MÉLUSINE

titre de la revue Le Surréalisme même

Le Surréalisme, même n° 5, printemps 1959

SOMMAIRE
André Breton Constellations
Joyce Mansour Le bleu des fonds
Guy Cabanel La salamandre brûle
Jean-Louis Bédouin D'un homard et d'une sorcière
XXX Huit cartes d'analogie
Simone Debout La psycho-sociologie de Fourier
Octavio Paz Soleil sans âge
Jean Bréjoux Oscar Panizza et Le concile d'amour
Oscar Panizza Le concile d'amour
Benjamin Péret La lumière ou la vie
Elisa Breton De qui est-ce ?
Alain Jouffroy Double envol
Jean-Claude Silbermann Bris de glaces
Alain Joubert Les parfums lourds
XXX Fin de l'enquête sur le striptease
Gérard Legrand La philosophie dans le saloon
José Pierre Les templiers de la barbouille
Illustrations de Robert Lagarde, Manina, Max Walter Svanberg et Toyen

P.2

Constellations

Sur sept gouaches de Joan Miró

LE LEVER DU SOLEIL

Il était dit que le jeu de mains devait mal finir. C'en est fait, une bonne fois le canut et le gnaf ont réglé leur compte; on en est quitte pour une tourbe à ne pas démêler la soie du chégros. Voilà pour le spectacle extérieur: il a pris fin sur les hauts cris du petit monde que les mères entraînent et rassurent. Mais l'enfant décidément oublié à son banc bien après l'heure est seul à pouvoir montrer, dans le gland du rideau qu'attisent les spasmes de la veilleuse, la patte héraldique haut levée du tout jeune lion qui s'avance et qui joue.

PERSONNAGES DANS LA NUIT GUIDÉS PAR LES TRACES PHOSPHORESCENTES DES ESCARGOTS

Rares sont ceux qui ont éprouvé le besoin d'une aide semblable en plein jour, — ce plein jour où le commun des mortels a l'aimable prétention de voir clair. Ils s'appellent Gérard, Xavier, Arthur... ceux qui ont su qu'au regard de ce qui serait à atteindre les chemins tracés, si fiers de leurs poteaux indicateurs et ne laissant rien à désirer sous le rapport du bien tangible appui du pied, ne mènent strictement nulle part. Je dis que les autres, qui se flattent d'avoir les yeux grands ouverts, sont à leur insu perdus dans un bois. A l'éveil, le tout serait de refuser à la fallacieuse clarté le sacrifice de cette lueur de labradorite qui nous dérobe trop vite et si vainement les prémonitions et les incitations du rêve de la nuit quand elle est tout ce que nous avons en propre pour nous diriger sans coup férir dans le dédale de la rue.

PERSONNAGE BLESSÉ

L'homme tourne toute la vie autour d'un petit bois cadenassé dont il ne distingue que les fûts noirs d'où s'élève une vapeur rose. Les souvenirs de l'enfance lui font à la dérobée croiser la vieille femme que la toute première fois il en a vu sortir avec un très mince fagot d'épines incandescentes. (Il avait été fasciné en même temps qu'il s'était entendu crier, puis ses larmes par enchantement s'étaient taries au scintillement du bandeau de lin qu'aujourd'hui il retrouve dénoué dans le ciel). Cette lointaine initiation le penche malgré lui sur le fil des poignards et lui fait obsessionnellement caresser cette balle d'argent que le comte Potocki passe pour avoir polie des saisons durant à dessein de se la loger dans la tête. Sans savoir comment il a bien pu y pénétrer, à tout moment l'homme peut s'éveiller à l'intérieur du bois en douce chute libre d'ascenseur au Palais des Mirages entre les arbres éclairés du dedans dont vainement il tentera d'écarter de lui une feuille cramoisie.

(1940-1941) et sous leurs titres.

FEMME ET OISEAU

Le chat rêve et ronronne dans la lutherie brune. Il scrute le fond de l'ébène et de biais lape à distance le tout vif acajou. C'est l'heure où le sphinx de la garance détend par milliers sa trompe autour de la fontaine de Vaucluse et où partout la femme n'est plus qu'un calice débordant de voyelles en liaison avec le magnolia illimitable de la nuit.

LE 13 L'ÉCHELLE A FROLE LE FIRMAMENT

Celle qu'aima l'Amour, on sait que, pour avoir voulu le voir en l'éclairant d'une lampe alors qu'il dormait, elle le mit en fuite en lui laissant tomber sur la main une goutte d'huile enflammée. Il lui est dit qu'elle ne le retrouvera que tout en haut de la Tour dont l'escalier commence comme celui de l'Hôtel de la Reine Blanche à Paris mais se rompt et se hérisse de toujours plus d'obstacles en s'élevant labyrinthe vertical en coupe de murex tombé en ruines. On la voit sans souffle atteindre le sommet, sa gaze plus lacérée et plus lucide qu'une nuit d'été. Hélas, le dieu n'y est pas et les tentations d'en bas, innombrables joueuses de tympanon à tête de courtilière, y vont de leur ronde pour lui pomper le cœur: chérie, c'en sera fait, tu ne sentiras plus rien. C'est alors, mais seulement alors, que dans l'inoui s'assure et à toute volée retentit la voix de la Tour: « Les yeux fermés redescends par où tu es venue. Tu ne t'arrêteras pas au niveau du sol. C'est quand à nouveau tu seras parvenue ici en reflet que te sera révété l'équilibre des forces et que tu poseras le doigt sur le coffret de parfums. »

LA POÉTESSE

La Belle Cordière de nos jours retrouve sa mission, qui est de faire grésiller le sel de la terre. Elle mire l'instant où le soleil doit devenir « noir comme un sac fait de poil » et le vent joncher la terre de figues vertes. C'est, il semble, amorcé, quoique la lune persiste à répandre l'odeur de seringa. Les jeux de l'amour et de la mort se poursuivent sous le péristyle dans des détonations d'armes à feu. Des taillis où couve une chanson ensorcelante perce par éclairs et ondule la pointe du sein de la belladone. Lamiel, le tison aux doigts, s'apprête à incendier le Palais de Justice.

LE CRÉPUSCULE ROSE CARESSE LES FEMMES ET LES OISEAUX

Le sorbier entre dans la lyre ou bien la lyre dans le sorbier. Vous pouvez fuir, les belles, la poursuite ne sera pas longue! Le souffle des chevaux lacère d'un nuage les vestes des piqueurs et les disperse comme il ne peut advenir qu'à l'approche du Grand Veneur en personne. Vous n'arriverez pas jusqu'à la grille... C'etait bien la peine, votre gorge est un flot de bouvreuils. Saviez-vous qu'à la cathédrale de Sens on montre des grelots de vermeil dont le rôle fut de tinter aux franges d'une étole et d'un manipule ?

André BRETON

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LE BLEU DES FONDS

Il y a une chambre pelée aux murs trop nus Une chaise sans jambes accoudée dans un coin Une fenêtre haut perchée qui ne voit que d'un œil Et un poêle en faïence bleue Très bleue. Je vois une table laquée de sang Trois gamelles Trois chaises Et un chat empaillé qui broie du noir sans broncher

Un vieil homme Et une très belle femme. Les orteils du vieil homme portent le deuil Ses pieds sont bandés mais ses orteils pianotent La femme est sa fille et elle pleure et elle tricote. Jérôme dort sur un matelas.

