MÉLUSINE

Tracts surréalistes, Tome II, 1965-1966


1965-1966

[Lettre à Maurice Nadeau]

Paris, le 16 juin 1965.

Les différends qui nous ont opposés à vous ne sauraient dissimuler à nos yeux le rôle qu'ont joué, ces dix dernières années, Les Lettres nouvelles dans le domaine de la liberté de l'esprit. Chaque fois que dans le monde cette liberté était menacée, atteinte ou niée, Les Lettres nouvelles sont intervenues. Nous n'oublions pas que notre accord a été total sur la guerre d'Algérie, sur la Révolution hongroise, sur la prétendue déstalinisation. Nous n'oublions pas que vous avez combattu la veulerie d'un bon nombre d'intellectuels de gauche, aussi bien lorsqu'ils tentent de faire passer l'assassin Siqueiros pour un martyr que lorsqu'ils feignent d'ignorer le monstrueux procès Brodsky, poète condamné pour crime de poésie en Russie en 1964.

Pour nous, Surréalistes, la publication, par Les Lettres nouvelles, des oeuvres de Norman Brown, Gombrowicz, Arno Schmidt, Norman Cohn, Savarius, Anthony Shafton et du Littérature et Révolution de Trotsky a contribué à un approfondissement théorique et à un enrichissement sensible essentiels.

C'est en ce sens que nous affecte cette défaite provisoire de la pensée révolutionnaire qu'est la disparition des Lettres nouvelles.

Nous avons tenu à vous le faire savoir.


Le “ Troisième Degré ” de la Peinture

Il est aisé de travestir un crime crapuleux en meurtre rituel et d'invoquer, à l'appui d'un mauvais coup, la dynamique flatteuse de la négation-niée : risque nul, retentissement assuré et sans doute fructueux, sans compter le prestige attaché à tant de belle audace. S'en prendre au Grand Négateur, comme les fils ont pu jadis s'en prendre au Père primitif, quel déchirement, que de révérence, et ne faut-il pas, pour l'oser, être possédé par le génie de l'Histoire et déjà maître des matins futurs ? Ainsi diront les raffinés. Quant au grand public, que la personne et l'oeuvre-incartade de Marcel Duchamp ne laissent pas de consterner, il ne sera certes pas fâché que de jeunes peintres “ fondés en avant-garde ” en dénoncent enfin le néant : Vous voyez bien, le roi est nu ! On respire, enfin ! Et pour ce qui de la cocarde, quelle revanche de l'Ecole de Paris sur New York et ses esthètes décadents !

Ainsi la bonne peinture gagne-t-elle sur tous les tableaux.

N'en déplaise aux rieurs, nous ne sommes nullement d'humeur à passer l'entreprise de MM. Aillaud, Arroyo et Recalcati au compte, déjà bien alimenté, des petites canailleries publicitaires. Leurs jeux de collégiens vicieux n'ont pas, il s'en faut, l'innocence de la réclame et malgré des déclarations d'une rare confusion, c'est en fin de compte la liberté de l'esprit qui doit faire les frais de l'opération - et à travers elle, une conception émancipatrice de la poésie à laquelle nous avons l'entêtement de tenir.

L'agression peut se comprendre et se qualifier. Mais le crachat, la souillure n'ont jamais qu'un sens : celui du bas. Toute entreprise qui ne répugne pas d'y recourir avoue par là-même son asservissement prochain à un Ordre moral ou autre, en tout cas policier, à qui il importe que la distinction du bien et du mal ne soit pas laissée à la conscience de chacun.

La mise en scène de l'assassinat de Duchamp lèverait, si besoin était, les derniers doutes : par son style résolument “ réaliste-socialiste ” d'abor d. Mais il y a plus : dans ces locaux aux murs nus, éclairés à l'excès, ces hommes en manches de chemise, passés maîtres dans la technique du garrot et des plus hauts degrés de l'interrogatoire au mégot, se sont eux-mêmes désignés pour ce qu'ils sont - qui nous est garant de ce qu'ils veulent.

On pend en effigie, on envoûte : c'est l'affaire d'artistes voués aux prébendes et de petits mages noirs. Que Messieurs les bourreaux veuillent bien patienter encore un instant, derrière la porte : le gang Arroyo se fera un plaisir de leur ouvrir.

Paris, le 6 octobre 1965.
Pierre Alechinsky, Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Jean Benoît, Raymond Borde, Micheline et Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel, Jorge Camacho, Agustin Cárdenas, Adrien Dax, Hervé Delabarre, Gabriel Der Kevorkian, Xavier Domingo, Nicole Espagnol, Charles Estienne, Claude Féraud, Henri Ginet, Alberto Gironella, Georges Goldfayn, J.-P. Guillon, Marianne et Radovan Ivsic, Charles Jameux, Alain Joubert, Peter Klasen, Robert Lagarde, Robert Lebel, Annie Lebrun, Gérard Legrand, Elisabeth Lenk, André Pieyre de Mandiargues, Joyce Mansour, Jehan Mayoux, Jacques Monory, Mimi Parent, Nicole et José Pierre, Jean-François Revel, Paul Revel, Georges Sebbag, Arturo Schwarz, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann, Hervé Télémaque, Jean Terrossian, Toyen, Michel Zimbacca.

[Lettre au P.C.I., section française de la Quatrième Internationale, à propos des élections présidentielles]

Paris, le 20 octobre 1965.

Camarades,

Nous ne saurions nous associer à la campagne que vous entreprenez à l'occasion de l'élection présidentielle du 5 décembre.

A l'égard du régime parlementaire et du suffrage universel, notre position a toujours été et continue d'être à cette heure la position libertaire. Nous ne voyons nullement l'intérêt, pour la classe ouvrière, de cautionner le régime bourgeois en se prêtant au rite de l'isoloir comme elle le fait régulièrement.

Dans le cas particulier qui nous occupe, les motifs de votre opposition à Mitterrand, tels qu'ils semblent ressortir de votre lettre, ne sont pas les nôtres. Vous regrettez l'absence “ de candidat membre d'un parti ouvrier ”. Conscients du fait que les luttes à venir peuvent nous conduire à vos côtés, nous tenons à être sur ce point absolument clairs avec vous :

Il n'y a pas de parti ouvrier représentatif en France, actuellement, et le rôle de l'avant-garde révolutionnaire, à nos yeux, est de dissiper cette équivoque que votre tactique tend au contraire à entretenir.

