MÉLUSINE

Bruno Geneste & Paul Sanda, Un siècle d'écrivains à Cordes-sur-ciel et environs

9 juin 2022

Couverture du livre

« Depuis 800 ans exactement, Cordes-sur-Ciel, ombrageusement édifiée sur la Mordagne, séduit, attire, aimante, et parfois, retient. Pas étonnant qu’elle ait retenu dans ses filets tant d’écrivains envoûtés, charmés, sidérés ». C’est ainsi qu’Éric Lebédel présente cette immense et remarquable étude dédiée au huit-centième anniversaire de la fondation de la Cité de Cordes. C’est un bel hommage aux contemporains du siècle précédent et du présent siècle qui ont recueilli l’héritage du prestigieux passé de Cordes, l’ont fait fructifier et l’ont considérablement renouvelé. Enfin c’est surtout une somme impressionnante d’histoire littéraire, riche, précieuse, fidèle, porteuse d’une flamboyante inspiration. Près d’une quarantaine d’écrivains (dont nous ne pourrons citer que quelques uns) sont présentés et analysés dans leur relation à la cité cordaise. Ce sont des romanciers, des poètes, des peintres, des avocats, des journalistes, des philosophes. Paul Sanda, qui dirige à Cordes la Maison des surréalistes, les présente comme des « poètes, arpenteurs originaux du vrai sens enfoui au cœur des campagnes secrètes ». On commence au XIXᵉ siècle avec Prosper Mérimée, le rigoureux Inspecteur général des Monuments historiques qui gratifia Cordes d’une visite attentive ; on fait place au poète Maurice de Guérin et à sa sœur la femme de lettres Eugénie de Guérin ; on retrouve Hector Malot (tout en se souvenant que quelques scènes typiques du film Rémi sans famille furent tournées à Cordes en 2018). Et puis on entre dans le XXᵉ siècle, en s’étonnant peut-être de rencontrer à Cordes T. E. Lawrence, le célèbre Lawrence d’Arabie qui en 1908 écrit : « Cordes, encore un autre de ces endroits indescriptibles sans aucun parallèle possible. Penser qu’une telle ville existe, dans notre Europe du XXᵉ siècle… Cordes est un paradis pour un peintre ». Les auteurs nous mènent ensuite à une importante figure inaugurale, celle de la romancière et journaliste Jeanne Ramel-Cals, qui tint un salon littéraire à Paris et fut l’auteure du Légendaire de Cordes-sur-Ciel : c’est en effet avec elle que Cordes devient « sur ciel ». Son contemporain Philippe Hériat offrit à Cordes une belle image analogique, en parlant d’un « Mont-Saint-Michel de la Terre »…

Jean Giono, Albert Camus, Violette Leduc, Yves Bonnefoy sont des écrivains qui abordent Cordes avec toute leur sensibilité venue d’ailleurs, et pour qui la découverte de la Cité et de ses paysages et monuments, de son atmosphère vibrante, constitue un émerveillement sui generis. Dans sa présentation du Carnet du Maroc d’Yves Brayer (en 1963) Giono témoigne de son arrivée à Cordes, semblable pour lui aux villes de Castille : « même noblesse sévère, mêmes remparts dorés ; les tours de guet déchirent un ciel historié comme un blason ». Frappante encore est son allusion à un certain silence : « Dans les ruelles étroites dort une ombre fraîche, très noire, un silence que troublent à peine les grondements d’un vent montagnard qui frappe sur la ville comme un tambour. » Rédigeant une sorte de journal de voyage, qui deviendra le livre intitulé Trésors à prendre, Violette Leduc, éblouie, voit la rosace de l’église Saint-Michel de Cordes comme une sorte de miroir érotique et mystique : « Couleurs de la rosace, mystères défaillants, je défaille aussi ». Cette extase fait suite à un parcours non moins embrasé de la cathédrale d’Albi. Moins fulgurante et plus apaisée, la découverte de Cordes par Camus en 1953 s’exprime en des termes devenus mémorables : « Le voyageur qui, de la terrasse de Cordes, regarde la nuit d’été sait ainsi qu’il n’a pas besoin d’aller plus loin, et que, s’il le veut, la beauté, ici, jour après jour, l’enlèvera à toute solitude. » Quant à Yves Bonnefoy, essentielle fut pour lui « cette ville si mystérieuse de Toulouse qui, le poussant plus loin encore, le conduira à pérégriner jusqu’à Cordes… ». Mais si c’est bien, selon lui, « l’excès des mots sur le sens » qui l’attira, quand il vint à la poésie, « dans les rets de l’écriture surréaliste », on sait qu’il s’en dégagea peu à peu pour revenir à un vision « plus rimbaldienne » de l’écriture poétique.