LE FLOTTEUR. - Mon épicrâne éclate. MAUD, sa voix est douce, apaisante. Avez-vous perdu quelqu'un qui vous était cher ? LE FLOTTEUR. Peut-être. MAUD, elle pleure toujours. Pauvre père, je sais ce que c'est. LE FLOTTEUR. — Ne pieure plus, Maud, personne n'est mort, j'ai changé d'avis. Un perdreau a enfoncé des pitons dans ma gorge et ne veut plus que j'avale. MAUD, elle ne pleure plus, mais tricote toujours sans laine. Vous avez mal, Père ? LE FLOTTEUR. Oui, j'entends le rire maniaque du maboul tellement j'ai mal. L'os enjambe ma langue, fait le grand écart quand je bâille, quand j'avale; j'aurais mieux fait d'aspirer l'oiseau entier. MAUD, sa voix est fatiguée. Aujourd'hui et hier, et toujours, nous n'avons eu que de la soupe. (Ses yeux sont crispés; son sourire celui d'une fleur coupée.) LE FLOTTEUR, avec douceur. L'artiste écrit avec ses yeux, c'est avec ma voix. Concentre ton regard sur les images que je dépeins et tu ne sentiras plus la brûlure acide du vide sur ta peau. MAUD. Vos amis VOUS comprennent-ils quand vous parlez ainsi ? Ou bien ne parlez-vous de cette façon qu'à vous-même ? Moi je ne pense qu'aux chiffres désastreux de la vie qui se dessinent autour de mes yeux. LE FLOTTEUR, il hoche la tête et ajuste sur ses épaules son châle de satin couleur chair. Toujours en train de pleurnicher ! Un vrai miaulement qui vous glace le sang. Parfois tu imites le vent, parfois tes pleurs ressemblent à l'eau chaude qui bout dans les veines d'un sadique: trop souvent tu hurles. Pourquoi donc ne me laisses-tu pas rêver ? Les femmes n'aiment-elles pas les rêves des hommes ? Peut-être ont-elles peur. Veux-tu que je te raconte l'histoire de la naissande de ta mère ? Ou préfères-tu que je rêve dans une autre langue? MAUD. - Vous êtes fou, père. LE FLOTTEUR. — Je suis un âne Ou un bigot selon ton humeur;j'ai voulu être écrivain ; autrefois. (Maud se lève et se mei à trembler. Ses longs cheveur noirs se répandent sur son visage, sa jupe à carreaux balaye ses genoux) LE FLOTTEUR. — Qu'as-tu ? MAUD. - Encore un rêve de ce salaud ! (Elle marche très lentement Jérôme comme si elle flottait effort el sans volonté sans sur un fleuve coulant jamais. deuz Elle lui coups de pied entre donne les côtes. Jérôme grogne, relourne se rendort. Maud se rassoit et recommence a tricoler.) LE FLOTTEUR. Je voudrais te savoir heureuse. Va, achète tout, partout. MAUD, narquoise. de l'argent Vous avez trouvé de l'argent dans le trou du rat ? Puis ou acheter quoi ?. (Elle et à nouveau placide : ) Oui, père. LE FLOTTEUR. — J'irai chez le docteur demain. MAUD, lasse. - Quel docteur ? LE FLOTTEUR. Le docteur. Pourquoi me provoques-tu ainsi ? Il faut que tu sois ma femme pour me traiter comme tu le fais. Quoi! Je vais me faire ouvrir la gorge sur une table opératoire, mon sang va jaillir en corolles de feu, et toi tu ne penses qu'à dire : Quel docteur » comme si cela avait la moindre importance. Mais n'importe quel docteur. Tous les docteurs en rangs serrés de blouses blanches et gants de soie: les dentistes aussi. Est-ce que je ne change des de docteur plus souvent que de chemise ? MAUD, excédée mais polie. - Il n'y a pas de docteur ici, Père; ce ne doit pas être la saison. LE FLOTTEUR, impatient. - Alors j'irai chez quelqu'un d'autre. Ne chicane pas. MAUD. - Non, Père. LE FLOTTEUR. - Bientôt tu te marieras. MAUD. — Mais je suis mariée, Père. Le FLOTTEUR, en transe. — Ton époux sera haut de taille mais sans poils; sa tête couverte d'or et de plumes sèmera la peste, ses mains arracheront de ta robe ta chair hésitante ; sauvage, il te mâchera avant de se coucher. MAUD, incertaine. — Mais Jérôme ? Vous avez dit qu'il est mon époux. LE FLOTTEUR. — Te souviens-tu de notre mariage, Maud ? Tu étais belle. Tu ne tricotais pas alors. Un homme te regardait sous son chapeau de velours, sa langue dardait; et quand je t'ai prise, là. debout contre la porte, tu as éternué et tu as dit... MAUD, elle l'interrompt, exaspérée. — Oui, Père. LE FLOTTEUR. — Te souviens-tu de nos domaines ? La maison rouge aux volets de feutre et aux cheminées en fleurs ? Le chiendent courait sur l'herbe; les enfants, nos enfants, grimpaient sur nos épaules; nous avons fait le mal ensemble, tu étais gaie, d'une mélancolique gaîté couleur de lac. MAUD. — Vous violez la nature en me rappelant ces choses. Si je suis votre femme et non votre fille, si autrefois le vivais cette vie avec vous et nos enfants, apprenez-moi votre nom et peut-être me souviendrai-je aussi. JÉROME: (Long, maigre, Varié Vingt-sept années irrévocables Gravées autour de sa bouche. Le doute courtise sa langue Le forceps du désir arrache ses yeux Il n'est qu'un grelot Et sa femme le connait. Il se réveille en hurlant. Il se ferme la bouche d'une main bandée de linges brunis; ses yeux restent terrifiés). JÉROME. - L'haleine de la mort m'emplit la bouche quand je me réveille, la peur me coupe les lèvres; aidez-moi, Père. LE FLOTTEUR. — Mes actes déterminent tes pensées, mes indigestions forment tes angoisses; je suis fatigué, tu vas te calmer. JÉROME. — Oui, la vie m'étouffe déjà, les cauchemars s'en vont. (Il hausse les épaules et s'essuie le cou de deux doigts cadavériques. C'est un tic.) LE FLOTTEUR. — Tu parles de violation de la nature, Maud? Ton étrange époux n'est-il pas l'anti-nature en personne ? Fait pour les amours tragiques et éphémères de l'adolescence, pour les veillées de mort entre deux bougies de chair, pour le phallus étroit de l'école ; entin pour tout ce qui est contre- nature et énervant à souhait. MAUD, sans lever les yeux, d'une voix morne. — Je l'aime, Père. LE FLOTTEUR. — Je sais. Ses oreilles écoutent les torrents de ta chair tomber quand tu bouges, je vois la fleur double de son désir pour toi et je sais que tu l'aimes, fille, car je connais ton cœur. Aussi bien ne l'ai-je pas fabriqué pour te contenter ? Tout ce qui vient de moi est beau à tes yeux, n'est-ce pas, Maud ? JÉROME, gesticulant, allant et venant, se grattant, en proie à ses tics. Allons, bon, je ne suis plus qu'une poupée maintenant ? Je dors deux minutes, juste le temps de me rafrai- chir les yeux et tout est changé à mon réveil. Ecoutez-moi bien, vieil homme, vous faites fausse route, vous allez à la destruction en me poussant a bout, je martélerai votre tête là contre cette porte où vous avez forcé Maud ma femme; car vous affirmez qu'elle m'aime et que je l'ai épousée. Je ne vous demandais rien... MAUD, d'une voix neutre. — Je t'aime, Jérôme. JÉROME. — Je sais, je sais, tu es pour tout ce qui convient à ton genre de beauté. LE FLOTTEUR, debout devant Maud, les yeux dans ses yeux défaits. - Tu l'aimes parce que je veux que tu l'aimes. Tu me dois tout. MAUD. — Oui, Père. LE FLOTTEUR, appuyé contre le mur, d'une voix un peu étouffée. — Nous sommes devenus fous. Nos profils en plein de face de peur d'être pris au dépourvu, nous divaguons en râlant des mots enroués. Ce silence. Cette hutte incompréhensible que je ne me souviens pas d'avoir eu envie d'acquérir mais qui est pourtant notre seul refuge. La mort approche, cerne nos bouches de rides, s'éloigne. Les années passent comme des blocs de glace dans la nuit, les mois s'accumulent sous forme de stalactites autour de nous, des rires vaginaux nous bousculent ; j'ai peur. MAUD, pleurnichant. - J'ai froid. Chaque fois que je veux me farder je dois casser le miroir pour chasser l'autre; je n'ose plus me dévêtir dans la crainte de voir d'autres seins orner ma poitrine; un archipel d'insomnies entoure mon front sur l'oreiller... Et puis, vous... LE FLOTTEUR. — Quoi, moi ? MAUD. — Vous savez plus que nous. Si vous connaissez la vérité, dites-la nous sans essayer de nous distraire en chemin. Où sommes-nous ? Et pourquoi ? Qui sommes-nous ? Quel est votre nom ? LE FLOTTEUR, visiblement gêné. - Je n'en sais rien. MAUD. — Si quelqu'un doit savoir c'est vous... JERÔME, gesticulant comme un moulin en plein vent. - Non. Non. Pas encore. Il est trop tôt pour cette conversation ; vous commencez plus tôt tous les soirs. Ma tête éclate, dis-lui, Maud, je salirai ta belle robe comme l'autre soir. J'ai mal. Pitié. LE FLOTTEUR, méprisant. - Le silence te fait hurler, les mots te terrifient... MAUD, câline. - Dites-moi votre nom, petit Père, seulement votre nom, et je ne vous demanderai plus rien. LE FLOTTEUR, désespéré. - Je n'en sais rien. MAUD, féroce. — Vous avez semé le doute chez Jérôme. Je dois savoir ; dites n'importe quoi. Vous racontez mille histoires à propos de tout, donnez-vous un nom. LE FLOTTEUR. — Je ne peux pas. JERÔME, fatigué. - Bon, bon, mangeons et taisons-nous. Arrêtons ce dialogue d'insectes; assez de pourparlers, de salutations distinguées, de poignées de main, de frottements de joue, gesticulations de nains, habillements et déshabillements, transmissions aériennes, menaces, ricanements et mascarades, assez ; il est trop tôt encore. LE FLOTTEUR. - J'ai créé une condition jusqu'à présent inconnue; esclaves du souvenir (souvent inventé) sans que nous sépare en conscience les uns les autres aucune barrière ni de temps ni d'espace ni de chair, nous sommes brouillés dans ma tête comme des œufs. JÉROME. - Je conteste votre idée, Père. Si nous ne sommes qu'une transpiration de votre cerveau, pourquoi souffrons-nous seuls ? Vous ne pouvez pas sentir la douleur de mes os quand je fais le grand écart, ni la joie de Maud quand mes dents mordent sa cuisse ? MAUD, elle embrasse longuement la main de Jérôme. — Ne parle pas. Ne pense plus. Nous ne saurons jamais la vérité. Peut-être sommes-nous fous et de ce fait enfermés ici loin de toute affection. Peut-être sommes- nous morts. Oublions tout l'un dans l'autre ; mon cerveau monte tel un oiseau boire son saoul à même les nuages, résignons-nous. (Elle est dans les bras de Jérôme). Ami, ami, mieux vaut ne pas penser, ne plus écouter ce lambeau de chair qu'est mon chien de père qui nous ment la bouche tordue par le ricanement des fous mystiques. Repose-toi. — Elle pose le front de Jérôme sur son épaule, caresse ses cheveux, murmure : Dors, amour, dors, Suis-moi, ami, Ambulons doucement Sur le boulevard des flots. Le panorama pivote sur ses talons d'écume. Ta main tient ma taille entre ses doigts de mélopée. Dors, amour, dors, Coule sans moi J'ai tes yeux dans ma paume telle une pièce de monnaie File, canot, dans les méandres des arbres noyés L'assaut de la lune a brisé mon cœur. Dors, ami, dors, Pars à la dérive, Je surveillerai. LE FLOTTEUR, bourrant sa pipe. — Très touchant, flle, mais il ne dormira pas. MAUD, agressive. — Pourquoi pas ? LE FLOTTEUR. - Il n'en a pas envie. JÉROME se frotte les yeux et se lève. — En effet, je pense trop, je n'arriverai jamais à m'endormir; la solitude qui nous entoure m'en empêche. LE FLOTTEUR. — Pas de solitude. (Emphatique) Nous habitons une immense ville invisible. MAUD, toujours par terre elle joue avec l'ourlet de sa jupe. — Pourquoi invisible? JÉROME, allant et venant. — Encore un sermon. (Il fait une génu flexion). LE FLOTTEUR. - Ne m'interrompez pas. L'esprit est sur moi. Nous sommes l'élite, le cerveau sans liberté des hommes-fourmis, lâme qui doit souffrir pour produire l'énergie nécessaire aux ouvriers. JÉROME. — J'entends des trains traverser les champs de croix de la banlieue la nuit quand les yeux fermés, je fais des enfants dans la brume. MAUD, la voix pleine de reproche. - Tu dors avec Père, Jérôme, et tu le sais. JÉROME. - Je voulais l'aider avec son rêve. LE FLOTTEUR, les bras en l'air; majestueux. — Je vois des villes qui respirent avec de longues pulsations de délice, des maisons basses aux toits de macadam entourées de terrains vagues où poussent des glaïeuls de cristal. Je vois des soldats en minces rangées de poteaux télégraphiques, des ouvriers qui travaillent attachés l'un à l'autre par leurs pancréas tels des rats dans un sombre égout de plaisir; des rues qui se cognent et se bousculent a tout instant. De tous côtés le néant et le chaos échevelés font fausse couche sur fausse couche. MAUD. — Sommes-nous donc des rois ? LE FLOTTEUR. - Nous sommes le noyau, l'origine de toute chose, nous huilons de nos larmes la machine de la vie, tels les prophètes d'antan nous suons pour que d'autres avancent. MAUD. — Alors, ainsi que la reine des abeilles nous sommes nourris et tolérés afin de féconder les générations futures. JÉROME. - Nourris ! Maudites bouchées ! Des rats, de la vermine sur canapé, nous-mêmes, le toit... MAUD. — Comment la société nous remplacera-t-elle après notre mort ? LE FLOTTEUR, s'épongeant. — Je ne sais plus... Je suis fatigué... JÉROME. — Drôles de rois condamnés à vivre avec ceux qu'ils aiment du matin au soir sans un instant de répit, sans même savoir qui ils sont. MAUD. — Sans pouvoir changer de vétements pour se distraire. Le flotteur enlève son châle de satin couleur chair et le passe religieusement a Maud qui le glisse sur ses épaules sous ses cheveux. Tout ceci sans un mot. JÉROME. - En fait d'où viennent- ils ces vêtements ? Qui les a choisis ? Qu'est-ce qui se cache sous les plis de vos bandages ? MAUD, dans un soupir. — D'où venons-nous ? J'aimerais tant écrire à quelqu'un, avoir des amis occupés... (Tournant vers le flotteur, sans conviction). Quel est votre nom ? LE FLOTTEUR. - Qui sait ? Aveugles, nous ne voyons que ce que nous savons : l'emplacement des meubles, l'esquisse de nos visages, le trou du rat, l'heure... JÉROME. — Je fouetterais l'eau jusqu'au sang si je croyais qu'elle pût m'apprendre à voir, à vivre, je tuerais le dernier rat... Suis-je seulement certain d'être votre époux ? (Il bouscule Maud qui tombe à ses pieds, il marche dans la pièce en la tirant après lui par les cheveux sans qu'elle se débatte.) JÉROME. — Peut-être étais-tu la femme de Père. Cela expliquerait l'épisode de la porte, l'épaisseur de ta taille, l'odeur de tes cheveux, sans parler de mon amour pour lui. (Il laisse tomber Maud et se prend la tête entre les mains. Maud s'asseoit sur ses talons.) MAUD. — Tu doutes trop. Regarde mon visage, la voûte de mon amour calmera le pétillement de tes angoisses; ma bouche te sourit ; oublie, oublie ; pour moi ton visage est celui de Dieu, tiens-moi dans tes bras jusqu'à ce que la piste oscillante de ton regard se brouille et se perde dans ma bouche comme une goutte de pluie dans locéan. Appelle-moi Tigrane. JÉROME. — Tigrane ! (Il la repousse brutalement.) Tu dis ça pour me charmer, serpent, et verser de l'huile sur mes gestes désordonnés. MAUD. — Je suis Tigrane. JÉROME. — Tu connais mon cœur et son désir d'être le Suédois, l'amant de Tigrane la belle, la glacée, la reine des neiges, malgré mes cheveux noirs et mon accent méridional. Je me souviens de la délicieuse froideur de ma bouche sur les pentes des montagnes ensevelies; des folles courses nocturnes sous la lune, de mes frères les géants blonds, debout sur leurs Skis près du feu le soir en train de jurer dans leur bière... LE FLOTTEUR. - Personne ne boit de la bière dans ces pays-là. MAUD, fiévreuse. - Ne l'écoute pas. Tu étais là, Jérôme, beau dans ton anorak lie de vin et tes bottes crottées de mousse. Tu es le Suédois aimé de Tigrane. Ta blondeur perce malgré ton déguisement. Tes cheveux sont teints, il y a longtemps que je le sais; le matin mes mains sont noires de t'avoir caressé toute la nuit; elles sont huileuses, comme badigeonnées de cirage ou de suie. Chacun de tes regards laisse une ombre là où il se pose, tu as sali mes yeux avec tes prunelles de jais. Tu es teint mon amour, tu es déguisé ; peut-être te caches-tu de la police ? LE FLOTTEUR, entre ses dents. L'époux de ma fille un assassin! Vivant sous mon toit, dormant dans mon lit! Tout s'explique, fille ; il t'a épousée pour être près de mon argent. Il est venu ramper ici dans ma demeure ornée de joyaux cachés avec le sourire hypocrite du fiancé étalé sur ses lèvres comme du beurre, et le brassard de l'amitié sur le biceps. MAUD. - Quel rapport ? LE FLOTTEUR. — Tu prends sa défense. Il t'a embrassée là devant moi sous la fenêtre, il a signé de sa signature flamboyante sur l'ardoise de ton ventre et tu t'es faite aussitôt sa chose, sa pierre. Devenue sa complice tu as équipé le tueur de ta froide précision de ménagère et il ne m'est resté qu'à reprendre mon vol solitaire de vieillard. JÉROME, enthousiaste. - Quel est non but ? LE FLOTTEUR, jovial. - Vous voulez me tuer, pardi. JÉROME. — Vous tuer! Je suis empli d'un étrange bonheur. MAUD. — C'est sûrement la vérité. LE FLOTTEUR. — Oui, mais il vous faut d'abord trouver mon trésor. Vous le cherchez parmi les ombres chinoises de vos désirs, sur la chair plissée de ma main, dans le jaune spatial du ciel, dans la mutinerie du sexe. Vous le cherchez jusque dans mes rêves. Vous savez que jamais je ne vous le montrerai de quelque geste élégamment inconscient. Le chantage ne vous a pas servi (Maud m'a laissé plusieurs jours sans le moindre cristal de crasse entre les dents) ni même la torture. (Jérôme baisse la tête). Votre dernier espoir reste le feu de la discussion, où l'esprit du vieil homme que je suis tombera de fatigue, cédant sous les sabres meurtriers de vos phrases. Eh bien vous chercherez en vain. (Il ricane.) MAUD. - Père, je pleure de soulagement. Si seulement je pouvais être sûre du sérieux de vos propos. C'est donc cela notre histoire. Complotons-nous le soir près du feu (un geste vers le poêle éteint) quand, la bouche ouverte vous sommeillez tassé dans votre fauteuil comme la mousse au pied d'un arbre? Suis-je Tigrane ?