Nous ne voyons pas en quoi Defferre ou tel candidat désigné par le P.C.F. représenterait mieux les aspirations de la classe ouvrière que Mitterran d. Sur le point précis de l'opposition au système du pouvoir personnel, reconnaissez-lui au moins le mérite d'avoir été l'opposant le plus résolu au Général et à son équipe depuis 1958. Ce qui n'est pas le cas de vos “ partis ouvriers ” - la S.F.I.O. ayant investi de Gaulle en 1958 et participé à son premier ministère, le P.C.F. ayant reconnu “ les aspects positifs de la politique gaulliste ”.

Nous n'avons, croyez-le bien, aucune sympathie pour Mitterran d. Aucun d'entre nous ne votera pour lui (ou pour un autre, bien sûr) ni ne s'associera à la campagne en sa faveur. Mais nous regrettons une fois de plus que la tactique définie par votre organisation perpétue la fiction dramatique des “ partis ouvriers ” sans pour autant porter le moindre coup au régime autoritaire qui est la réalité politique présente.

Fraternellement à vous.

Pour le Mouvement surréaliste :<
>Philippe Audoin, Robert Benayoun, Vincent Bounoure, André Breton, Nicole Espagnol, Alain Joubert, José Pierre, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann.

Tranchons-en

L'actuelle Exposition Internationale du Surréalisme se distingue expressément des précédentes : alors que, jusqu'à présent, le contenu théorique de chacune d'elles se profilait à l'arrière-plan de ce qui se voulait avant tout un acte de lyrisme collectif, c'est la première fois que nous transformons une galerie d'art en lieu où se manifeste un ensemble idéologique largement présupposé.

Certes, de par sa définition même, “ l'écart absolu ” exclut l'idée anti-surréaliste d'un programme détaillé, qui serait d'emblée générateur de vide poétique et de misère artistique. Toutefois, qu'elles aient été directement témoignage de notre activité à un moment donné (1938, 1947) ou qu'elles aient emprunté le détour d'un “ thème ” particulièrement subversif (1959), les Expositions antérieures ne révélaient que de biais, à travers leur ordonnance et les textes qui les accompagnaient, le regard renouvelé que nous portions sur “ l'époque ”.

En outre, c'est de propos délibéré que nous présentons une Exposition “ de combat ”, qui s'en prend directement aux aspects les plus intolérables de la société où nous vivons. Moins que jamais, on le voit, il n'est question pour nous de paraître accepter les alibis “ esthétiques ” qui furent, l'an passé, le seul dénominateur commun d'un fourre-tout à prétentions historiques, déversé dans l'une des salles les plus officielles de Paris par quelques-uns de nos candidats fossoyeurs.

Telle qu'elle s'est imposée à nous, la nécessité de manifester dans leurs derniers développements les données irréductibles du Surréalisme, correspond très précisément au danger majeur qui guette dans l'immédiat l'exercice libre de la pensée.

N'ayant pu nous réduire par assimilation à une secte religieuse, à un parti politique ou à une chapelle littéraire - ni, au long des années, briser réellement notre unité et notre renouvellement - ceux que nous inquiétons ne peuvent plus espérer que noyer le Surréalisme dans la confusion dont ils tirent profit et gloire. Cette confusion générale, ou plutôt cette dissolution des forces de la sensibilité et de l'intellect dans un magma d'almanachs dont rien ne se dégage d'éternel, c'est par un contre-sens bien routinier qu'on en attribuerait la responsabilité au Surréalisme.

Mettons une fois de plus, au passage, les points sur les i : contrairement à Dada, jamais le Surréalisme n'a entendu cultiver “ la négation pour la négation ”. L'intérêt qu'il continue de porter à certaines grandes oeuvres de couleur nihiliste (celle de Rabbe, par exemple, ou, sur un plan un peu différent, celle de Darien) n'entraîne de sa part aucune adhésion entière au paroxysme qui les inspira, et qui nous fait tourner les yeux vers elles sans que pour autant nous cédions à sa fascination.

Sans doute est-ce la rançon du rayonnement de toute valeur révolutionnaire qu'une partie de son énergie se perde et même soit détournée : que ce soit au profit d'applications à des domaines foncièrement étrangers au Surréalisme, ou à des fins qu'il tient pour radicalement malfaisantes, la persistance de ce détournement témoigne à sa façon de notre vitalité. Toutefois, sa technique n'a pas laissé de “ progresser ” : les sous-produits ne se contentent plus de démarquer et de déformer l'original, ils revendiquent tout l'espace vital et présentent comme un aboutissement leur insipide délayage. Ainsi voit-on à la télévision un ramassis de pâles arrivistes s'intituler “ Club des Poètes ” et se faire une sinécure du dénigrement tapageur de tout ce qu'ils pillent en le ramenant à leur “ niveau ” - niveau qui ne laisse pas d'être celui, d'abord, de leur public.

Toujours l'approximation débilitante prend ses prétextes dans la “ mode ”, - réduite au tout-venant de la dernière demi-heure selon le parisianisme le plus falot - mais aussi dans l'adoration de tout ce qui se présente, si l'on veut, au sortir du four.

Nous ne pouvons empêcher de se réclamer pêle-mêle du “ Surréalisme ”, et certains artistes qui cultivent un onirisme pour salons d'attente, et certains “ penseurs ” (parmi lesquels, on le déplore, Edgar Morin) qui, devant la léthargie quasi totale de l'activité révolutionnaire, ont trouvé refuge dans une “ prospective ” où les idées les plus disparates s'accouplent, quitte à en hurler, sous le couvert d'un relativisme “ planétaire ”. Du moins, ce flou monstrueux qui caractérise le paysage mental d'aujourd'hui nous laisse-t-il le loisir de mettre en relief l'aspect le plus catégorique de notre ambition.

Ceux-là même qui n'ont que haussements d'épaules en présence des grands poètes, des grands philosophes du XIXe siècle, et qui s'époumonnent à les déclarer dépassés grâce à des arguments grotesques “ comme tant d'autres penseurs allemands, Marx et Engels étaient puissants, mais passablement confus... ” (Planète, n° 23) ; ceux-là pour qui “ l'inconscient de Freud est abstrait ” et ses “ instruments de pensée périmés ”, vulgarisent à l'échelle la plus large l'idée nauséabonde selon laquelle nous vivons une époque particulièrement “ passionnante ” et lumineuse : ils ne sont en cela que les héritiers indignes de cette croyance au Progrès, qui constitua la force et la faiblesse de ceux qu'ils insultent. Le perpétuel contentement de soi-même, auquel ils invitent les foules domestiquées, repose sur un rabais généralisé de la culture, qui se transforme (dialectiquement, ne leur en déplaise) en une surenchère sans fin dans le “ sensationnel ” de pacotille.

