujet le commentaire de M. Bonnet, p. 1712.

[21] OC, I, p. 781.

[22] Notice, p. 1722.

[23] Guy Ducrey a montré également ce que « l’Ondine » Jacqueline Lamba doit à la Faustine de Raymond Roussel (Locus solus) et avant lui au « mythe […] de la Danseuse, tel que l’avait élaboré, après Baudelaire, le XIXème siècle finissant » (« Les danseuses d’André Breton », in Cahiers de l’Herne, « André Breton », Paris, L’Herne, 1998, p. 203-213.

[24] Par cette expression, souvent reprise dans Les Vases communicants, Breton désigne la traduction française de l’ouvrage de Freud die Traumdeutung (1900).

[25] Jean Starobinski, « Freud, Breton, Myers », texte publié dans André Breton – Essais et témoignages, recueillis par Marc Eigeldinger, op. cit., repris dans Jean Starobinski, La relation critique, Paris, Gallimard, 1970, rééd. 2001, p. 398.

[26] Citation amplifiée (p. 709) par un autre passage du même livre sur « les deux instincts » de vie et de mort qui s’affrontent dans les comportements humains. Le Moi et le Soi (traduction S. Jankélévitch, 1927) est connu aujourd’hui sous le titre Le Moi et le Ça (traduction J. Laplanche, 1981).

[27] « Mon autoanalyse reste en plan. J’en ai maintenant compris la raison. C’est parce que je ne puis m’analyser moi-même qu’en me servant de connaissances objectivement acquises comme pour un étranger. Une vraie auto-analyse est réellement impossible sans quoi il n’y aurait plus de maladie. Comme mes cas me posent certains autres problèmes, je me vois obligé d’arrêter ma propre analyse. » (Freud, Lettre à Wilhelm Fliess du 14 novembre 1897, citée dans Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 1997, p. 80)

[28] Voir Jean Starobinski, article cité.

[29] Jean Guillaumin, Le Rêve et le Moi, Paris, PUF, coll. « Le Fil rouge », 1979, p. 204.

[30] Jean Bellemin-Noël, « Des vases trop communiquant », in Biographies du désir, Paris, PUF, 1988, p. 128-138.

[31] Lire à ce sujet les positions hostiles à l’homosexualité prises par Breton, Péret et Unik à l’occasion des « Recherches sur la sexualité », dans Archives du surréalisme, 4, Janvier 1928 – août 1932, présenté et annoté par José Pierre, Paris, Gallimard, 1990, p. 39-40.

[32] Le narrateur cherche à persuader par tous les moyens de l’authenticité de son récit, utilisant notamment les documents photographiques qui l’illustrent comme autant de preuves de l’irruption du merveilleux dans la vie ordinaire.

[33] François Migeot, « L’amour fou dans le sillage de la narration », Mélusine, XI, L’Âge d’Homme, 1990, p. 236.

[34] Op. cit., p. 241.

[35] « Comment ne pas se surprendre à vouloir aimer ainsi, au sein de la nature réconciliée ? Elles sont pourtant là les interdictions, les sonneries d’alarme, elles sont toutes prêtes à entrer en branle, les cloches de neige du datura au cas où nous nous aviserions de mettre cette barrière infranchissable entre les autres et nous. »(744) Rappelons que le datura est une plante toxique des régions chaudes…

[36] Ainsi que le montra par exemple Freud dans le célèbre article « La création littéraire et rêve éveillé », (1908), repris dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, « Idées », 1975, p. 69-81.

[37] « Rien de tout cela ne vaut, ces propositions sont contraires à ce qui fait l’originalité et la fécondité du freudisme […]. Le psychanalyste n’est pas, – Fliess n’a pas été pour Freud au cours de son auto-analyse – un témoin de la vie de la vie du sujet », op. cit., p. 168.

[38] Rêvant sur la pantoufle de vair de Cendrillon et sur son rapport avec la cuiller-soulier, Breton évoque la « fourrure de vair, lorsqu’elle n’était constituée que de dos d’écureuils » (707). Retrouvant un peu plus loin « le visage que j’avais follement craint de ne jamais revoir », le narrateur note : « son sourire à cette seconde me laisse aujourd’hui le souvenir d’un écureuil tenant une noisette verte » (p. 714-715).