JÉROME, secouant violemment la tête - Toujours la même! Tu crois immédiatement cet homme à multiples facettes, me forçant le doute dans la gorge ainsi qu'une purge. Ou est le feu auprès duquel nous complotons ? Quel est ce complot ? Calme-toi, tu n'es pas encore Tigrane. MAUD. - Il dit que je t'aime, Jérôme, et je le crois. LE FLOTTEUR, rusé._- Oui, mais je n'ai pas un seul bijou, ni même d'argent. Pour que tout ce que j'ai dit soit vrai, il me faudrait quelques objets brillants, quelques pierres d'envie. Jérôme, pris au jeu. — Où diable est mon couteau ? Tuons-le avant qu'il ne change d'avis; son histoire me plaît. Embrochons-le avant que sa langue métallique polie par le mensonge ne brouille le sens de notre passé. (Il fouille sous sa vareuse.) LE FLOTTEUR, furieux. - Que dites-vous ? Je vous suis mal... MAUD, rêveuse. - Tigrane! La femme de ton invention, de ta vie... JÉROME, triomphant, fièvreux. — Tu vois qu'il faut le tuer! Tu es Tigrane, je suis le Suédois. Tu vivais ici dans les neiges, oubliée dans les crevasses de l'insanité ; le t'ai recherchée et épousée pour l'argent du fou. Nous le tuerons. LE FLOTTEUR, debout. - Mon œil ne sait plus où mettre le pied. Je me suis trompé quelque part. MAUD. — Je suis heureuse, d'un bonheur aussi inusable que l'eau. Quel génie est le vôtre, Père ! Partis les trous d'ombre qui creusaient ma poitrine, parties mes nuits d'angoisse, partie l'incertitude. Je suis votre fille, Pere, je ne serai plus votre amante, ie n'ai jamais ete votre amante, j'oublie tout de votre corps. Je redeviens pure, Jérôme! Vous perdez votre vie, Père, mais vous gagnez un enfant. LE FLOTTEUR, haletant. - Pas si vite ! Vos cerveaux lisent tout l'envers comme des miroirs déchiffrant le gribouillage d'une mouche aux pattes sales sur un buvard. Il faut user de discernement. Ma vie est éternellement en état d'éclipse; le courant du temps passe à travers ma mémoire, ma langue, mes oreilles, vos cerveaux aux fils de soie, change en s'isolant. Ce que j'ai pensé n'est plus vrai dans vos bouches. JÉROME. — Le temps n'existe pas pour nous, ici c'est toujours hier. (Il joue avec son couteau.) LE FLOTTEUR. - Demain vous ne vous soucierez plus de ce que j'ai dit, déjà vous serez autres. Tu n'es pas ma fille, Maud, tu es ma femme. Ensemble nous avons arpenté le sable des déserts de esprit, ensemble nous avons vécu depuis la fin des saisons. Souviens-toi d'hier seulement, de tes hanches renversées telle une corolle de soleil contre le chambranle ; lee papilon qu'est tabouche collé contre la mienne tu buvais mon pardon, tu virais dans mes bras, tu vires encore là sur ta chaise comme une poupée de chair, meurtrie déjà... JÉROME. — Assez ! Assez ! Je ne veux pas changer. Père incestueux ! Vous vouliez compromettre votre fille, acheter son affection avec des caresses innommables, la forcer de porter la résignation dans son cœur comme un vêtement de deuil. Mais elle vous tuera, elle aussi vous tuera ; vous agoniserez entre nos mains comme un moustique écrasé sur un mur, nous avons toute l'éternité derrière nous. LE FLOTTEUR, toussant d'excitation - Vous avez besoin de moi pour vivre. Qui vous racontera les détails de cette histoire ? Vous ne savez qu'ajouter, que broder quelques brindilles de soie sur l'immense tapisserie de mon imagination. D'ailleurs vous ne pouvez pas me tuer, je suis convaincu que je n'existe pas; tous les matins un autre que mol se réveille dans mon lit; à moins que ce ne soit le lit qui change... MAUD, en riant. - Il s'esquive, il feinte, il tente de brouiller les cartes. Vous êtes condamné, Père; je vous ai séduit pour donner suite et forme à votre idée de moi comme votre épouse ; les femmes comme les animaux courbent la tête en troupeau! votre idée m'a plu un instant et je vous ai obéi un après-midi sans chapeau. D'ailleurs cet acte n'était pas entièrement sans motif; une fois convaincu de mon dévouement vous m'auriez montré l'emplacement du trésor que nous cherchons vainement toutes les nuits, Jérôme et moi. JÉROME. - L'obscurité de la bêtise a ses avantages; n'importe quelle lueur de raison inonde immédiatement la campagne ouverte du cerveau de l'imbécile que je suis et laisse une trace indélébile; c'est ainsi que je n'arrive pas à oublier que j'ai connu une Tigrane, et que peut-être j'ai été son amant. LE FLOTTEUR. — Tout vient de là. Ta mémoire est une trompette dans le silence fracassant de cet enfer. Moi, homme âgé logique et rieur j'essaie d'inventer des verites qui habillent convenablement vos an- tennes émotives et les membres rachitiques de vos impressions. Je vous convertis journellement. Com- ment ! Je tisse des féeries de gais feuillages pour vous distraire et vous voulez me tuer ! Pensez à l'ennui de vos jours, aux nuits sans bonds élas- tiques dans l'irréel. Après ma mort vous ne vous parlerez plus, personne ne sera là pour pimenter vos discus- sions, vous ne vous embrasserez plus ; l'amour sans audience perd son arôme tout comme un flacon de parfum débouché finit par ne plus sentir que le vide. MAUD, frappant du pied. — Ne l'écoute pas, Jérôme, nous n'avons pas besoin de lui; une fois sa voix éteinte nous n'aurons plus de doutes, je serai Tigrane. Nous vivrons. JÉROME. — Il nous trempait dans le miel de ses élucubrations ; il énonçait à plaisir les pires âneries; te rappelles-tu comment il persistait à dire que des maisons gigantesques nous entourent? Et il nous montrait les lumières des métros aériens. MAUD, dégoûtée. - Je les voyais. JÉROME, il tourne dans la pièce comme un nègre autour d'un gramophone. Il écoutait les voix des enfants couchés dans les arbres au crépuscule. MAUD - Nous les entendions. Tels des rats dans le ventre d'un moribond nous étions pris dans un filet de membranes; nous nous gavions sans pouvoir nous libérer. LE FLOTTEUR. - Je suis vieux, triste, sale. Je suis le père. JÉROME. - Oui mais c'est moi qui ai inventé l'histoire du Suédois. MAUD. - La somme du poids à supporter croit en progression piere qu'algébrique. Ne doute pas de toi, Tigrane est la seule chose sure dans l'anémie colorée de notre vie communale. Ne recommençons pas à tourner en rond. (Elle ferme les yeux de Jérôme comme on ferme les yeux des morts; elle se serre contre lui.) MAUD. - Presse ton couteau contre mon cœur, contre mon ventre. Nous avons un beau passé un peu pervers couleur de brouillard cerné de traits mous, un passé qui fuit par instinct les artifices de la lumière; il suffit d'y croire, mon amour. LE FLOTTEUR, en tapant sur la table avec le plat de sa main. - Pourquoi me tuer? Je n'ai pas le moindre sou caché. Après le meurtre vous serez trop près de la vérité; même le bonheur à bout portant perd de son arôme, il faut prendre de la distance pour vraiment l'apprécier. JÉROME. — Eh bien nous te tuerons pour rien. (Son doigt reste collé sur la pointe du couteau.) Pourquoi vous faut-il une raison ? Seule la nécessité règle les priorités. LE FLOTTEUR. — Vous êtes fous, fous ! Et dire que je n'ai pas la force de vous dissuader de votre folie. Je manque d'espace, d'air. Mon âme ballonnée de peur semble vouloir rompre ses attaches et s'envoler bêtement comme une outre vers les branches décapitées des étoiles. Je ne puis me défendre contre ce raz de marée de cruauté qui me menace. Que vous dire ? (Il marche de long en large en boitant alternativement des deux jambes: c'est toujours celle du côté de Maud qui traîne.) Mille aspects de cette histoire restent dans l'ombre. Malheur à moi, pauvre vieil homme. Plus intelluigent que vous, j'écoute les vagues échos qui résonnent entre les colonnes folles de mon cerveau et si je laisse ma langue bafouiller entre les pierres de mon souvenir c'est uniquement pour votre plaisır. Elle trébuche, la pauvre langue (il la tire entre deux doigts et la regarde en louchant), elle creuse ma tombe. Il fait chaud dans cette chambre, la vapeur de l'émotion m'étouffe, elle sort de mon col en bouffées de sang; mes yeux vont éclater comme des boutons de fièvre. Aveugle ! Je mourrai aveugle ! MAUD, à voix basse. — Tue-le si tu es un homme ; il ne nous voit plus ; c'est le moment. JÉROME, en se massant le crâne à deux mains. — Pourquoi t'appelles-tu Maud, et moi Jérôme ? MAUD. — As-tu mal ? (Elle embrasse sa main). Quelle maladie te ronge ? Pourquoi ne pas laisser la foi lubrifier tes oreilles ? Ne pense plus, crois. JÉROME, impatient. — Tu crois trop facilement. MAUD (entre les dents). - Tu t'appelles Jérôme parce que tu fuis la police, et moi Maud pour être près de toi dans la glace de l'incognito. Laisse la douce certitude enrichir ta bouche. Finir! Je veux en finir avec l'angoisse, finir de souffrir comme pendant les longues nuits de malheur où je cherchais ma mère en dessinant mes traits de mes doigts sur le moule tranquille de mon visage, pour me retrouver avec curiosité le matin dans l'eau dansante du lavabo. JÉROME. — Je comptais les ronflements de Père pour ne pas subir mon propre interrogatoire une fois de plus. MAUD. - Il ronflait parce qu'il savait que tu l'écoutais. Il ricanait dans ses rêves. Je ne me peignais plus de peur de déranger un seul souvenir réfugié dans mes cheveux. LE FLOTTEUR. - Je suis ton père. Tu ne peux tuer ton père. Je suis le seul lien entre toi et ton enfance. J'ai connu les bras flageolants de ta mère, la chaleur incolore de son sourire, les pétales ronds de son amour. Chaque jour je me rappellerai un détail; tu sauras tout, tu seras plus riche qu'une héritière. Je te parlerai de notre maison, de ton petit lit blanc entre les jouets en feu, de ton cheval narquois debout près de la lampe ; de la gaine noire de ta mère sur le tapis, là où elle est morte, sur le tapis entre les fleurs. JÉROME, les mains dans les poches, ironique. - Donc Maud n'est plus ta femme ? Tu la renies devant témoins ? MAUD, énervée. - Il embrouille tout exprès. Embroche-le, Jérôme ; moi je ne peux le faire, je gâterais tout. Tu es un assassin, il l'a dit et nous avons approuvé son idée; prends ton couteau, prouve dans le sang que je suis Tigrane et que ce rêve est vrai. (Elle tombe à genoux et pleure doucement, les mains recroquevillées sur son visage, les cheveux en vrac.) JÉROME, s'asseyant enfin. — Je me sens de moins en moins bien. Je dois garder l'œil ouvert ; il peut y avoir des pièges sous toute cette verdure de paroles; cette chambre sent le marais et depuis peu j'entends bouger des êtres fluidiques autour de moi. MAUD, hystérique, la vaix rauque et basse. - Tue-le ! JÉROME, lentement, trıstement. - Je ne puis. Je connais ses chairs fades pliées dans ses sous-vêtements de cuir; j'imagine la chaîne de son ancre roulée autour de sa cuisse ; je sais trop bien comment le couteau pénétrera son cœur en se trémoussant comme une fille entre ses côtes ; j'entends son râle... MAUD, méprisante. — Tu as peur. LE FLOTTEUR, doucement. - Nous dormons ensemble, Jérôme. J'ai tenu ta tête quand le noir t'a menacé de ses tenailles de fer; ma main plate et chaude a calmé tes cauchemars; souvent j'ai sifflé pour protéger ton âme de la bougie quand elle voltige comme une femme en chantant ; tu dors là sur mon épaule nu sous tes jupons de chair tiède, petit, sans avoir peur; car tu as peur la nuit, Jérôme, sans avoir tué. MAUD, à quatre pattes. - Ses doigts sentent le meurtre. LE FLOTTEUR, l'interrompant. - N'écoute pas cette femme, elle est le diable. Elle est l'envie, la luxure, la paresse, l'ennui. JÉROME. émerveillé. — Vous êtes père de l'église. (Le flotteur lève une main comme pour bénir). Quand elle m'a séduit son souffle était fétide. Sa langue sinueuse comme celle d'un chat-huant; j'entendais les cloches creuses de l'enfer et mon corps bougeait sans attendre mon commandement. Depuis, je porte les marques de ses dents dans mon moi le plus secret ; mon esprit fait du colportage de place en place sans glaner la moindre sérénité; mes souvenirs s'emballent et fuient comme des ânes; je ne sais plus marcher. Oui, nous sommes en enfer : l'enfer des hommes. Toi non plus, tu ne te souviens de rien, tu souffres. Nous ne savons rien de ce qui nous concerne, pas même la durée de cette situation, ni même la raison de son commencement. Nous sommes morts et elle est ici pour nous torturer entre ses organes et son cerveau comme des haricots secs dans un estomac. MAUD, lasse. - Voilà qu'il nous entortille à nouveau. JÉROME. — Oui, mais je ne peux pas le tuer, j'ai trop froid. Le flotteur (la main sur le genou de Jérôme, les yeux pleins de larmes, la bouche comme un coussin de plumes. ) Non, Jérôme, non, tu m'aimes. MAUD. — Mais pense à autre chose, saoûle-toi. Nous l'enterrerons très vite dans le jardin sous la neige. Tu verras, tout sera si vite fait; je t'aiderai... et puis ça nous donnera quelque chose à faire. JÉROME se lève en criant. - Ne me rends pas fou ! Quel jardin ? Qui a jamais réussi à ouvrir cette maudite porte pour savoir ce qui se cache derrière ? Quel mur la bouche? Quel couloir d'eau la soutient ? Peut-être est-ce le vide qui nargue nos pauvres efforts d'évasion, peut-être est-ce le ciel. LE FLOTTEUR, d'une voix monotone. — Nous sommes dans une ville. MAUD, sarcastique, la poitrine tumultueuse de larmes. — Et l'enfer, père ? Et le diable ? Tu n'es donc plus le pape ? LE FLOTTEUR, visiblement ennuyé. — Je pense que nous sommes dans la lune, l'enfer des anciens, une vaste ville de misérables nous cerne. JÉROME. - Ce serait une explication du silence et de ce sentiment de neige qui tombe sans cesse. LE FLOTTEUR, détendu. J'ai inventé ce cri d'amour pour vous aider à vous envoler. Je vous raconterai d'autres histoires, plus belles. plus fortes, toutes tachées de sang et de joie comme des princesses; toutes vraies. MAUD. Il va nous échapper et nous serons aussi pauvres qu'auparavant. Pourquoi n'est-elle pas inépuisable ? Je suis sûre d'être Tigrane. Je vis ton rêve, Jérôme; pourquoi ne peux-tu séparer mensonge du mondain ? Il fait froid sans toi. Je t'attends les haillons ouverts; ne te laisse plus emporter par un vent de sable, par un mot. Le jour de l'expérimentation ideaux est arrivé: tue-le, Jérôme, arrête cette langue sirupeuse qui brouille nos traits journellement; signe dans sa chair démesurément grossie que nous existons en tant que Tigrane et, et... (en plein désarroi) Mais comment t'appelles-tu ? JÉROME, étonné. - Jérôme. MAUD, en hurlant.一 Mais non ! Pauvre pantin sans figure de proue, ton nom suédois; ton vrai nom. LE FLOTTEUR, triomphant. Vous voyez ! Vous avez besoin de moi à chaque instant pour désigner ce qui change constamment caractère. JEROME, la tête contre la fenêtre, les yeux fous. Nous nous perdons dans des labyrinthes de mots porteurs de maladies étranges. Nous rôdons sans but, ensemble mais sans nous connaître, nos longs voiles larmoyants sur le sol; mélangés mais éternellement seuls. Les termes les plus simples tombent de mes lèvres changent et deviennent animalesques, maléfiques. Je t'écoute, Maud : tes phrases sont perfides, fourchues, je suis plus qu'une feuille arrachée d'un dictionnaire sans traducteur. MAUD. Epargne-toi, Jérôme. La vie peut être bêtement bonne... JÉROME. J'avais repris de l'espoir pendant un court instant, je me sentais sur le chemin du vrai destin ; j'allais connaître mon visage, l'odeur de la femme que j'aime; mon fantôme scindé en deux se tenait à mes côtés, aussi enthousiaste que moi, ma peau bavait de plaisir ; j'étais presque un homme. MAUD. - D'un seul coup de couteau tu peux devenir un homme, sans effort d'intelligence, sans paroles.
LE FLOTTEUR, il lève les mains, hausse les épaules, défait son col et soupire. ー Encore ! MAUD. - Il est trop rusé pour nous, sommes des êtres de boue, il aigue dans l'ether. je continuerai donc à me consoler du manque de divertissements extérieurs avec toi, mon amant, ou avec lui selon la chaleur de mes sentiments. Je continuerai à chercher dans le creux de ton épaule la raison des saisons, je taillerai comme auparavant des facettes au moindre mot qui se balance dans l'air fétide de notre cage; je souffriral... LE FLOTTEUR, il fait un geste généreux de la main. Je conteral, nous chanterons, la vie n'est pas si mal... MAUD. J'ai cru, comme toi, qu'on allait voir de grandes choses ce soir; mais voilà... LE FLOTTEUR, emphatique. - Vous ne vous souvenez même pas de vos songes de la nuit, je suis le seul ligament qui vous attache à la vie réelle, vous voulez me supprimer! MAUD. - Nous sommes vaincus par notre propre faiblesse. Mon corps se ride, s'aftaisse... JEROME, simplement, vaguement. — Je t'aime, Tigrane. LE FLOTTEUR. - Ah non ! JEROME, rêveur. Tigrane. MAUD, excédée, au bord des larmes. Alors aide-moi au lieu de pleurnicher. tu veux que je sois Tigrane, tu dois prouver que tu es un assassin. JEROME, les bras ballants. L'odeur de ton corps se referme sur moi et les confins ultimes de ma résistance au crime reculent. MAUD, le prenant dans les bras, les yeux tirés. - Oui, oui, tu es si beau sur tes skis. LE FLOTTEUR, pompeusement. Personnellement ne vois qu'un Italien en pantoufles. JÉROME, en repoussant Maud. Pourquoi dites-vous que je suis Italien ? Quel cette nouvelle manigance ? MAUD, à moitié hystérique. Regarde tes pieds, Jérôme ! (Jérôme porte depuis minutes des pantoufles en feutre rouge enjolivées de fourrure). JÉROME. - Ne sois pas si influençable ; tu te plies comme un roseau chaque fois qu'il nous lance une idée au visage. Il crée une diversion ; il élève des barrages entre nous, barrages d'insanités qui éclatent mûrissant et qui vous laissent pantelants, les lévres sanglantes. LE FLOTTEUR, la main sur le front, il parle très lentement et fait un effort évident. Ta maison est sur le lac de Côme ; ta mère s'appelle Rita ; une vaste famille de va-nu pieds tressent des chapelets de tendresse autour de ton lit. Je vois des roses sur les murs de chaux, du vin; ton regard nage librement dans la brise; des grappes de bêtes beuglent sur l'herbe mouillée ; des œufs plein les arbres; des amis. JÉROME, ému. - Rita ! MAUD, elle a repris son tricot. Docile. M'aimait-il ? LE FLOTTEUR. Tu es sa femme ; vos fiançailles étaient longues, tes jupes courtes; souvent enceinte... MAUD, l'interrompant.一 Des enfants ! LE FLOTTEUR, péremptoire ; les mots viennent facilement. Ils sont tous morts sauf un qui nous écrit chaque semaine. JEROME, un morceau de papier argenté à la main. - Voici sa dernière lettre. Je n'arrive pas à lire la signature. LE FLOTTEUR, hâtivement. - Nanos. Il a trois ans. MAUD. - Quand viendra-t-il, père ? J'ai hâte de revoir ses petites fesses couleur de guimauve ; ses mains serrent mon cœur; j'ai de la peine à respirer. JEROME. - J'ai trente ans. MAUD. Moi vingt-six. JEROME, après deux minutes de réflexion, méfiant. Que faisons- nous ici? MAUD bondit du sol en s'étranglant. Plaintivement. J'étais heureuse. Ne demande rien. Ne me réveille pas, ne dis rien ; je sens le soleil sur mon dos nu, l'eau douce caresse mes cuisses; laisse la chambre s'enfumer de rêves, coule doucement sur le terrain gazonné, caresse-moi ; ne t'attife plus d'artifices cérébraux. Coule le long de moi... (Elle se couche par terre; un bras recouvre ses yeux.) JÉROME, s'asseyant, pétulant. Tu as un nom anglais. LE FLOTTEUR, toujours attentif. Pensez Pourquoi pas ? au beau lac vert aux reflets de ciel; les orangers sont en fleurs, les mandolines aussi; le soleil chauffe le jasmin qui grimpe le long des trompes cagneuses des éléphants; dans chaque des maison de terre cuite un chat dort content; quelquefois il pleut tout doucement. MAUD, les yeux fermés. Comment t'appelles-tu, Père ? LE FLOTTEUR, troublé. - Je ne sais plus. JEROME, moqueur. Inventez. Inventez vite, vieil homme, avant que je ne dénonce l'imposteur que vous êtes. LE FLOTTEUR. - Quel père a un nom ? JEROME. - Vous n'êtes pas mon père ; j'ai le droit de connaître votre nom. LE FLOTTEUR, vite. — Ma femme vous l'épellera. MAUD, des larmes sillonnent ses joues. Sa bouche est ronde, sucrée. Ma mère ! Ma mère aux hanches de fer chauffé au soleil, aux seins de gelée blanche, aux yeux de madrigals. JEROME. J'écoute. Je cherche frénétiquement mon orientation; le Nord, le vrai Nord. LE FLOTTEUR, pointant vers la fenêtre. 一 Voilà l'étoile du berger. JÉROME, avec force. - N'essaie pas de me jouer, il n'y a rien derrière cette vitre. MAUD; vicieuse. - Si, un mur. JEROME. Un mur derrière la porte, un autre dans le miroir, un vautour tête baissée dans le lavabo Tigrane, Tigrane, je deviens, fou ! MAUD, glacée. Tigrane! Mes ovaires meurent en moi, je ne suis plus que douleur. JÉROME, affalé sur la table, ses poings battent le bois. Tigrane, femme aimée, perdue, perdue; je n'ai plus que ton nom pour me couvrir. LE FLOTTEUR. - Pitié, pitié. MAUD, à nouveau autoritaire. J'ai une boussole dans le ventre, écoute-la, elle te dit qu'il faut tuer Père. JÉROME lève la tête et regarde Maud longuement. Puis il ferme les yeux et laisse tomber son front sur la table. Il chuchote. - Tigrane... LE FLOTTEUR pleure.