La perte, à peu près totale, du haut goût en matière de poésie, - la démission des artistes entre les mains des mercantis, - l'effritement vertigineux des notions morales les plus élémentaires, telles qu'elles réussissaient à se maintenir contre le cadre chrétien où on les avait clouées, - la fraternisation universelle des “ résignés ” qui ne se distinguent plus que par leur degré de fébrilité, - l'agenouillement de tous au passage de toutes les processions, qu'elles soient d'Ouest ou d'Est, au nom d'un oecuménisme de la “ bousculade informe des événements ” (Hegel), qui bien entendu ne profite qu'aux polices et aux clergés, - tous ces symptômes, pour convergents qu'ils soient, ne sauraient masquer le disparate où l'Histoire est en train de s'enliser.

Devant ce marécage journalistique, ceux qui placent quelque conscience dans leur signature ont du moins les coudées franches pour affirmer leur volonté de ne faire qu'un de la vie et d'une pensée un peu plus rigoureuse. Notre activité de dépassement des “ solutions ” faciles, qui est le moteur de la présente exposition, heurte de plein fouet les “ mythes ” soi-disant (sic) exaltants qui ne flattent en fait que la plus basse vanité contemporaine. Ce que ces caricatures de mythes ont pu dérober au Surréalisme ne doit pas servir plus longtemps à entretenir des équivoques tournées toujours, fût-ce par une diversion complémentaire, au profit de l'oppression.

Dans leur vue de l'aventure humaine, qui se fonde davantage sur la lueur, même à éclipses, de la perfectibilité que sur le faux grand jour du “ Progrès ”, les Surréalistes n'ont jamais cessé d'opposer l'absolu au fonctionnel, l'exaltant au commode, l'idée controversée du bonheur à ses palliatifs de plus en plus envahissants.

Tout particulièrement, nous choisissons de dénier tout sens vivant à l'expression “ merveilleux scientifique ” si couramment employée aujourd'hui, jusque pour masquer la meurtrière religion de “ l'atome ”. On sait quel terrain offrent à tous les fascismes les expressions où le signe survit gravement à la chose signifiée. Oui, n'importe quel merveilleux est beau, mais pas à n'importe quel prix : le Merveilleux qui, selon l'inoubliable formule d'Antonin Artaud, “ se trouve à la racine de l'Esprit ”, n'a rien de commun avec le culte de l'aveugle avenir, celui-ci se parât-il des vapeurs rougeoyantes d'un “ fantastique ” prompt à ranimer les vieilles terreurs et les vieux tabous. Nous ne nous laisserons pas dicter notre devoir par les sacristains de cette nouvelle Eglise : “ Nous croyons que le devoir des écrivains et des poètes est de participer de tout leur être à la grande gestation des laboratoires et des cerveaux..., etc. ” (Planète, n° 23).

Tel qu'il se cherche et s'incarne dans les mythes, tel qu'il survit à leur dégénérescence ou renaît soudain par-delà leur catastrophe, l'appétit de merveilleux, inséparable à notre regard de l'appel à la liberté, prend sa source au plus profond et au plus vaste du Désir, dont “ l'étude des besoins ” et le cloisonnement économico-social qu'elle replâtre n'offrent qu'une sinistre parodie. Ordonnateur occulte des mythes, le même Merveilleux commande notre souci constant d'une morale qui, pour être “ sans obligation ni sanction ”, n'en est pas moins la terre d'élection de cette exigence qui, à chaque nouveau sursaut de la jeunesse, provoque la même inquiétude chagrine chez les cloportes.

Tout ce qui compte dans l'histoire de la culture ne tend, en définitive, qu'à ce moment où l'extrême nuit du Désir illimité bascule en quelque sorte dans la clarté fulgurante du “ Plus de conscience ” proféré, chacun avec son accent propre, par tous les voyants. En balance de ces moments, de la tension qu'ils réclament ou raniment, le détournement spiritualiste et l'abaissement “ standard ” du jeu imaginatif où tout homme peut se surpasser apparaissent moins comme un obstacle que comme un brouillard d'acquiescement apeuré, qui ne manquera pas de provoquer la salubre tempête dont le Surréalisme se sera d'ores et déjà assigné d'être la vigie.

Pierre Alechinsky, Philippe Audoin, Jean-Louis Bédouin, Robert Benayoun, Jean Benoît, Raymond Borde, Vincent Bounoure, André Breton, Guy Cabanel, Jorge Camacho, Agustin Cárdenas, Adrien Dax, Hervé Delabarre, Gabriel Der Kevorkian, Nicole Espagnol, Claude Féraud, J.-P. Guillon, Marianne et Radovan Ivsic, Charles Jameux, Alain Joubert, Robert Lagarde, Annie Lebrun, Gérard Legrand, Joyce Mansour, Jehan Mayoux, Mimi Parent, Nicole et José Pierre, Georges Sebbag, Jean Schuster, Jean-Claude Silbermann, Jean Terrossian, Toyen, Michel Zimbacca.

Paris, décembre 1965.


A la Presse

Soucieux de simplifier au maximum la tâche de MM. les Journalistes, nous n'avons pas hésité à transposer au domaine du compte rendu les techniques désormais éprouvées de la Mesure Industrielle. Selon que la présente Exposition leur aura inspiré des sentiments de bienveillance, d'hostilité ou d'incertitude, nous leur suggérons donc d'utiliser, tel quel ou retouché, l'un des trois textes ci-joints.

FILLES DE JOIE ET PUBLICAINS

Malheur à celui par qui le scandale arrive ! C'est à quoi je songeais en lisant l'abondant courrier que m'a valu la chronique que j'ai consacrée, la semaine passée, à l'exposition surréaliste de la rue Séguier. “ Comment ! - m'écrit un lecteur qui n'y va pas de main morte- comment vous, un chrétien, un prêtre, pouvez-vous applaudir à une manifestation qui offusque à la fois le bon sens, la pudeur et la Foi ? ” Tout beau ! mon cher correspondant ! Votre sourcilleuse piété s'alarme sans doute un peu vite et je ne suis pas convaincu d'avoir “ déshonoré l'habit que je porte ” autant que vous voulez bien le dire !