Or ce livre – doté d’une iconographie riche en portraits, gravures, paysages, photos, noir et blanc et couleur (par exemple la tour Barbacane, haut lieu de rendez-vous du surréalisme à Cordes, autour de Francis Meunier, où de nombreux poètes et peintres ont séjourné de 1947 à 2009) – ce livre, dis-je, ne se contente pas de constituer une anthologie, érudite et fort belle au demeurant. Il est éperdument vivant, voire bouillonnant tel un chaudron, d’inspirations et de créations originales, surgies à Cordes même, à la fois creuset local, si l’on peut dire, et relais pour d’autres artistes et poètes animés de semblables quêtes. J’ai nommé l’inspiration surréaliste d’une part, l’inspiration ésotérique d’autre part. L’interaction, voire l’intrication, entre les deux, très forte à Cordes, est certainement l’un des points qui fait le vif intérêt de l’entreprise conjointe de Bruno Geneste et de Paul Sanda. Un éclairage pertinent vient de l’auteur d’une Histoire de la philosophie occulte (1983) et d’une Histoire de la littérature érotique (1989), Sarane Alexandrian, fondateur en 1995 de la revue poétique d’inspiration surréaliste Supérieur Inconnu. Brouillé avec André Breton et le groupe à la suite de l’exclusion en 1948 du peintre Matta, Sarane Alexandrian vint à Cordes en 2003 à l’occasion de l’exposition consacrée à Maurice Baskine, « L’érotisme en alchimie », son ouvrage éponyme fut publié en 2019 par les Éditions Rafael de Surtis.

Une part du livre est réservée à ceux que l’on peut appeler « les surréalistes des alentours » : Malrieu, Arnaud, Herment, Puel. Jean Malrieu a vécu à Penne-du-Tarn, l’autre cité de la poésie, proche de Montauban et « passage obligé avant de découvrir Cordes », un des hauts lieux du surréalisme local où il fréquenta pendant deux décennies son ami Noël Arnaud, membre de La Main à plumes, le groupe surréaliste actif sous l’Occupation nazie, ainsi que Georges Herment, poète, peintre, sculpteur qui s’efforça de rétablir « une sorte de dialogue primitif avec les forces telluriques ». Il fit de ce lieu « une célébration cosmique et un chemin de troubadour ». Porteur d’un feu ardent, Malrieu initie « une sorte de mystique de l’amour ». Noël Arnaud fut, de 1937 à 1940, membre du groupe de prolongement Dada Les Réverbères, un temps « surréaliste révolutionnaire », co-fondateur de la seconde Internationale situationniste. Liens avec les éditions Rafael de Surtis, création de la revue de prolongement surréaliste Pris de peur, proche de la revue La Dragée haute. Gaston Puel, en 1946, il fonde à Albi la librairie « La Tête d’or ». Lié à Francis Meunier, correspondant avec André Breton, Hans Bellmer, Joe Bousquet, Tristan Tzara, René Char, il est l’auteur d’un recueil de poèmes intitulé L’Âme errante (1992), un recueil que Geneste et Sanda considèrent comme « bien décisif autour de [notre] engagement poétique surréaliste ». Quelques année plus tard, et avec d’autres protagonistes, un regroupement s’opère autour de la Maison des surréalistes, inaugurée le 26 juillet 2002 à la Porte du Vainqueur, puis installée en 2005 au 7 rue Saint-Michel. Centre d’art et d’alchimie dont le but extrême est de « faire se rencontrer les avant-gardes et les traditions. » Lieu de rendez-vous, aussi de réalisation d’objets collectifs, expériences de travaux de groupe. Une mine pour ceux qui s’intéressent aux rapports entre le surréalisme et l’ésotérisme tels que Patrick Lepetit les a explorés dans son livre Le Surréalisme, parcours souterrain (2012). Habitué pendant plus de dix ans de cette Maison des surréalistes à Cordes, Jacques Kober a su faire apparaître le voyage poétique comme une initiation, « comme une invitation à changer (jusqu’au plus intime) d’éternité. » Il rencontre Jean Breton en 1977, ainsi que Rafael de Surtis. Il apparaît comme « l’inventeur de la vénération la plus folle, comme le sourcier surréaliste du premier âge. »