RIDEAU

Joyce MANSOUR

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LA SALAMANDRE BRÛLE

SALE BRU LARDEE D'AMANTS, quelle pluie féroce d'étincelles désormais râclera les trous qu'au trefois garnissaient tes yeux ? Tes yeux d'étain envahis par les rats qui ne cessent de te harceler et qui parviennent à se glisser dans le cerveau grâce à la fente percée au fond de la cavité oculaire agrandie par leurs soins. Ils sont fidèles comme des arrêts du cœur. Une colonie de crabes de grande race monte sous ta robe et s'installe sur le haut de tes cuisses. Ils broutent le triangle velu de ton sexe qui jouit au toucher de leurs pattes animées d'un mouvement perpétuel. Ils te domptent ; ton bec canné en goitre traine parmi les gravois et les râles ; l'instant venu, te voici préte à recevoir le mort-né qui naitra. Il est né ! Il a grillé toute une boite d'allumettes pour contempler la flamme pure d'un bois tendre; et seuls des noms de couleur lui viennent à l'esprit. Inutile de les dénommer : La grisette du temple se vêt autour du cou d'une couleuvre gris-lune ; boiteuse et nue, sur ses seins porcins purule une coulée de lèvres grumelines. Elle est chaste comme la hyène. Seul le vautour aux verrues de saindoux se permit d'utiliser son corps par une belle nuit d'été. Charmeuse, elle l'aimait tant qu'elle en vécut. De sa voix de grève désolée, elle célèbre chaque jour les circonstances et les péripéties de la disparition de l'amant. Des montagnes inconnues s'établissent en cernes sous les yeux du visage aimé ; le reste est fleuve à limites imprévues. Insaisissable océan voyageur !

LARD BRUN ET LAS DE DAMAS, écartelé sur verre ample réchauffant, salin tu ne peux l'être, sapeur aux yeux de péridot, toi qui râcles l'humidité terreuse au fond des rivières avec la complicité de ton mièvre voisin. Que dois-tu regretter de ta mission ? Un verre de chaux bu trop vite avant le repas du soir ? Cela ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête. Les cavernes que tu creuses te mettent en contact direct avec les forces ténébrantes de la terre : chaque matin tu pénètres plus avant dans les bois mous du noir. La colère des arbres gronde contre l'idolâtre, secouant d'un frisson l'ensemble des branches mêlées à la terre et aux racines dont l'existence est entretenue par le feu invisible et froid propre au monde de la Ténèbre. Par les règnes enfouis et les roches animales, les floraisons instantanées, les brusques naissances de monstres aussitot morts, créent le climat d'éternelle agonie, maître sur un sol de cadavres et de germes non différenciés bientôt prêts à imposer partout les lois de leur vie carbonique. Malgré ces oppressions et la peur constante qui règne absolument, tu ne peux que suivre le mouvement de tes pieds autonome en train de devenir un nouveau mécanisme en service permanent dans l'insondable pays noir.