— Quod di omen avertant. Et tenez, je vais encore vous scandaliser : voici quelques années, les organisateurs de l'exposition “ La Fleur dans l'Art Français contemporain ” me firent l'honneur de m'appeler à siéger dans leur comité et je fus le seul à insister pour que la peinture surréaliste fût représentée dans cette exposition. C'est ainsi que le public put confronter à des bouquets tout classiques les roses saignantes de Labisse, les jeunes filles à corolles de Coutaud, les floraisons quelque peu maladives de Mme Léonor Fini, j'en passe... J'écrivais alors : “ Quoi qu'on puisse penser du Surréalisme, on ne contestera sans doute pas son heureuse influence sur le décor de notre vie quotidienne. En ceci, il l'a bel et bien changée - en y mettant ce trop rare condiment : du piquant ! ”

Je ne vois rien à retrancher à ces propos, au contraire. Qu'on le veuille ou non, le monde dans lequel nous évoluons s'imprègne chaque jour davantage de cette “ surréalité ” que Breton et ses amis appellent de leurs voeux et j'imagine que le style des affiches, des étalages, des décors de théâtre a aujourd'hui de quoi les combler. Une présentation ingénieuse a d'ailleurs caractérisé toutes les manifestations surréalistes du passé et dernièrement encore l'impressionnante rétrospective organisée à la Galerie Charpentier, dont l'exposition en cours constitue la suite attendue. Cette dernière, je le répète, est un véritable petit chef-d'oeuvre de pittoresque, d'invention, de fantaisie farfelue, qui n'a rien à envier à ces revues luxueuses qui assurent à l'étranger le prestige de Paris.

Et c'est ici le lieu de rappeler aux esprits chagrins que le fantastique, le saugrenu sont de tous les temps et que les bizarreries du songe ont aussi quelque titre à notre sollicitude. Ce n'est pas tout : le songe n'est-il pas du domaine de l'âme, telle qu'elle échappe des geôles d'une raison trop orgueilleuse héritée du prétendu “ Siècle des Lumières ”, et sous laquelle se dissimule le vrai visage de l'Ennemi ? De grâce, mes chers censeurs, songez-y : cette part immortelle de notre personne ne vaut-elle pas qu'on lui sacrifie quelques bienséances, quelques fausses pudeurs ? Il n'y a pas que le latin, langue sacrée, qui ait le privilège de braver l'honnêteté : l'art chrétien, dans ses plus hautes expressions, n'a pas reculé devant certaines représentations licencieuses. Serions-nous plus chrétiens que les imagiers d'autrefois pour oser faire grief aux Surréalistes de quelques audaces ? Souvenons-nous à propos de cette belle parole de Saint Augustin : “ S'il est dans mes propos quelque chose qui vous scandalise, n'en accusez que votre propre perversité. ”

Mais, me direz-vous, ce n'est pas au nom de la Foi que les Surréalistes prennent de telles libertés ; l'athéisme est toute leur philosophie, le blasphème toute leur liturgie ! Ne sont-ce pas les cohortes de Satan ? Ah ! gardez-vous, mes amis, de parler comme les Pharisiens : Adhuc sub judice lis est ! Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père, ne l'oublions pas. En l'occurrence d'ailleurs, le blasphème n'est pas évident. Je disais plus haut que les Surréalistes avaient choisi la part de l'âme et cette part, n'est-ce pas la part de Marie ? A travers la Femme, n'est-ce pas la Mère qu'ils cherchent, celle qui est dans les Cieux depuis le commencement et qui écrase la tête du serpent ? A ce prix, je leur passe bien volontiers cette verve “ anticléricale ” qui, de Rutebeuf à Rabelais et à Pascal, est inséparable du meilleur esprit français.

Et quand nous serions assurés de la sincérité de leur prétendu athéisme, devrions-nous voir autre chose, dans leurs talentueuses provocations, que l'effet du désespoir où l'éloignement de Dieu réduit toute créature ? Alors la Charité ne nous commanderait-elle pas d'aller plutôt à eux qu'à d'autres, bras ouverts et disant : Vous êtes nos frères ! Mais encore une fois, ma conviction est tout autre : il y a dans tout blasphémateur un passionné de Dieu et le blasphème (felix culpa) peut sans doute figurer en bonne place parmi les actes de foi. Malheur aux tièdes !

En donnant de ce monde sceptique, infatué de raison, féru d'intérêts matériels une image délirante, indéchiffrable, désespérée, les Surréalistes nous font mieux sentir l'impossibilité de l'Absence de Dieu. Heureux ceux qui cherchent en criant qu'il n'y a rien à trouver ! Heureuses les brebis perdues, car le Seigneur les a à l'oeil.

LE CHOU ROUGE ET LA CHEVRE NOIRE

Les expositions internationales du Surréalisme témoignent toutes d'un tel besoin de choquer et de révulser qu'on ne peut s'empêcher d'en vouloir rendre compte avec une sérénité, un fair-play et une indifférence inaltérables.

Le visiteur civilisé, lorsqu'il se perd dans ces dédales, et l'on sait que les Surréalistes ont un goût prononcé pour les labyrinthes, doit s'armer, se cuirasser et se blinder pour ne pas céder là où on l'attend ; sur l'impatience d'un instant, sur la surprise, sur l'enjouement, sur la complicité, ou le désir trop ardent de participer. Il doit, le visiteur, se transformer en bloc de marbre, qu'on me pardonne cette audace, en mur, en masse inerte, et néanmoins pétrifier en lui l'esprit même de la sage lucidité, de l'expérience assise, et de la pure équanimité. Il doit être mer d'huile, vitre dépolie, posemètre et table rase. Tout à la fois.

Ces précautions ne sont pas excessives : l'actuelle exposition dite de l'Ecart Absolu, à la galerie de l'Oeil, est un mélange exténuant d'originalité et de platitude, de violence et de mièvrerie, de beauté et de laideur. On en sort enthousiaste, déçu, rasséréné, consterné, surstimulé et raplapla. On en fait son délice et sa lassitude ; on s'en délecte cependant même qu'on s'en débecte.

On commence par se dire, bien entendu, que rien de pareil n'existe sur le marché de l'Art contemporain qui n'ait été amorcé peu ou prou par les Surréalistes, et que le prototype ici représenté écrase certes la série. Puis on se persuade de ce que l'unique est proprement inimitable et on finit par penser que le Surréalisme précédait moins qu'il n'engageait au plagiat et à l'approximation pauvre. On en conclut que toute école a les suiveurs et les pasticheurs qu'elle mérite puis on se souvient soudain qu'on ne peut dresser les arcs et voûtes de l'Histoire des Arts sur les seuls sous-produits, et qu'on est bien forcé, voudrait-on ne tenir aucun compte de l'actualité toujours trompeuse, de conserver des repères stables. Enfin, on a du mal à se détacher totalement de ce que cette exposition a de fâcheusement up to date. Les classiques qui jouent au moderne sont pathétiques, mais les modernes qui paraphrasent les classiques sont encore plus agaçants, et dans laquelle de ces catégories ranger nos obstinés olibrius ?