Surréaliste à ses débuts, André Verdet, nommé le « poète des étoiles », l’ami des astrophysiciens, peintre, sculpteur, céramiste, écrivain d’art, fut un créateur original et multiforme. Sur les remparts de Cordes la Tour du Planol contient des bas-reliefs et des vitraux réalisés par lui. Dans son autobiographie à la troisième personne il raconte : « 1964 – Voyage à Cordes-sur-Ciel dans le Tarn : la célèbre cité cathare lui rappelle son Saint-Paul de Vence par sa configuration à la crête d’une colline. » Exécutant de fresques au ciment prompt, formes campées dans un hiératisme souverain chargé d’histoire, il a « le souci de garder le double sens médiéval et religieux et de le rendre signifiant dans une ambiance, un climat d’occulte présence. » Il a fait don au Musée de Cordes de ses œuvres et d’œuvres de Picasso, Léger, Klee, Magnelli, Prévert, Arman, Appel… Il fut accueilli par Jean-Gabriel Jonin qui fut pendant un quart de siècle une des figures les plus marquantes de Cordes-sur-Ciel, autant comme peintre que comme chargé des affaires culturelles au cœur de la municipalité. Auteur de La Cité cathare – Cordes-sur-Ciel ou l’échine du Dragon (1992), Jonin s’est consacré à la recherche directe du mystère, « voulant percer les secrets hermétiques de Cordes et l’ampleur de son souffle alchimique. Si sa pensée, érudite, s’est beaucoup appuyée sur les lectures de la tradition, son regard de créateur a aussi pu largement creuser les apparences, les silences aigus pour mieux les traverser. » Selon lui, « la force de la Cité depuis le réel tire l’écriture dans la densité de l’occulte qu’on ne peut pas dévoiler. » Plus proche encore de nous, née à Albi et « fréquentant inépuisablement la Cité cordaise », « si beau poète, de Cordes et d’ailleurs », Marie-Christine Brière enchanta en son temps les ondes de Radio-Cordes de ses vers subtil. Elle fut « de l’espèce des poètes discrets, bien que tout à fait engagée dans un combat d’élévation et de forte conviction. » À l’occasion de la parution de ses Montagnes à occuper en 1978, Jean Breton écrivit : « La poésie de Marie-Christine Brière est un mélange de réalisme autobiographique, baroque, et de surréalisme, par l’image déferlante, dépaysante, à bout portant ». Dans son recueil Cœur passager (2013), on peut lire un « très admirable texte, nostalgique et emblématique », intitulé “Cordes-sur-Ciel”, un poème dédié au Cérou, la rivière qui traverse la vallée de Cordes, un autre sur la Grésigne, forêt du pays cordais. Elle-même engagée dans le combat féministe en 68, organisant à Cordes des stages de théâtre pour les femmes, Marie-Christine Brière est aussi l’auteure d’un essai en hommage à Thérèse Plantier, poète féministe surréaliste, liée, comme Violette Leduc, au proche midi provençal.

Venant juste de nous quitter l’an passé, voici Hervé Rougier, écrivain voyageur, « citoyen des chemins », traversa les Cévennes à pied sur les pas de R.-L. Stevenson. Imprégné des œuvres de Joseph Delteil il médite également les pensées de Francis Jammes « ce poète spiritualiste de la nature ». Activiste dans son approche écologique concrète, il s’inscrit dans une méditation poétique qui s’attache à l’Alchimie traditionnelle. Dans son texte inédit offert pour ce livre peu avant sa mort il écrit : « La cité est enracinée dans l’Or du temps, cet Or qu’André Breton a reconnu auprès du maître de Savignies, Eugène Canseliet. À deux ou trois pas de l’église Saint-Michel dressée au faîte de Cordes à la façon d’un menhir, voici une librairie où se thésaurisent les ouvrages d’inspiration ésotérique, la Maison des surréalistes. Tout Cordes est dans la pierre et le ciel. »

Pour terminer, ainsi qu’à Christophe Dauphin et à Odile Cohen-Abbas, Bruno Geneste consacre quelques pages à Paul Sanda, déclarant qu’avec lui on entre « dans un pays de haute turbulence où le réel de pierre et ses vigies de brume enfantent un poème de l’abrupt, un poème taillé dans l’escarpement et qui recèle une véritable pensée, un poème fracassant contre la muraille des idées reçues ».