L'ALE AMER BRULE ET DANSE, les pores suent un hydrogène enflammé au contact du métal inférieur qui peu à peu assèche les veines, aménage des centres de chauffe à tous les confluents artériels qui distillent les passages d'eau accumulés en geysers de pierre, perce les nœuds de vitalité dans lesquels il pénètre, coulée de laves froides, et broie le mécanisme subtil du cœur. Avant que tu ne te précipites dans les entrailles de ce laminoir viscéral, malaxeur d'organes, on te prie de songer au moins une fois aux perturbations que ta plongée causera. Il n'est pas aussi facile de s'abstraire — qui le veut ? Inquiétude ridicule ; tes poumons alcalins aussi froids qu'une outarde pourront-ils résister à l'envahissement des méduses du noir ? Penche ta tête près du bord. Sauras-tu te prémunir contre ce vent immobile et pâteux qui pèse contre les arbres de la mort ? C'est la vie éternelle et délabrée qui règne en ces domaines. Rien ne laisse supposer l'octroi du pire en ces couches dont le simulacre de sommeil occulte un comportement d'une exceptionnelle lucidité qui ne peut manquer de te perdre, orthocère impatient, pendant que tu croiras trouver ton terme au bout de l'oviducte. Ton œil saisi du plus puissant vertige rentre et sort de son orbite ; il n'y saurait rester. L'appel de là-bas ne soufire aucune discussion. Nous ne serons pas à même de disputer son existence aux molosses du noir. La vapeur d'eau te dissoudra-t-elle enfin ? Chaque instant te replace hors du cadre établi. Insituable, inavouable, multiforme. Le noir solide seul pourrait te maintenir figé. Récemment tu découvris le séfrinaire, géant des forêts souterraines ; tu faillis même ne plus pouvoir te décoller de son tronc visqueux et grouillant tant la rencontre fut souhaitée ; lui garde ton empreinte incrustée dans sa chair. Depuis ce jour, tu ne sais plus laver ton ventre désormais de boue. Plus jamais retrouvé, trop et trop peu connu, le séfrinaire meurtrier t'occira.

LAME BUE SUR LES CENDRES, acier, tu chuchotes à l'intérieur du gouffre où ton ambition vient de te plonger. A présent, tu dois connaître les pouvoirs qui t'étaient offerts. Sans mesure tu t'y donnes. Lar visqueux recouvre ton visage d'une pellicule assez opaque pour te cacher l'environ déjà presque imperceptible au fond de ce cratère. Détache, oh détache cela de toi ! des lambeaux de ta chair restent collés à l'atmosphère plus collante que ton sang. Egrène-les ! Bibelots suspendus sans fil. Tu poursuis ton chemin malgré le trou béant qui déjà te défigure: Où peut-il te mener ? A quelle rencontre luxuriante songes-tu ? Les pas d'aveugle creusent leurs empreintes toujours plus profondes : ta jambe élève à chaque instant son double poids de terre. Maintenant tu ne sais plus arrêter le mécanisme de tes muscles glacés. Seule ta tête reste encore visible, lent météore des gouffres, objet rampant dont le sillage même disparait bientôt, nageur souterrain, horrible explorateur. Il est louable de célébrer ton incorporation définitive à la terre noire et rouge. Tes poignets se parent des premières racines animales, bracelets vibreurs, sentinelles de la Ténèbre dont on peut déjà percevoir les émanations. Est-ce à toi qu'il sera donné d'en franchir le seuil inviolé ? Sauras-tu traverser sans heurt les forêts de séfrinaires dont tu ne peux que deviner la présence tant qu'une rencontre mortelle n'aura pas lieu ? Leurs branches noires et molles ne connaissent pas les feuilles ; lisses et malléables, leur contact engendre la vermine intestinale. Les orifices du corps soigneusement bouchés, tu es en passe de devenir le maître-nageur souterrain.

Guy CABANEL (A l'animal Noir)

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D'UN HOMARD ET D'UNE SORCIÈRE

introduction ux Cartes d'Analogie

Une application directe du système de Fourier fut à l'origine du jeu dit de la « carte d'analogie » qui prit naissance un été que nous nous trouvions quelques-uns réunis sur la côte bretonne. Il s'agissait de vérifier, au moyen d'images poétiques, « l'état des ressorts sensoriels et affectifs » de chacun d'entre nous, en relation avec les trois types de « passions mécanisantes » : cabaliste, composite, papillonne, définis par la théorie fouriériste. Les images obtenues, classées sous des rubriques correspondantes, formaient une sorte de fiche signalétique qui reçut le nom de « carte d'analogie », en signe de protestation contre l'étroit assujettissement de la pensée au principe d'identité (pourtant notoirement insuffisant en un tel domaine, souvenons-nous de Rimbaud). Mais, en raison même de la nature de la classification établie par Fourier, cette première ébauche demeurait très approximative. Il fut décidé de la reprendre sur de nouvelles bases, dans le cadre de l'activité surréaliste au cours de l'hiver 1957-1958, à Paris. Sous la forme où il s'est finalement imposé à nous, ce jeu comprend un élément fixe : l'armature de la carte, et deux éléments variables : la qualité des personnages qui en fournissent le thème, leur nombre, ainsi que celui des joueurs. La carte d'analogie, telle qu'elle se présente dans les exemples publiés par ailleurs, comporte dix-neuf rubriques, pour la plupart déduites de celles qui leur correspondent dans l'ancien modèle de la carte d'identité française (exception faite pour la rubrique « voix », qui a été ajoutée). Ces correspondances terme à terme ont déjà par elles-mêmes une valeur analogique et traduisent un certain dépassement poétique des caté- gories initiales. En voici la liste, à l'exclusion du nom, qui pour des raisons aisément compréhensibles, ne subit aucun changement :

Photographie : Animal. Père et mère : Issu de. Lieu de naissance : Lieu géographique. Date de naissance : Evénement historique. Nationalité : Civilisation. Profession : Activité désintéressée. Domicile : Tableau. Taille : Végétal. Cheveux : Couleur. Visage : Héros légendaire ou romanesque. Yeux : Minéral. Teint : Phénomène météorologique. Nez : Parfum. Voix : Poème. Signes particuliers : Penchant sexuel. Changement de domicile : Moyen de transport. Religion : Conception du monde. Empreinte digitale : Caractère d'unicité.

La majorité de ces équivalences, ou plutôt de ces « traductions », se passe de commentaires. Précisons tout de même qu'à la question : « Issu de ? », la réponse peut être n'importe quel couple d'objets animés ou inanimés, à condition que l'un des deux tienne symboliquement le rôle de l'homme, l'autre, celui de la femme, comme le parapluie et la machine à coudre dans la célèbre image de Lautréamont. Il n'est que trop évident par ailleurs qu'un tableau peut servir de domicile: est-il rien que nous aimions tant qu'une peinture où nous puissions entrer et circuler ? Le fait de dire d'un homme qu'il a le visage ovale ou rond est certainement moins révélateur que de le décrire sous les traits de Jason (Freud) ou d'Immalie (Héloise). Quant au caractère d'unicité, il faut entendre par là une formule, généralement poétique, lapidaire tou- jours, par laquelle on s'efforce d'exprimer ce que le personnage considéré a d'absolument propre et d'irremplaçable. L'armature de la carte d'analogie, son prototype en blanc, n'est ainsi pas autre chose qu'une grille qui doit permettre de déchiffrer l'énigme, ou plutôt certaines énigmes, cachées sous le voile de la personnalité. En dépit de ressemblances superficielles, le nouveau jeu, qui consiste à décrire analogiquement un personnage dont l'identité est connue, n'a donc aucun rapport avec le jeu du portrait, dans lequel il faut au contraire deviner cette identité. Bien entendu, un minimum de sympathie, à tout le moins un « préjugé favorable » pour le personnage en cause, est exigé des joueurs, faute de quoi la communication sensible ne saurait s'établir entre eux et lui. Un minimum de connaissances biographiques est également requis. Quant au choix des personnages, il fut admis qu'il porterait, à l'exclusion des vivants, sur des personnages historiques, susceptibles d'être largement connus et appréciés de nous tous. L'élaboration d'une carte comprend deux phases. Soit, par exemple, à déterminer l'animal auquel correspond Baudelaire. Le choix de Baudelaire est annoncé plusieurs jours à l'avance. Première phase : chacun des participants prépare en secret sa réponse à cette question, ainsi qu'aux suivantes. Au cours de la séance de jeu (seconde phase), il inscrit cette réponse, qui doit être anonyme, sur un bulletin. Toutes les réponses sont ensuite lues et l'on vote pour chacune d'elles, ces votes pouvant être précédés de remarques ou d'explications. La réponse adoptée est, bien entendu, celle qui réunit le plus grand nombre de voix, soit, dans l'exemple choisi : le cygne noir. Les auteurs des réponses se font connaître après chaque vote. Une analyse détaillée de l'ensemble des réponses obtenues (plusieurs centaines pour chaque carte d'analogie), montrerait qu'il en est fort peu qui n'offrent aucun intérêt, soit en elles-mêmes, soit en relation avec celles des autres joueurs. Bornons-nous à indiquer qu'elles se répartissent de l'une des trois manières suivantes : elles se recoupent allant quelquefois jusqu'à la similitude totale ou partielle, comme dans le cas du lieu de naissance de Freud, trois réponses ayant indiqué : Gizeh, aux pieds du Sphinx ; elles se divisent en groupes antinomiques ou divergents, exprimant ainsi la nature contradictoire du personnage auquel elles s'appliquent (pour Baudelaire, par exemple, à la question concernant l'animal, un tiers environ des réponses proposait un oiseau, un autre tiers un félin, cependant que les autres s'accordaient pour désigner le loup) ; elles tendent enfin à se disperser, la majorité d'entre elles ne parvenant à exprimer qu'un aspect de la personne considérée. Il serait également fort instructif d'analyser non plus l'ensemble des réponses de tous les participants à une ou plusieurs questions, mais toutes celles d'un même joueur pour une même carte. Un tel examen ferait apparaitre les multiples incidences individuelles et collectives qui se manifestent à l'occasion de ce jeu et prouverait à l'évidence que les cartes d'analogie participent de la double nature du reflet et du faisceau lumineux qui l'engendre, qu'elles réfléchissent un personnage en même temps qu'elles l'éclairent. Ainsi, au même titre que les autres jeux surréalistes, celui de la carte d'analogie est à la fois autant et plus qu'un moyen de distraction ;. une forme d'activité privilégiée liée à une conception poétique de la vie, une façon d'être sérieux sans avoir l'ennui de le paraitre, une manière de vaincre la solitude grâce à l'échange illimité des valeurs sensibles.

Jean-Louis BÉDOUIN.

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Huit cartes d'analogie

HÉLOÏSE

Photographie : Colombe poignardée. Issue : D'une voile noire et d'un matin de mai. Date de naissance : Création du Campus Sceleratus. Lieu de naissance : Tolède. Nationalité : Islam des traditions arabes et juives partiellement constitutives du Graal. Profession : Chercheuse d'étoiles doubles. Domicile : La Dame à la Licorne. Taille : Sorbier « doux-fleurant ». Cheveux : Vert luisant. Visage : Immalie. Yeux : Larmes congelées. Teint : Arc-en-ciel de nuit. Nez : Citronnier en fleurs. Voix : Le Roi Renaud. Signe particulier : Liturgie profane. Changement de domicile : Chaîne de puits. Religion : Cercle Grand-Un. Empreinte digitale : Sans tête elle pleure.

JONATHAN SWIFT

Photographie : Lion de mer. Issu : D'un homard et d'une sorcière. Date de naissance : Diogène éteint sa lanterne. Lieu de naissance : Ville fantôme du Nevada. Nationalité : Têtes rondes du Tassili. Profession : Tatoueur de bagnard Domicile : Le Valet ensorcelé, de Baldung. Taille : Ebénier. Cheveux : Bouton d'or. Visage : Cuchulainn. Yeux : Mercure. Teint : Givre. Nez : Armoise (fleur de Saint-Jean).. Voix : Le Mousse de la Pi-ouit, de Jarry. Signe particulier : Pilotage de clitoris. Changement de domicile : Train de bois flotté. Religion : Zen. Empreinte digitale : Le cœur dans la flèche.

HENRI ROUSSEAU

Photographie : Oiseau à berceau. Issu : De la pleine lune et d'un volet fermé. Date de naissance : Inauguration du premier mât de cocagne. Lieu de naissance : Cabane de charbonnier dans la forêt de Fontainebleau. Nationalité : Civilisation du miel. (Indiens Guayaquis) Profession : Marchand d'oublies Domicile : Bois gravés pour l'appendice du Livre des monstres (Ambroise Paré). Taille : Citrouille. Cheveux : Vert jardin. Visage : Noé Yeux : Escarboucle. Teint : Embellie. Nez : Croissant chaud. Voix : La Tempête, de Shakespeare. Signe particulier : Friandises aux petites filles à la sortie d'école. Changement de domicile : Maison à vapeur de Jules Verne. Religion : Chasse au cerf-volant sur l'horizon intérieur. Empreinte digitale : La bonde du baquet de Mesmer.

FRÉDÉRIC NIETZSCHE

Photographie : Silure. Issu : D'un manche de poignard et d'une lame de fond. Date de naissance : Funérailles de Ché Houang-ti (l'Homme vrai). Lieu de naissance : Dernier étage de la Tour de Pise. Nationalité : Inde dravidienne, culte de Çiva et Kali. Profession : Fouetteur de toupie. Domicile : Bataille d'Alexandre, par Altdorfer. Taille : Ortie en fleurs. Cheveux : Bleu acier. Visage : Nemrod (La Fin de Satan). Yeux : Mispickel. Teint : Orage dans la forêt pétrifiée. Nez : Résine. Voix : Dialogue d'un prêtre et d'un moribond, de Sade. Signe particulier : Vertige sur photographies. Changement de domicile : Roue excentrique et dentée. Religion : Fusion de Prométhée et de son vautour. Empreinte digitale : Saut de la mort au zénith.