Tout ici nous soumet à ce mouvement de va-et-vient, à cette valsehésitation entre le pour et le résolument contre. Si j'osais une astuce, je dirais que l'expo de l'Oeil tient à la fois de la douche écossaise et de l'omelette norvégienne. (L'image fonctionne-t-elle ? Je n'en suis pas très sûr.)

Ainsi, l'idée d'un Arc de Déroute, opposé à l'Arc de Triomphe, flatterait assez mon discret antimilitarisme d'officier de réserve (tout bien pesé, le Français a-t-il enregistré moins de défaites que l'Italien, dont il se moque volontiers ?). Mais cette satisfaction reste décidément adolescente. Les Surréalistes sont de sympathiques incorrigibles, comme l'on dit d'un potache éternel ou d'un non-conformiste rabâcheur. On hoche la tête à les voir disperser leurs dons très évidents dans des bagarres dépassées. Prenons le mannequin central, qui est (mais peut-être est-ce calculé ?) d'une agressive laideur. Il prétend fustiger l'art ménager. Mais je soupçonne les Surréalistes de ne pas cuire les repas sur la seule cendre, de ne pas se baigner sous les cascades, et de ne point cracher sur le cube de glace qu'on met dans leur whisky-soda. Alors de qui se moque-t-on ? Ne me répondez pas immédiatement.

Le thème de l'exposition, qui est celui de l'Ecart Absolu, de la protestation morale, on pourrait dire de l'exorcisme face aux principes fonctionnels de la civilation technocratique, est dans l'ensemble et j'en suis triste, négatif : ces messieurs ne veulent entendre parler ni du machinisme, ni des mass-media, ni de la publicité (que serait-elle, pourtant, sans le Surréalisme ?), ni des sports (mais Cravan ?), ni de l'astronautique, ni de l'urbanisme (que deviennent les recherches surréalistes sur le plan de l'architecture ?). Cet obscurantisme rageur les confine une fois de plus aux rigolotes théories de Fourier, aux divagations cyniques du méchant Sade, et on aimerait plutôt savoir ce dont le Surréalisme se rapproche dans l'absolu. On nous le dit d'ailleurs, mais sous quelle forme éthérée, métaphorique ! Analogie, que de crimes on commet en ton nom ! A la technocratie, par exemple, on oppose l'alphabet des vagabonds. A cause, j'imagine, de la clé des champs. C'est amusant, mais peu sérieux. Les beatniks et les jeunes clochards de bonne famille se répandent déjà suffisamment sur nos routes ou dans nos salons, pour qu'on n'imagine avec inquiétude leur relais généralisé par des clodos nécrophiliques et des auto-stoppeurs, diplômés en collage. Chaque formule choisie est à l'avenant. Ingénieuse, mais abstraite ou irrationnelle. Pour tout dire, poétique.

La voilà bien, la méthode du groupe. Autour de quelques éclairs artistiques bien dispensés, on camoufle des idées faiblardes derrière le nuage ésotérique de la poésie, dont on refuse commodément l'accès aux visiteurs non initiés. C'est à croire que les Surréalistes n'ont agencé que pour leur bénéfice cette manifestation trop complaisante, qui est en somme une amicale des inspirés.

Une fois remis de cette déception, faisons l'effort d'une seconde visite, car nous avons le scrupule tenace, et concentrons-nous sur les oeuvres. Honnêtement, le niveau est satisfaisant. Les pièces choisies sont de qualité : Svanberg éblouissant, Toyen mystérieuse, Matta pyrotechnique, Miró virginal, Duchamp décidément mauvais plaisant, sans doute trop de jeunes au talent frais mais inaccompli (où vont-ils donc, qu'on nous l'explique). Signalons un mastiff, un carlin, ou est-ce un boxer ? en peau de gants qui mérite de figurer dans les Histoires du Surréalisme à côté des Jardins gobe-avions (la patte levée), ou de la Mariée (qu'il souillerait immondement). Des meubles italiens d'un mauvais goût très transalpin ne se laissent pas oublier, quoiqu'on veuille s'y employer.

En sortant de cet antre, aménagé par l'excentrique Pierre Faucheux (il avait conçu le piège viscéral de chez Cordier en 59), on se dit que le Pop, dans son délayage irresponsable de Dada et du Surréalisme, n'a jamais témoigné d'un véritable esprit de refonte, ou d'une pensée (imagine-t-on ce que donnerait une philosophie pop ?), que l'abstraction, que le tachisme ont manqué de mystère, encore qu'ici il y en ait certainement trop. On regrette surtout que le Surréalisme ne soit plus une révélation, et ne nous procure le même choc, la même surprise qu'il y a trente ans. Est-ce lui, ou est-ce nous qui avons vieilli ? Ne me le dites pas.

Peut-être sommes-nous en fin de compte distancés et découragés par la rigueur du mouvement, une rigueur ingrate et sans souplesse qui est celle des sentinelles, des gardiens de phare, et des augures, mais qui n'a pas cessé, au cours des ans, de malmener notre curiosité, notre patience, et surtout notre sens de l'humour.

Alors ? ? ?

LE CAPHARNAUM OBSCURANTISTE OU LES EGAREMENTS DE L'INTELLIGENCE

Tandis que, le coeur plein d'espoir, l'humanité fixe son regard vers les lointains espaces où les véritables héros de notre temps tentent généralement de reculer les bornes du savoir et du pouvoir de l'homme, à Paris, dans leur souk de la rue Séguier, les Surréalistes s'amusent à d'insanes pitreries dont rougiraient les rapins du Bal des Quat'z'Arts. Tout ce qui a l'ambition de rompre avec les superstitions et les habitudes rétrogrades suscite le ricanement sardonique de ces messieurs (il y a aussi quelques dames parmi eux). Nous avions déjà vu les Surréalistes enfourcher systématiquement les dadas les plus poussiéreux : le romantisme exsangue, les ratiocinations fouriéristes, l'union libre chère aux anarchistes barbus de 1890, les élucubrations gâteuses des occultistes, le trompe-l'oeil pictural, les jeux de salon du Second Empire, le mythe du “ bon sauvage ” reporté sur les productions artisanales des peuples primitifs, etc., mais jamais ils n'avaient sombré dans un tel délire rétrograde et sacrilège puisqu'il attente à toutes les formes du progrès scientifique et technique et aussi aux sentiments et aux principes les plus nobles aux yeux de tout individu normal.