[39] Au contraire Arcane 17 refermera la faille ici maintenue en recourant au mythe de la femme enfant : « en elle et seulement en elle me semble résider à l’état de transparence absolue l’autre prisme de vision dont on refuse obstinément de tenir compte… » (OC, III, p. 68)

[40] Voir à ce sujet Marguerite Bonnet, Notice, p. 1692-1693.

[41] Voir à ce sujet notre ouvrage, Le lecteur et le livre fantôme, Essai sur La Défense de l’infini de Louis Aragon, Paris, Kimé, 2000, p. 316-319.

[42] « Pour moi, je continuerai à habiter ma maison de verre, où l’on peut voir à toute heure qui vient me rendre visite » (Nadja, OC, I, p. 651).

[43] Le narrateur s’en prend vertement à Kant, emblème d’un rationalisme trop abstrait et lance : « Moustique, va ! Tu prends les marécages pour la terre ferme. Tu ne t’enliseras donc jamais ! Tu ne connais pas la force infinie de l’irréel. » (Le Paysan de Paris, Gallimard, 1926, rééd. « folio », 1972, p. 76).

[44] Selon le mot de Gracq rappelé ici en introduction.

[45] Hegel, Esthétique, Librairie Générale Française, 1997, trad. Charles Bénard, revue et complétée par Benoît Timmermans et Paolo Zaccaria, rééd., Classiques de Poche, I, p. 728.

[46] Convergence après les divergences : Aragon dans Le Paysan de Paris appelle le mythe « chemin de la conscience » et « le stupéfiant image », « voie de la connaissance ». On pourra, pour plus de précisions, lire notre étude « Présence de l’allégorie » dans le volume Une tornade d’énigmes Le Paysan de Paris d’Aragon, Actes de la Journée d’études tenue à Reims le 19 mars 2003, Paris, L’Improviste, 2003, p. 171-189.

[47] « L’Air de l’eau » évoquait déjà en 1934 le désir de « poser mes lèvres sur tes cuisses de verre »( OC, II, p. 402). Voir à ce sujet, Jeanne-Marie Baude, « Transparence et opacité dans la poésie d’André Breton », Mélusine, n° 2, L’Âge d’Homme, 1981, p. 117-129.

[48] Lettre à A. Rolland de Renéville, février 1932, reprise dans Point du jour, 1934, OC, II, p. 329.

[49] Op. cit., p. 265.

[50] Julien Gracq, André Breton, op. cit., p. 480-481.

[51] Julien Gracq, « Spectre du Poisson soluble », op. cit., p. 911.

[52] « J’oubliais que, pour parer à toute velléité d’envahissement de la terre par le sempervivum, les hommes n’ont rien trouvé de mieux – à vrai dire rien d’autre – que de le faire bouillir. » (p. 743)

[53] Jean Bellemin-Noël, « Des Vases trop communiquant », op. cit., p. 133.

[54] Heidegger, « Hegel et son concept de l’expérience », in Holzwege, 1949, trad. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, Chemins qui ne mènent nulle part, rééd. « Tel », p. 174.

[55] Cette apparition est un autre signe de convergence entre les deux figures de proue du surréalisme, qui persiste des années après la rupture. Aragon compare en 1928 l’orage de son style aux espèces incontrôlables : « Les fougères ! ici c’est chez toi. Partout, quand surgissent ces verdures inquiétantes, qui révèlent par leur plénitude un sous-sol infidèle et de dormantes eaux, ton royaume s’étend, où le lecteur se perd » (Traité du style, Paris, Gallimard, 1928, rééd. « L’Imaginaire », p. 173) Dans ce lecteur qui « se perd », il faut d’abord entendre le scripteur tentant de ressaisir ce qu’il a, avec « sa gaffe de mots » (Le Paysan de Paris, Folio, p. 186), fait remonter des tréfonds de sa psyché.