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La psycho-sociologie de Fourier

.................................. L'amour de charme de toute l'humanité, la passion qui fait des demi-dieux, passion composée mais essentiellement spirituelle, pousse ses racines sur des « amours passagers» c'est-à-dire sur la libre sexualité. Est-ce là une fantaisie délirante de Fourier ou bien son projet d'un exaucement des sens est-il fondé ? En fait les mystiques nous donnent l'exemple réel d'une telle transmutation de la chair en esprit. Dans les vers de Saint Jean de la Croix, par exemple, l'émoi érotique et la vie spirituelle communiquent au point que l'on ne saisit plus le passage de l'un à l'autre mais l'écoulement d'un flot unique. En ces mots clairs le simple élan commun s'élève et s'approfondit à l'infini. Or, Fourier, s'il ne vise pas un accord immédiat aussi exceptionnel, rêve cependant d'un pareil agrandissement de l'individu qui, par le plus particulier et le plus corporel, atteindrait au plus élevé, à l'accord , omnimode », source et fin de la morale. On passe en harmonie des mouvements sensibles, du désir le plus nu à l'amour de l'humanité. Aussi bien Fourier se dresse-t-il une fois encore en marge. Breton lui-même glisse parfois à une mystique négative de la sexualité : J'adore, je n'ai jamais cessé d'adorer ton ombre vénéneuse, ton ombre mortelle. Mortelle, peut-être, Breton l'aperçoit parce qu'il n'a pas « réussi » encore à obtenir du génie de la beauté qu'il soit tout à fait le mime avec ses ailes claires ou ses ailes sombres... L'enfant que je demeure par rapport à ce que je souhaiterais étre n'a pas tout à fait désappris le dualisme du bien et du mal. » Fourier, lui, ignore tranquillement ce dualisme traditionnel. On passe dans son monde de cette « nuit » à la plus haute réalité morale. La sérénité est rare en ce domaine. Elle est la force de Fourier. Si on compare ses dires non plus aux parades puritaines, mais à toutes les outrances littéraires contemporaines, ce n'est point la vesanie érotique qui nous apparait mais un curieux équilibre paien. Fourier est de ceux qui semblent capables de vaincre une vieille antithese : celle de la chair et de l'esprit. Breton écrit : « De nos jours, le monde sexuel n'a pas, que je sache, cessé d'opposer à notre volonté de pénétration de l'univers son infracassable noyau de nuit. L'épreuve érotique est irréductible à toute convention superficielle et au leurre d'une fausse connaissance. C'est la même intuition qui est à la source des projets de Fourier. Aux idées abstraites, aux purs devoirs dictés par la raison pratique, hors de toute sensibilité, il oppose une communion vécue qui prend sa source au plus individuel et contingent. Mais de ce « mystère » il ne fait pas un « sphinx noir. » En Harmonie, il n'est pas d'ombre vénéneuse - est-ce parce que le réel est privé de sa densité et l'obstacle allègrement franchi par le rêve utopique ou parce que Fourier a su pressentir l'enrichissement possible de cette « descente aux enfers » ? Le certain est qu'il n'a pas ignoré le problème et qu'il ne l'a pas traité légèrement. Les amours libres sont « pivot » social, passage possible du sensible particulier à la fraternité humaine, et cependant Fourier n'ignore pas les perversions ni les aberrations sexuelles; mais ce dialecticien spontané fait d'elles des transitions privilégiées à l'amour illimité. Les amours saphiennes Par exemple engrènent , dit-il, de l'amitié à l'amour. Il n'est pas jusqu'aux goûts bizarres qui ne soient garants d'un lien social plus étendu, puisqu'ils obligeront le plus souvent ceux qui les possèdent à chercher au loin leurs et qu'ils relieront donc des groupes destines, semblaieil, a demeurer sépares Ana limiter diais leurs, dire que la sexualité est expression du plus particulier et du plus contingent, c'est aligner des mots privés de sens ou bien indiquer qu'elle suscite toujours une société secrète, en ce sens que s'y déploie enfin le plus individuel et le plus caché. La norme ici, comme en tout autre domaine, est une abstraction vide. Or, si Fourier comprend largement cette vérité, son paradoxe est d'affirmer que la sexualité, essentiellement privée, ne nous coupe pas d'autrui ni de l'être, mais tout au contraire. La vérité secrète des amants se relie, pour lui, à la vérité de l'homme uni au monde. Ici Fourier pressent ce que la psychanalyse élaborera. La sexualité est une expression privilégiée, essentielle de notre être humain social. Blle est corrélative à l'harmonie individuelle et sociale. Mais comment ? Fourier ne l'a pas explicité. Si nous ne voulons pas nous contenter de ses affirmations il nous faut chercher à travers les textes. Tout d'abord, il parie d'un essor vrai, donc humain et non pas instinctif et brutal. « Il faut prévenir, dit-il, l'influence exclusive du principe matériel ou lubricité qui seul en amour dégrade l'espèce humaine, la ravale au niveau des brutes ». Une analyse très dure précise sa pensée. Il stigmatise les accouplements d'occasion provoqués par la chaine domes- tique sans aucune illusion ni d'esprit ni de cœur. « C'est, continue-t-il, un effet très ordinaire chez la masse du peuple où les époux affadis, bourrus, et se querellant pendant le jour, se réconcilient forcément au chevet, parce qu'ils n'ont »as de quoi acheter deux lits et que le contact, le brut aiguil. on des sens, triomphe un instant de la satiété conjugale. Si c'est là de l'amour, c'est du plus matériel et du plus trivial. » Le plaisir de l'amour n'est donc pas seulement le plus vif des plaisirs sensibles. Déjà Montaigne remarquait qu' « en la plupart du monde, cette partie de notre était comme déifiée. En méme province, corps les uns se l'écorchaient pour en offrir et consacrer un lopin, les autres offraient et consacraient leur semence ». Ainsi marquait-on un ordre à part, un dépassement et qui ne visait pas la seule génération. Fourier, en tout cas, distingue radicalement la sexualité et la génération et se distingue par là, radicalement, des « naturistes ». Pour Diderot, par exemple, les sauvages d'Otahiti mangent pour croitre et croissent pour multiplier ». Cette vue utilitaire et simpliste est bien éloignée de Fourier. Il insiste d'autant plus sur ce point qu'il a conçu un « optimum de population » : une région trop dense ne produit pas toutes les richesses possibles, un pays surpeuple est réduit à la famine (1). Quand la population du glohe aura atteint « le grand complet », elle ne devra plus s'accroître, car l'ordre des séries serait faussé « par engorgement » et la surabondance nécessaire au bonheur disparaîtrait. Ces vues indignèrent mais un siècle après Fourier elles répondent à une préoccupation réelle. On tourne le danger de surpeuplement mondial en rêvant de coloniser les planètes proches de la terre, en préparant la consommation des algues marines, ou en faisant la guerre (2). Fourier n'a pas envisagé ces « solutions » mais il parla de la stérilité des 2/3 des femmes, stérilité obtenue par divers moyens : la vigueur, dit-il, associée à une nourriture raffinée, un exercice intégral du corps et surtout la liberté amoureuse - qui ne favorise pas la génération mais au contraire - l'exemple des courtisanes, ose-t-il écrire, en témoigne. Il envisage d'ailleurs d'autres moyens « encore inconnus ». Mais l'essentiel, et qui nous intéresse ici, est que leș relations amoureuses libres et multiples n'ont pas la génération pour fin. poirect valeu mot frer luguen quet part, dans lespert de Fourier : appréciant les sociétés de francs-maçons, ils avaient créé tout ce qu'il fallait, dit-il, pour acquérir lustre et puissance. Que leur a-t-il manqué pour atteindre le plus brillant développement social ? le génie d'animer leurs rencontres et leurs réunions. Il leur eut fallu « creer une religion de la volupté, introduire des femmes dans leurs cérémonies, et par le libertinage même ils atteignaient une puissance « invincible ». La sexualité est en ce passage clairement indiquée comme capable d'enrichir et d'animer la sécheresse et l'abstraction des principes civilisés, capables de susciter « une religion » (2). Est-ce incohérence ou folie? Non pas, car, Fourier nous l'a dit, il prétend fonder la fraternité non sur la charité mais sur une « passion de charme » véhémente et fougueuse. Or, le désir amoureux vise un être tout entier. Il n'est pas amour du seul esprit, il nait de la beauté apparue. Les amis de la transcendante pensée voient là une contradiction, ils ne voudraient aimer que l'esprit, ils sont emportés contre leur gré par l'amour réel et sensuel. La pensée chrétienne, plus profonde, voit la même injustice en l'amour du beau qu'il soit d'esprit ou de corps. La charité est autre, qui s'étend au plus misérable, au plus laid comme au pauvre d'esprit. A l'opposé des morales abstraites et de tout amour du beau idéal, c'est à une même profondeur réelle que tend l'amour « de charme et non de charité ». Il y a une élection injuste, élan tout contraire à la charité dans l'amour mais ce choix lui-même s'il est vécu dans sa plénitude porte un autre sens. Il s'adresse à un être unique aimé dans sa particularité. C'est une plaisance d'un jour ou un amour durable, mais toujours il vise l'étre total. Chateaubriand, au début des Mémoires d'Outre-Tombe, compose, pour sa félicité supréme, une temme les femmes qu'il a connues. de toutes Si l'on pouvait réussir une beauté de tels morceaux séparés, elle serait froide sans doute « comme un rêve de pierre ». C'est une désolante chimère et d'une singulière insensibilité. L'amour charnel, plus évidemment que tout autre, résiste à la résolution en une essence idéale. Il est en sa vérité l'acceptation, l'amour de ce qui est, une sorte de soumission joyeuse à la contingence. C'est pourquoi, bien qu'il soit une passion de charme, n'est point tant éloigné qu'il ne semble d'abord de la charité. Il est une reconnaissance d'autrui dans sa réalité tout entière et dans sa chair même, Fourier le nomme « illusion réelle ». Or, c'est là précisément ce qui le sépare de la tradition moralisatrice. Il ne s'agit pas de dépasser l'incarnation mais bien plutôt de la réaliser en soi et en l'autre, de se sacrer le corps comme l'esprit. Sartre, en une pénétrante analyse (3) a bien montré qu'au moment du désir la conscience « s'englue » dans la chair, on se fait corps pour accéder au corps de l'autre. Mais en ce mouvement spontané, il voit une intention perverse : c'est pour mieux dominer autrui, pour le « posséder » que l'on cherche à l'envoûter. Le sujet peut s'oublier en cette quête et se perdre en son propre corps jusqu'au masochisme mais le désir se prolonge plutôt en désir de prendre, en mouvements sadiques. Alors, il se nie lui-même, il est échec en tous les cas, effort vain pour s'approprier la conscience de l'autre. L'inspiration bien différente de Fourier pose derechef la question : le désir est-il en effet perverti à sa source, ruse obscure de la conscience qui tend à prendre au piège l'autre sujet ? La relation maitre- esclave a fait un immense chemin depuis Hegel mais j'ai montré que, pour Fourier, elle n'est pas inéluctable et non plus que tout autre rapport humain, la sexualité ne l'implique nécessairement. Sartre la voit partout, il n'est pas pour lui de « regards échangés ». Il n'est même pas de regards vus. Du seul fait d'être regardé, le regard se mue en œil, en chose. En vérité, ce n'est que dans le mépris ou l'indifférence que le regard de l'autre devient chose du monde. Encore est-ce une position instable à quoi la réaction de l'autre, mortifié, peut mettre bon ordre. Nous éprouvons quotidiennement que des regards se rencontrent. Nous ne sommes plus librement seuls devant un regard. Cet échange peut être furtif, banal, marquer une limitation réciproque ou plus profondément un accord, la multiplication de deux points de vue. Mais le visage meme et le corps tout entier en tant qu'ils signifiens. un sujet, suscitent aussi l' «échange » des relations réciproquet et qui n'impliquent pas nécessairement domination ou esclavage ; le corps du danseur, si nu soit-il, n'est jamais regardé comme une chose. Il signifie en chacun de ses gestes. Il est habillé de ses mouvements. Il se dépasse à chaque instant. Il est rythme, c'est-à-dire esprit plus que chair. Au contraire, la « danseuse nue », si elle n'est danseuse que de nom, montre son corps quand elle retire ses voiles. La relation qui se crée entre elle et ceux qui la regardent est alors en effet de domination sadique. Cela veut dire que l'on ne peut regarder la chair comme chair dans sa « facticité », sans domination. Elle est chose du monde pour le regard conscient. La vue domine son objet, le tient à distance s'il n'indique d'abord un sujet. Celui qui regarde est isolé en sa conscience maitresse et même un regard d'admiration peut blesser : il juge, il jauge. Mais le désir bouleverse la froide tranquillité de la connaissance. Il n'est plus de clair regard, de sujet pur mais un émoi partagé. L'amant se fait corps pour jouir du corps de l'aimé. Le trouble empâte alors la conscience, dit justement Sartre mais, par là même, on a entin accès, sans domination, à la chair de l'autre. Deux corps, pénétrés de trouble et plus vivants que jamais, se découvrent sans que l'un domine, sans que l'autre soit opprimé. Ce délire, qui nous fait nous sentir plus réels, peut aller jusqu'à vivre en autrui. Le désir n'est comble que dans la réciprocité jusqu'à sa pointe extrême petite mort, dit-on, fulguration, dilution de la conscience dans le corps, image de la mort, de la dilution dans le monde où il n'y a ›lus d'individualité. D'où les rapports souvent relevés entre a volupté et la mort Mais de cette « petite mort », précisément, le sujet revient délivré du trouble par son excès même. Il a fait l'épreuve vraie de la contingence, au niveau même de cette contingence. Ces rapports qui peuvent dériver vers le sadisme ou le masochisme sont donc capables, en leur vérité, de fonder un accès libre au corps d'autrui, libre, c'est-à-dire sans maitrise ni servitude et par suite un accès aux choses mêmes du monde, à la nature, car ils sont possibilité de fusion du sujet et de l'objet. Pour la conscience isolée, le monde est « prolifération absurde et nauséeuse ». Pour l'homme sensible, elle a une âme : par l'intermédiaire de son corps, il participe à elle. La séparation du « philosophe » est à l'extrême celle de celui qui va mourir. Le Prince André agonisant (4) voit Nathalie d'au-delà les frontières de l'existence, sans aucun sentiment. Mais si quelque force parfois lui revient, son amour renait. Pour celui qui vibre aux choses, elles vivent avec lui. La pierre même et le métal dans la main du sculpteur sont animés. Respectant leur nature, il en fait un bel objet humain. Cette soumission au réel et cette création sont mouvement de l'amour et de la poésie. La nature devient sensible pour qui vit en elle : « La charrue écorche la plaine ...et les vents battent les rameaux D'une amoureuse violence » (5).