Les éducateurs modernes nous ont appris qu'il fallait réserver aux adolescents des trésors d'indulgence. Mais l'adolescence impénitente des Surréalistes, à force de se prolonger, se confond avec l'innocence préservée des simples d'esprit et des idiots de village ! Espèrent-ils ainsi esquiver la responsabilité de leurs actes ? Passe encore que, dans un grotesque mannequin dont ils ont fait le centre de leur exhibition, ils prétendent dresser un efficace épouvantail contre les instruments ménagers qui ne sont plus désormais le seul privilège des intérieurs bourgeois. Mais ne voilà-t-il pas qu'ils insultent de probes artistes à qui cependant le Surréalisme est redevable largement (Chagall ou Masson) en suspendant à un plafond un os aussi énorme que ridicule ! Qu'ils ironisent sur la tragique contribution du sang payée par tout un peuple en contraignant le visiteur à passer sous un “ arc de déroute ” d'une révoltante conception ! Ici, une parenthèse afin de montrer que notre réaction n'est pas inspirée par un chauvinisme démodé : un Allemand admettrait-il mieux qu'un Français que l'on se gausse à propos de Verdun ? Et l'indécence ne confine-t-elle pas à la sottise lorsqu'on nous propose comme antidote à un natalisme menaçant d'une part une sorte de fleur de rats, monstrueuse attraction du musée Dupuytren ; d'autre part, le costume du parfait nécrophile, dont les répugnantes passions ne risquent évidemment pas d'entraîner le surpeuplement ?

Il y a justement trop de farce (de la mauvaise, en outre) dans tout cela pour que les coups portent, et c'est pourquoi la prétendue révolte des Surréalistes, qui n'étonne plus personne depuis quarante ans, verse dans l'infantilisme rageur et inefficace. Les innocentes victimes de ces enfantillages seront les malheureux visiteurs qui, cependant, ont dû acquitter un droit d'entrée et même, afin de comprendre quelque chose de ce qui leur est montré, payer le prix assez élevé du catalogue ! Or, venons-en à ces précieuses oeuvres entreposées dans le sanctuaire surréaliste... N'est-il pas symptomatique que les Surréalistes, dans leur souci de prouver leur actuelle vitalité, se privent de leurs meilleures chances de convaincre le public ? Ainsi Miró est-il représenté par une toile à peu près vierge ; Max Ernst, par une oeuvre bien étriquée ; Tanguy est à peine visible, et de Paalen on ne montre qu'un bizarre parapluie dont nous aimerions bien que l'on nous expliquât l'usage et la signification. Quant à Masson et à Bellmer, on n'en trouve pas trace, pas plus que de Labisse ou de Léonor Fini, que les épigones de Breton affectent de tenir pour des suiveurs sans génie... Marcel Duchamp, vénéré par les Surréalistes à l'égal d'un prophète, expose une chose dégoûtante : un pied mangé aux mouches.

Mais voyons les nouvelles recrues. A ce propos, il est assez remarquable qu'il faille attendre les expositions “ internationales ” du Surréalisme pour voir, dans une ville où l'on montre de tout pourtant, des tableaux de jeunes Surréalistes. Réserveraient-ils leurs faibles forces pour ces seules occasions ? Si un Silbermann nous offre un aimable écho du Brauner maniériste de 1938, Svanberg nous semble une sorte de tapissier byzantin chez qui se retrouvent les chaînes de montre dont Gustave Moreau, selon Degas, parait ses dieux. Dax se situe plutôt du côté de l'“ action-painting ”, et Der Kevorkian relève assez de l'Art Brut cher à Dubuffet : nous voici donc en pleine incohérence. A force d'être partout, le Surréalisme ne finit-il pas par ne se trouver nulle part ? Par exemple, Lagarde pourrait être un calligraphe irlandais et Camacho un miniaturiste catalan ; fort bien, mais quel rapport avec le Surréalisme ?

Heureusement pour eux, et pour l'exposition, les Surréalistes ont des amis, et ces amis leur sauvent la mise. Bien sûr, ce n'est pas ici que l'on découvrira Alechinsky, Baj, Klapheck ou Télémaque. Ce sont des artistes intéressants, mais on est en droit de se demander ce qui les attire du côté du Surréalisme. Quel besoin pour eux de se réclamer de ce mouvement moribond, qui n'arrive encore à faire parler de lui qu'en multipliant mascarades et canulars ? S'il s'agit de reconnaître leur dette spirituelle, c'est tout à leur honneur, car il faut convenir que cinquante autres parmi les artistes en renom de nos jours doivent autant qu'eux au Surréalisme. Mais en art, existe-t-il vraiment des reconnaissances de dettes ? Et, puisque nous en sommes sur ce terrain, ne pourrait-on reprocher justement aux Surréalistes d'avoir ouvert la voie envahie depuis par les tachistes-informels, les nouveaux réalistes restanyens et tout le Pop'Art, c'est-à-dire aux vagues successives d'anéantissement sous lesquelles agonise l'art moderne ? Là encore, le Surréalisme a montré le mauvais exemple en s'en prenant le premier aux vertus réelles de l'Art, à ces qualités de l'oeuvre longuement mûrie qui étaient le propre de la tradition occidentale. Et le mauvais exemple est toujours suivi, il débouche même normalement sur la surenchère et cela fait vingt ans que l'Art contemporain se débat dans l'hystérie d'une perpétuelle surenchère où il ne peut que perdre le peu de santé qui lui reste...

Allons-nous cependant laisser le lecteur sur l'impression que rien dans cette exposition n'a trouvé grâce à nos yeux ? Ce serait sous-estimer gravement le souci d'objectivité qui fonde le droit de la critique. Eh ! bien, reconnaissons notre curiosité (plutôt que notre goût) pour le chien du nécrophile Jean Benoît : c'est une oeuvre bizarre, un peu tibétaine, un peu aztèque, violente et froide comme un crime longuement prémédité. Et aussi les amusants meubles de deux Italiens, De Sanctis et Sterpini : enfin des meubles qui ne ressemblent ni à des cercueils ni à des toiles de Mondrian ! Ceci pourra paraître contredire notre début, mais ce n'est pas parce que nous irons demain dans la Lune que nous devons nous entourer d'objets sinistres sous prétexte que le voisin a les mêmes chez lui. Non, que mes lecteurs se rassurent : je ne suis pas en train de lever l'étendard de la révolte et de la terreur, je ne suis pas en train de devenir Surréaliste. Bien que, comme tout homme, j'aie en moi un petit coin de nostalgie : ainsi, cela me touche que Mimi Parent redécouvre la pyrogravure, jusqu'alors réservée aux convalescents et aux jeunes filles séquestrées. Mais, nostalgie pour nostalgie, j'aime mieux Bonnard. Ah ! j'allais oublier : parfaitement imité, un panneau de signalisation routière avec l'inscription : HASARD. Vraiment oui, nos vacances manquent un peu trop de hasard...