Ce « surréel » est le principe même des analogies de Fourier. Théophile de Viau était un « libertin » (6). Peut-étre n'est-ce point un hasard si, comme le veulent les surréalistes, il y a communication, variations continues de l'émotion érotique à l'émotion poétique, toutes deux sources de merveilleux. Dans une perspective différente, Valéry conclut à des choses analogues. Il ne passe pas de l'amour aux choses du monde, mais son goût pour la mer lui éclaire, au contraire, les « possibilités » de l'amour : « nage - Se retourner dans la pure et profonde substance boire et souffler la divine amertume, c'est pour mon étre le jeu comparable à l'amour, l'action où tout mon corps se fait tout signes et tout forces, comme une main s'ouvre et se ferme, parle et agit. Ici tout le corps se donne, se reprend, se conçoit, se dépense, et veut épuiser ses possibles! Il la brasse, il la vent saisir, étreindre, il devient fou de vie et de sa libre mobilité. Il l'aime, il la possède, il engendre avec elle mille étranges idées. Par elle, je suis l'homme que je veux étre, mon corps devient l'instrument direct de l'esprit et cependant l'auteur de toutes ses idées. Tout s'éclaire pour moi, je comprends à l'extrême ce que l'amour pourrait être : excès du réel. Les caresses sont connaissances, les actes de l'amant seraient les modèles des œuvres ». La sexualité est un élan qui franchit sa fin apparente. Elle est participation à l'autre dans sa contingence la plus étrangère à la claire pensée. Elle est richesse qui s'épanche. C'est par et au-delà du trouble sensible que se crée l'union la plus intime à un être — à tous les êtres, dit Fourier. Frédéric II, rapporte-t-on, demanda un jour à Voltaire pourquoi, à son avis, il aimait si peu les hommes et Voltaire répliqua : « Sire, c'est que vous n'aimez pas les femmes. » Fourier se serait enchanté de cette boutade qui répond exactement à sa pensée. Il pressent, s'il ne l'explique pas clairement ce que devait montrer la psychanalyse : que la sexualité symbolise notre être au monde et à l'autre; si elle est pervertie, empêchée, il y a subversion des justes communications avec autrui et le refus peut être du corps. Au contráire, Fourier accepte sans restriction notre situation de fait ; nous ne sommes ni de purs esprits charitables et bons d'emblée, ni des bêtes brutes; ni anges ni bêtes. La fraternité, la communion humaine naissent par et au-delà du sensible et plus spécialement par ce plaisir privilégié qui exige la présence d'autrui. La libre et vraie sexualité est signe d'Harmonie individueile et sociale car, pour Fourier, comme pour les psychanalistes, il y a parallélisme entre l'accomplissement du sujet et la constitution des objets. Fourier lui-même fut si libéral que sa reconnaissance s'étendit jusqu'à la natare; entravée par notre séparation, elle déploierait, pour des hommes plus parfaits, ses riches virtualités. Le despotisme ne peut donc être que total et la reconnaissance de l'autre, de l'être même le plus étranger, également. Ainsi la reconnaissance n'est pas un froid énoncé de la raison, un vœu pieux et logique. Pour ce dialecticien spontané, la cohésion humaine est assurée grâce aux phénomènes qui, le plus súrement, échappent à l'emprise sociale. Mais si les passions sensitives et la sexualité sont liées à l'organisme particulier, la société qu'elles soudent en acquerra peut-être les propriétés d'un tout organique.

Simone DEBOUT


(1) Fourier — Théorie des 4 mouvements et Nouveau Monde - 1ère notice, mœurs phanérogames. « L'homme, sans raison et tout charnel, procrée des enfants par douzaines et se ravale au niveau des insectes quand il crée des fourmilières d'enfants qui seront réduits à se dévorer entre eux par excès de nombre. Ils ne se mangeront pas corporellement comme les insectes, poissons ou bêtes féroces, mais ils se dévoreront politiquement par rapines, guerres et perfidies de civilisation perfectible. • (2) cf. 4 Mouvements p. 296-297 et Egarement de la raison, p. 79. En particulier : « le culte de la volupté aurait cadré merveilleusement avec la philosophie moderne... Les systèmes économiques trop décharnés avaient besoin de s'allier à une secte religieuse pour donner de l'âme à leurs arides préceptes. » (3) Sartre - L'Etre et le Néant - Les relations concrètes avec autrui. Pages 447-466 et suivantes. (4) Cf. Tolstoi, Guerre et Paix. (5) Théophile de Viau. (6) Au double sens du mot au xvie siècle : incrédule et de mœurs légères.

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SOLEIL SANS ÂGE

Il n'y a rien en moi sauf une grande blessure, un creux que personne ne parcourt plus, présent sans fenêtre, pensée qui revient, se répète, se reflète et se perd dans sa propre transparence, conscience transpercée par un œil qui se regarde se regarder jusqu'à s'abolir de clarté : j'ai vu ton atroce écaille, Mélusine, l'aube briller, verdâtre, tu dormais recoquillée dans les draps et en t'éveillant tu as crié comme un oiseau et tu es tombée sans fin, brisée et blanche, de toi il n'est rien resté que ton cri, et au bout de siècles je me découvre avec de la toux et une mauvaise vue, mélangeant de vieilles photos : il n'y a personne, tu n'es personne, un tas de cendre et un balai, un couteau ébréché et un plumeau, une dépouille accrochée à des os. une grappe déjà sèche, un trou noir et au fond du trou les deux yeux d'une enfant noyée depuis mille ans. regards enterrés dans un puits. regards qui nous voient depuis le commencement, regards enfants de la vieille mère, qui voit dans un grand fils un jeune père. regard mère de la fille solitaire qui voit le père grandi dans le fils enfant, regards qui nous regardent depuis le fond de la vie et sont des pièges de la mort

  • ou à l'inverse : tomber dans ces yeux est-ce revenir à la vie véritable ? tomber, revenir, me rêver et que me rêvent d'autres yeux futurs, une autre vie, d'autres nuages, mourir d'une autre mort!
  • cette nuit me suffit, et cet instant qui n'en finit pas de s'ouvrir et de me révéler où j'étais, qui je fus, comment tu t'appelles, comment moi je m'appelle:       traçai-je des plans pour l'été — et tous les étés - dans Christopher Street, voici dix ans, avec Phillis qui avait deux fossettes où les moineaux buvaient de la lumière? sur le Paseo de la Reforma, Carmen, me disait-elle «l'air n'a pas de poids ici, c'est toujours octobre » ou l'a-t-elle dit à un autre que j'ai perdu ou l'inventé-je et personne ne me l'a dit? cheminé-je dans la nuit d'Oaxaca, immense et vert sombre comme un arbre, parlant seul comme le vent fou et en arrivant à ma chambre — toujours une chambre - les miroirs ne me reconnurent-ils pas? de l'hôtel Vernet avons-nous vu l'aube danser avec les châtaigners — « il est très tard» disais-tu en te coiffant et je voyais des taches sur le mur sans rien dire? avons-nous monté ensemble au sommet de la tour, avons-nous vu le soir tomber du haut du récif? avons-nous mangé des raisins à Bidard? avons-nous acheté des gardénias à Perote ?       noms, lieux, rues et rues, visages, places, rues, gares, un parc, chambres seules, des taches sur le mur, quelqu'un se peigne, quelqu'un chante à côté de moi, quelqu'un shabille, chambres, lieux, rues, noms, chambres.

Madrid, 1937, sur la place de l'Ange, les femmes cousaient et chantaient avec leurs enfants. puis on sonna l'alarme et il y eut des cris, des maisons agenouillées dans la poussière, des tours fendues, des fronts crachés et l'ouragan permanent des moteurs : tous deux se déshabillèrent et s'aimèrent pour défendre notre part éternelle, notre part de temps et de paradis, toucher notre racine et nous remettre, retrouver notre héritage arraché par des voleurs de vie il y a mille siècles, tous deux se déshabillèrent et s'embrassèrent parce que les nudités enlacées franchissent le temps et sont invuinérables rien ne les touche, ils reviennent au commencement, il n'y a ni toi ni moi, ni demain, ni hier, ni noms, une vérité de deux dans une âme et un corps, oh être total...       chambres à la dérive entre des villes qui coulent à pic des chambres et des rues, des noms comme des blessures la chambre avec des fenêtres donnant sur d'autres chambres avec le même papier décoloré, où un homme en chemise lit le journal où une femme repasse; la chambre claire que visitent les branches du pêcher; l'autre chambre : dehors toujours il pleut et il y a une cour et trois enfants oxydés; des chambres qui sont des navires se balançant dans un golfe de lumière, ou des sous-marins : le silence se répand en ondes vertes, tout ce que nous touchons devient phosphorescent; mausolées du luxe, les portraits déjà rongés, les tapis raides; pièges, cellules, cavernes enchantées, volières et chambres numérotées, tous se transfigurent, tous volent, chaque moulure est un nuage, chaque porte donne sur la mer, les champs, l'air, chaque table est un festin; fermées comme des coquillages, le temps inutilement les assiège, il n'y a pas de temps ni de mur : espace, espace, ouvre la main, cueille cette richesse, prends les fruits, mange la vie, étends-toi au pied de l'arbre, bois de l'eau! tout se transfigure et est sacré, chaque chambre est le centre du monde, est la première nuit, le premier jour, le monde naît lorsque tous deux s'embrassent, goutte de lumière aux entrailles transparentes la chambre comme un fruit s'entrouvre ou éclate comme un astre taciturne et les lois rongées par les souris, les grilles des banques et les prisons, les grilles de papier, les fils de fer barbelés, les timbres, les épines et les piquants, le sermon monocorde des armes, le scorpion mielleux à barrette, le tigre à chistera, président du Club Végétarien et de la Croix Rouge, l'âne pédagogue, le crocodile jouant au rédempteur, au père des peuples, le Chef, le requin, l'architecte de l'avenir, le cochon en uniforme, le fils préféré de l'Eglise qui lave sa noire denture avec de l'eau bénite et prend des leçons d'anglais et de démocratie, les parois invisibles, les masques pourris qui séparent l'homme des hommes, l'homme de lui-même,       s'écroulent pendant un instant immense et nous entrevoyons notre unité perdue, l'abandon d'être hommes, la gloire d'être hommes et de partager le pain, le soleil, la mort, la surprise oubliée d'être vivants. .................................... Octavio PAZ

(Traduit par Benjamin Péret)

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Oscar Panizza et Le concile d'amour