Ni aujourd'hui, ni de cette manière

Des organisations, des groupes, qui se recommandent en général de la pensée trotskiste, ont au cours des derniers mois proposé la reconstitution d'une F.I.A.R.I. et ont cherché à s'informer de notre opinion. La multiplication de telles démarches nous conduit à prendre ouvertement parti.

1933-1938 : est-il besoin de le rappeler ? Chacun voit alors se précipiter sous ses yeux les catastrophes successives. En cinq ans d'histoire, le nazisme s'est installé à Berlin, Franco à Madrid, la vieille garde bolchevique a été liquidée à Moscou. Quel jour plus plombé est jamais tombé en si peu de temps sur l'idée même de l'homme ? S'en est-elle depuis lors tout à fait relevée ? Non seulement des événements formidables rendaient douteux ou chimérique tout espoir révolutionnaire immédiat, mais chacun savait la guerre inévitable. Les artistes, les écrivains contraints de fuir leur pays d'origine formaient un exemple clair du tort insurmontable fait à la cause de la liberté. Le manifeste constitutif de la F.I.A.R.I. déclare que cette cause est celle de tout artiste révolutionnaire. Une telle vue, sur laquelle le Surréalisme fonde toujours ses gestes et ses espoirs, permettait en 1938, alors que le sort même de la civilisation était en jeu, d'accomplir sans délai les tâches urgentes auxquelles furent consacrés jusqu'en septembre 1939 deux numéros de CLE : dénoncer l'esclavagisme en matière artistique, exiger l'indépendance de l'art.

Depuis lors, la guerre, d'abord ; et il a bien fallu que le feu se cache sous la cendre. Aujourd'hui, comment méconnaître le bouleversement de la situation ? Le nazisme est mort. L'équilibre de la terreur nous vaut la coexistence pacifique. Les grands empires s'assagissent. Il est entendu que les guerres n'auront plus lieu que sur des terrains de sport soigneusement clos. Si odieux que soit ce parti-pris, il n'en est pas moins, en 1966, la règle du jeu politique. Aux classes dirigeantes de l'Est et de l'Ouest, on peut accorder d'avoir fait preuve de réalisme et de modération. De la même manière, les unes en rétablissant par paliers le profit particulier, les autres en améliorant le sort des déshérités ont également démontré le succès pratique du réformisme. Les peuples colonisés eux-mêmes, du sang qui teint les drapeaux des rebelles, les seuls que nous ayons salués, ont acquis le droit de signer de leur nom et de mener mieux qu'une existence de “ nègres ” ; l'existence pire qu'il leur arrive de subir sous leurs nouveaux maîtres, du moins, n'est plus affaire de racisme ou de xénophobie, crimes majeurs contre l'esprit, que la morale révolutionnaire ne cessera de dénoncer.

Quant aux conditions de la création et de l'expression artistiques, où prend-on qu'elles viennent de se détériorer ? Tout au contraire, même des pays de l'Est où elles restent gravement menacées, nous parviennent de nombreux documents qui montrent, en dépit de deux procès récents, que le pouvoir est contraint depuis dix ans, non sans qu'il se ressaisisse parfois brutalement, à céder un terrain qui semble se dérober sous ses pieds. Voudrait-on encore jeter un regard sur les pays gouvernés par le capitalisme ? rien n'y est vrai, tout y est permis. Le scandale et la subversion sont cotés en bourse ; bien loin d'être personnellement en péril ou condamnés au silence, les artistes sont invités à faire oeuvre de contestation par les puissances d'argent elles-mêmes. Instamment prié de jouer le rôle autrefois dévolu au fou du roi, l'artiste sait que son consentement lui vaudra toutes les complaisances, toute la sollicitude du pouvoir. Mieux encore, ceux qui refusent de manger dans cette écuelle n'en courent, pour autant, aucun danger.

La F.I.A.R.I. réunie autrefois sur un programme de combat qui était aussi un programme négatif, pouvait trouver, dans la lutte qu'elle menait contre les tyrannies les plus sanglantes de tous les temps, les ressorts d'une action positive : l'indépendance de l'art, idée subversive, à l'époque ; idée révolutionnaire, qui conférait à ses tenants une sorte d'autorité morale. Ce n'est pas le lieu d'interpréter l'art des années 40. Mais une fédération d'artistes révolutionnaires, aujourd'hui privée des objectifs de grande ampleur que visait la F.I.A.R.I., ne saurait mieux faire que ce qui se fait sans elle, quand il s'agit de dénoncer par exemple les séquelles du stalinisme. A Paris, ce sont les délégués de Moscou eux-mêmes, au récent congrès du P.C.F., qui prônent l'audace et l'indépendance intellectuelles.

Il faut le dire : sauf exceptions qui nous trouveront toujours prêts à réagir, l'indépendance de l'art est en grande partie acquise. L'indépendance de l'artiste, qui ne relève plus guère que de la critique d'art, est affaire de comportement personnel ; elle mesure clairement la volonté révolutionnaire de chacun. Pour nous, ce qui nous meut, c'est moins l'idée d'une Révolution que nous risquons fort de ne pas voir que la justification de notre propre existence dans nos gestes. En ce sens, comme l'écrivait Dax dans La Brèche, “ une Union des Artistes Révolutionnaires de toutes tendances reste toujours souhaitable ”. Mais si “ pour l'essentiel de leur esprit, ses objectifs pourraient ne pas différer de ceux de la F.I.A.R.I. ”, nous nous garderions d'ajouter à la confusion présente en faisant de la lutte contre le dirigisme artistique un programme de regroupement. Affirmer la liberté d'expression de l'artiste en matière politique est même inopérant. Le fétichisme intellectuel ne marquera jamais un pas sur la voie de la Révolution. Les buts des révolutionnaires, comme leurs moyens, doivent être définis à partir d'une situation désastreuse entretenue par les faux-semblants du réformisme. Aujourd'hui, la liberté a moins besoin de défenseurs que d'inventeurs. Paris, le 19 avril 1966.

Pour le Mouvement surréaliste :
Philippe Audoin, Vincent Bounoure, André Breton, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster.

BAS LES PATTES DEVANT SADE

Les surréalistes

[7 novembre 1966.]


Les Surréalistes à la section française de la IVe Internationale

Il est très légitime que la pensée révolutionnaire analyse le passé auquel elle est redevable de ses titres de gloire, de ses motifs d'exaltation et de ses méthodes d'action. Mais il y aurait une sorte de passéisme révolutionnaire à majorer les tentatives anciennes au point de voir dans leurs formes des instruments universellement applicables en toutes circonstances. Notre réponse touchant la reconstitution, de toutes pièces, aujourd'hui, d'une F.I.A.R.I. vise à dénoncer ce qu'elle pourrait comporter de paresse intellectuelle, de fétichisme et de totale inefficacité, pour essayer plutôt de définir avec ceux qui l'ont proposée le programme d'une action révolutionnaire à partir de l'analyse des faits actuels.

Nous avons cru bon de rappeler les objectifs de la F.I.A.R.I. Depuis sa naissance en 1938 et sa disparition en 1940, le monde s'est trouvé quelque peu bouleversé. Ce que nous avons à accomplir ensemble aujourd'hui est d'autre nature et ne saurait, selon nous, porter le même nom. Le sens de l'événement dont firent preuve les auteurs du tract Pour un Art révolutionnaire indépendant en donnant à leur action un point d'application immédiat qui s'imposait comme une évidence à tous les tenants de l'humanisme et les ralliait par là à la cause révolutionnaire, sans doute, n'allait pas sans desseins à longue portée. Mais de la permanence de ceux-ci, nous ne saurions conclure à la permanence des formes sous lesquelles ils doivent se manifester au cours des années. A durer et à s'user, tandis que les circonstances se renouvellent, des formes identiques dénoteraient moins une volonté intacte qu'une inadaptation croissante.

Se peut-il que notre désaccord sur ce point naisse d'un désaccord plus profond qui tiendrait à des interprétations divergentes auxquelles nous nous livrerions les uns et les autres quant au monde d'aujourd'hui ? Nous sommes pour réexaminer la valeur d'usage d'un vocabulaire qui date de 1848. Nous sommes contre le révisionnisme, mais il nous semble qu'il n'a pas en fin de compte de plus sûr pourvoyeur que le schématisme intellectuel et qu'on ne peut aujourd'hui parler du prolétariat à Paris dans les mêmes termes qu'en 1871 ou qu'en 1934. A en juger sur la bonne volonté avec laquelle on le voit mordre aux appâts de l'économie de consommation, c'en serait fait de nos raisons de vivre si le Surréalisme n'avait déclaré aussi urgente que le mieux-être humain la transformation de l'esprit. C'est dans la mesure où le réformisme a converti une part du prolétariat aux options bourgeoises que nous croyons plus nécessaire que jamais de les dénoncer comme des leurres et des formes nouvelles de l'aliénation, quelque commodité que puissent y trouver en grand nombre les individus. Cette seule raison suffit : il faut en finir avec ce que comporte de scolastique un vocabulaire auquel ne sauraient se plier les réalités politiques actuelles et considérer enfin le marxisme, non comme une doctrine, mais comme une méthode pour l'action.

Pour notre part, nous ne disposons, dans le Surréalisme, d'aucune doctrine. Nous ne pourrions même parler d'une méthode surréaliste qui ne pourrait être en vérité que notre vie telle que nous la voulons, dans la pensée et dans l'action. Nous devons, plutôt que tirer orgueil de réussites localisées, prendre conscience, chaque jour, du déficit où nous laissent nos espoirs. Nous avons à combler un passif écrasant. Partout la réaction s'est installée. Dans un grand nombre de pays, dont le nôtre, elle spécule sur le profit qu'elle peut tirer d'un libéralisme de façade qui lui concilie quelques hommes de gauche, brouille les cartes électorales et à l'extérieur la crédite des prestiges d'un centrisme tolérant. Cette démagogie politique a pour complément nécessaire une politique culturelle d'autant plus ouverte qu'elle ne concerne que des superstructures voyantes. Ainsi Malraux subventionne la représentation des Paravents et laisse entendre qu'il déplore l'interdiction de La Religieuse. Si la réaction trouve utile à ses fins d'accorder aujourd'hui ce que nous croyions pouvoir un jour avec nos camarades lui arracher, nous nous égarerions dangereusement à refuser d'en convenir. La vie que nous menons n'est pas souvent celle que nous voudrions avoir. Mais nous ne croyons pas à la vertu des erreurs davantage qu'à (sic) la pérennité des conditions politiques et intellectuelles contemporaines. Les limites actuelles de l'investigation humaine, les aliénations innombrables qui nous régissent assurément, les victoires électorales des réformismes sont des faits dont se félicite généralement l'idéologie centriste. Vont-ils nous désespérer au point que nous oubliions d'en tenir compte dans nos calculs ? Nous croyons la situation désastreuse. Nous attendons tout, nous n'attendons rien que de la mise au point de programmes fondés sur le réel. Il s'agit de déceler les besoins véritables seuls actuellement capables d'exalter l'esprit public. A défaut de cette flèche intellectuelle, aucun regroupement n'est possible que de manière circonstancielle et provisoire.

Tel serait inévitablement le cas d'une fédération qui se bornerait à prendre pour plate-forme une analyse de la guerre du Vietnam : initiative au demeurant bien trop tardive et qui se juxtaposerait à d'autres, sa portée resterait des plus limitées. Voudrait-elle s'assigner des objectifs plus ambitieux, elle se heurterait aux difficultés de constitution sur lesquelles nous avons déjà insisté. Réussirait-elle à franchir ce pas, aucune fédération ne survivrait aux dissensions que ne manqueraient pas d'y susciter ceux qui n'ont d'autre métier que de donner à leurs camarades des leçons de rigueur et de morale. Vous et nous avons mieux à faire que de leur offrir un auditoire.

La détermination des enjeux nouveaux susceptibles de constituer aujourd'hui un programme révolutionnaire n'est pas du ressort d'une fédération où s'affronteraient sans profit des tendances diverses. C'est en ce sens qu'il est nécessaire, croyons-nous, de maintenir et de rendre plus féconds les échanges d'idées qui ont eu cours entre le Surréalisme et les héritiers de la pensée trotskyste. Non seulement ils permettraient de concerter nos gestes sur le plan de l'actualité immédiate, mais ils pourraient encore, plutôt qu'un regroupement où se diluerait inévitablement notre action, s'assigner pour but la discussion des thèmes ci-dessus, sans préjudice des perspectives pratiques auxquelles nous pourrions être conduits.

Paris, le 20 novembre 1966.
Pour le Mouvement surréaliste : Philippe Audoin, Vincent Bounoure, Gérard Legrand, José Pierre, Jean Schuster.

La présente communication est adressée à : Juan Andrade ; Maurice Blanchot ; Marguerite Bonnet ; Michel Collinet ; Guy Dumur ; Daniel Guérin ; Maurice Jardot ; Alain Jouffroy ; Pierre Lambert ; Robert Lebel ; Michel Lequenne ; Dionys Mascolo ; Roberto Matta ; Edgar Morin ; G. Munis ; Maurice Nadeau ; Pierre Naville ; Jean-François Revel ; Gérard Rosenthal et au Groupe “ RUPTURE ”.