Dans sa « Bibliothèque perdue » (1) Walter Mehring, poète allemand contemporain, a tiré de son tombeau où il dort à Tombre du « cyprès amer », le pauvre Oscar Panizza, poète maudit, maudit par l'Eglise et par l'Etat, si bien maudit que son ombre même est dissipée et que son nom suscite partout le point d'interrogation. Oscar Panizza, authentique Bavarois, est né en 1853 d'un père catholique bigot, d'origine italienne et d'une mère farouche huguenote, descendante d'une famille française. Son enfance s'est déroulée sous le signe d'une féroce hostilité au catholicisme, soigneusement cultivée par la mère, qui se vengeait ainsi de son mari — décédé en 1855 - et de sa tyrannie religieuse. Outre cette haine, maman Panizza inculqua au garçon l'amour des lettres (elle écrivait elle-même et laissa à sa mort de copieux manuscrits) et de la langue française qu'en bonne huguenote elle pratiquait traditionnellement. Panizza ayant conquis sur le tard son doctorat en médecine (« summa cum laude » dit-il avec quelque fierté), exerça pendant deux ou trois ans comme médecin des fous — Fatalité, voici le bout de ton oreille! — Il avait déjà publié quelques vers, peu originaux d'ailleurs, lorsqu'il renonça définitivement à la médecine pour se consacrer entièrement à la littérature. Il fut l'un des « phénomènes » des milieux littéraires de Munich, célèbre par son érudition et par sa verve satirique. Or, pour son malheur, cette verve s'exerçait surtout aux dépens de la religion, et en Bavière la religion c'est le catholicisme. En protestant évolué, Panizza ignorait le blasphème ; mais la loi bavaroise le punissait sans indulgence. Un premier pamphlet intitulé L'immaculée conception des Papes, où Panizza, par la bouche d'un pseudo-moine espagnol réclamait pour le pape le privilège accordé à Marie par le dogme de 1854, et par voie de conséquence l'élargissement de la Trinité à une « Quintunité », fut saisi dès sa parution et détruit. Deux ans plus tard, en 1895, Panizza rédicivait, cette fois avec une pièce de théâtre, le Concile d'amour, tragédie céleste. Il l'avait fait imprimer en Suisse, s'maginant naïvement échapper ainsi à la vindicte de l'Eglise bavaroise. La pièce fit l'effet du pavé dans la marc (en l'occurrence un bénitier). Les autorités affolées - si on allait monter la pièce sur les tréteaux ? — confisquèrent l'œuvre et infligérent à l'auteur un an de prison ferme. L'affaire fit du bruit, la pièce suscita des admirateurs. Le poète Liliencron, officier de vieille noblesse prussienne, conser- vateur bien-pensant, écrivit son admiration à Panizza sous cotte forme laconique : • Kolossal! und nochmals geradezu kolossal ! » Le vieux Fontane, écœuré par le procès, défendit le poète, en privé il est vrai, dans des lettres à Maximilian Harden. Mais ses amis, frappés de stupeur, s'étaient tu. Le boisseau de lumière (2). la soutane avait définitivement recouvert la

Cette condamnation marqua dans la vie du poète une cassure dramatique. Il continua désormais sa carrière littéraire en Suisse, puis à Paris, où quelques années plus tard devaient se manifester ses premières crises de folie de la persécution. Entre temps était venu se joindre à son ennemi spirituel un ennemi temporel, Guillaume II, qu'il attaqua dans un recueil de vers, Parisiana, et dans une œuvre demeurée manuscrite, Imperialia. En 1904, Panizza, dont les biens avaient été déjà séquestrés, devait revenir à l'asile d'aliénés, non plus en médecin, mais en malade. Il y mourut en 1921.

Mais revenons au Concile d'amour. On s'étonnera peut-être d'une telle sévérité de la justice. Car, à vrai dire, ce n'était pas la première fois que la religion était attaquée en Allemagne, où le blasphème était officiellement puni. Au cours du xixe siècle les critiques avaient foisonné ; elles étaient parfois rudes. Il est vrai qu'elles émanaient de philosophes et la philosophie, tout autant que le latin, brave l'honnêteté. Tout le monde avait lu David Strauss, Bruno Bauer, Feuerbach, Karl Marx, Max Stirner, etc. Et avant que Zarathoustra eût pompeusement annoncé la « mort de Dieu », Heine avait montré comment le vieux Kant avait innocemment sonné son enterrement par la Critique de la raison pure. Seulement Panizza, lui, s'était servi d'une arme plus terrible; le rire. Inde ira. Voici une brève analyse de la tragédie céleste : L'action se passe au Ciel et sur la terre, en 1495, date de la première apparition de la syphilis en Europe. Le rideau s'ouvre sur le Ciel où l'auteur nous présente la famille divine environnée de ses angéliques serviteurs. Dieu le Père, vieux gâteux désormais incapable de créer (« Dieu est mort »), a pratiquement abdiqué sa puissance entre les mains non de Jésus, mais de la Vierge Marie. Celle-ci apparaît en usurpatrice, menant désormais le jeu céleste. C'est une maîtresse femme, doublée d'une coquette qui sait émailler ses propos de citations françaises. Elle impose sa loi dédaigneuse non seulement à Dieu le Père, mais aussi à Jésus. Elle n'éprouve guère que du mépris à l'égard de ce Dieu égrotant qui crache ses poumons à la moindre parole. Survient un messager qui revient d'Italie ; il rapporte au Ciel les turpitudes de la cour papale où règne le Borgia Alexandre VI. Dieu le Père, dans un accès de fureur terrible, où il semble retrouver une certaine vigueur, menace d'exterminer toute la race humaine. Mais Marie intervient, lui rappelant en quelque sorte que Dieu a besoin des hommes. Sur quoi Dieu le Père se calme. Les personnes divines assistent alors, pour en avoir le cœur net, aux scènes d'orgie qui se déroulent à la cour du pape (3). Après cet intermède d'une belle allure scénique, Dieu le Père décide de réunir un concile céleste pour statuer d'un châtiment exemplaire destiné à l'humanité, concile auquel doit participer, outre la Trinité augmentée de Marie, le Diable en personne. Au cours d'une scène burlesque où Dieu le Père et Jésus se révèlent décidément déficients, c'est Marie qui charge le Diable d'inventer le châtiment suprême. Celui-ci se retire alors dans son appartement, simple cul de basse-fosse. Il y médite d'abord sur sa propre condition — la condition humaine - puis sur les moyens de réaliser le châtiment demandé. Il suscite tour à tour les grandes pécheresses de l'histoire qui peuplent son royaume, pour retenir finalement Salomé, avec laquelle il engendrera une femme d'une beauté inouie : c'est elle qui ira sur terre infecter le genre humain. Deuxième scène à la cour du Pape, où la « femme » apparaît à la fin d'un service divin, provoquant tumultes et passions. Le pape l'emmène avec lui. Dernière scène : dans le matin blême la « femme » demi-nue sort du palais papal par une porte dérobée ; elle a tous les stigmates d'une courtisane au sortir d'une nuit d'orgie. Le Diable surgit alors brusquement et la houspille avec brutalité, la rappelant à sa mission : « Et maintenant, chez les cardinaux ! Et puis chez les évêques ! et puis... et enfin chez le reste de la racaille humaine ! Au trot, et tâche de ne pas oublier la HIÉRARCHIE! »

Jean BRÉJOUX

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Le Concile D'AMOUR, ACTE III, Scène I

Au ciel. Dans l'intimité d'un Boudoir bleu, PONroN d'un trône petit prive, simple el confortable. Dieu le Père, Marie, Jésus, le Diable. Les trois premiers sont assis sur leurs sièges, le dernier est debout acuant eux; est d'un costame collant noir; silhouette mince au visage spiritues, tirés, entièrement rasé, aux traits aisés, empreints d'une certaine aigreur que reflète aussi son teint de cire. Il rappelle par son allure quelque juif de bonne société. Il est appuyé sur ane jambe et soutient l'autre de ses mains.

DIEU LE PERE, d'une voix grave et brève. Ami, nous t'avons convoqué près de Nous. Il s'agit d'une mission particulière, qui... (il s'arrête) qui réclame qui une particulière habileté. Je sais, tu es un grand penseur (le Diable s'incline), ne pourrais-tu pas... (il s'arrête) il s'agit... hmmm ! d'un être... hmm!.. d'une chose... qui serait en mesure d'exercer une influence... sur cette humanité complètement perdue... dont les aspirations Nous répugnent.. (le Diable fait une révérence polie indiquant qu'il ne comprend que trop et qu'il est désolé) hm !... pour la remettre sur le sentier de la vertu... hm ! et de la vraie décence... au moyen d'une punition bien sentie... hm! en sorte que... hm.... (se tournant vers le Christ) mon cher Fils, dis-le lui, toi... Je suis malhabile paroles, j'ai surtout agi dans ma vie et rarement eu recours aux paroles. Jésus, se lève à grand'peine. Après une courte réflexion il parie d'abondance. — Monsieur, nous avions pensé faire appel à votre aide, en une circonstance qui peut vous apporter d'aussi grands avantages qu'à nous-mêmes, — je veux dire qu'il ne s'agit pas le moins du monde de vous priver de votre puissance sur les hommes, dans la sphère de leurs activités terrestres, s'entend, — je vous le dis expressément pour prévenir a priori tout soupçon de votre part en l'occurrence (le Diable se défend poliment d'un geste de la main, indiquant que pareille idée ne lui serait jamais venue à l'esprit), au contraire, vous auriez sur eux, en l'occurrence, un pouvoir beaucoup plus discrétionnaire : il s'agit d'un compromis... d'un accord relatif à la rectification des frontières de nos pouvoirs respectifs... qui ne lèserait en rien les parties contractantes et pour lequel Nous-mêmes, étant donnée l'habileté dont vous avez toujours fait preuve, votre sagacité, votre tact, votre... prévenance, votre... culture, votre... votre... (il se met à tousser, perd la respiration, halete, gémit, râle; il rejette le corps en arriere, les yeux lui sortent de la tête, son front se mouille de sueur : crise d'asthme). MARIE, se précipite, tandis que le Diable simule avec beaucoup de distinction une réserve embarrassée. — Ménage-toi, mon fils, tu ne devrais pas parler, cela ne fait qu'aggraver ton mal, tu es souffrant (elle se tourne vers le Diable. Sur un ton chaleureux) Mon cher ami, nous avons besoin de toi. Il n'est pas nécessaire, n'est-ce pas, que l'on sache que c'est toi qui a manigancé l'affaire (le Diable fait un geste de dénégation polie pour la rassurer). Je t'en prie, aide-nous, tu ne le regretteras pas (elle lui fait un clin d'œil), tu comprends... (elle montre du doigt Dieu le Père, signifiant par là qu'il est vieux, sourd, infirme et qu'il ne fera obstacle à rien. Le Diable s'incline à nouveau). En bref voici ce dont il s'agit : on a eu la malencontreuse idée (elle montre Dieu le Père) de nous faire assister à une scène qui se déroulait à Rome, dans le palais du pape, dans ses appartements... Comment s'appelle-t-il, au fait?... LE DIABLE, obligeamment. Alexandre VI, de son vrai nom Rodrigo Borgia... MARIE. — C'est ça, ah! ce Borgia..., quelle horreur, quel scandale! il s'agissait d'un repas pascal !... DIEU LE PÈRE, (éclatant soudain sur un ton de grossièreté sans la moindre retenue). - Pouah ! Cochonnerie du diable! Pouah ! Cochonnerie du diable ! Pouah, pouah ! JESUS, reprenant ses sens, fait chorus d'une voix faible. — Oui, cochonnerie du diable! Cochonnerie du diable ! LE DIABLE, confus et très irrité. — Pardon, pardon... dans ces conditions... il vaudrait mieux que je renonce... à continuer... (il fait mine de se retirer). DIEU LE PÈRE, désireux d'arranger les choses, se tourne vers le Diable. — Bon Dieu ! mais non! Je ne disais pas cela pour vous... LE DIABLE, piqué. - Pourtant, si j'ai bien compris... DIEU LE PÈRE. - Non, non et non! Je ne voulais pas, cela Nous est sorti de bouche... une vieille habitude... j'avais oublié... LE DIABLE revient sur ses pas. D'un air distingué et conciliant, le sourire amer, il brosse une de ses manches d'une pichenette. - Je vous en prie, je vous en prie... MARIE. — Non, non, mon ami, tu es des nôtres. Il n'est pas question de vouloir te choquer. Nous avons trop besoin de ton aide et nous ne tolérerons pas (d'une voix forte, à l'adresse du vieillard) que l'on offense notre cher cousin, notre allié, notre bien-aimé frère (le Diable s'incline avec reconnaissance)... en un mot, enfin, voici l'affaire: renonçant pour des raisons d'ordre supérieur à une destruction complète de la race humaine, que l'on avait envisagée en haut lieu (elle fait un signe vers Dien le Père), nous avons décidé une vengeance bien sentie, style déluge, et pour cela nous avons besoin de quelqu'un, d'une chose, d'une influence, d'une force, d'une personne, d'un poison, bref d'un quelque chose qui puisse endiguer l'obscénité des hommes, surtout des Napolitains et des Romains, au point de vue sexuel. Ah, fi donc! (I) (elle verse un peu d'eau de Cologne sur un petit mouchoir de dentelle qu'elle se met sous le nez. Elle respire doucement et, louchant par dessus son mouchoir du côté du Diable), qui mette un frein à la bestialité des mâles et des femelles dans les attouchements et les conjonctions qui leur semblent nécessaires mais ne doivent servir et ne sont tolérées que dans les strictes limites des besoins de la reproduction - ah, c'est terrible! (1) (respirant à nouveau un peu d'eau Cologne) enfin, tu me comprends... LE DIABLE, voix de basse sonore, avec emphase. - Je comprends... DIEU LE PÈRE, râclant et gargouillant. — Oui, c'est ça, endiguer, mettre un frein... JESUS, de sa voix de poitrinaire. Oui, oui... endiguer... mettre un frein... LE DIABLE, après un instant de réflexion. - Faut-il que ce soit très énergique...? MARIE, son mouchoir de dentelle tendu vers le Diable, approuve vigoureusement du chef, pour elle-même et pour les autres. — En vérité, il faut quelque chose de très énergique... DIEU LE PÈRE lui jette un regard vitreux; il semble n'avoir pas très bien saisi, finalement il approuve d'une voix faible et grasseyante. - Oui, oui ! JESUS, se remettant lentement de sa crise, dans un souffle. — Oui, oui... LE DIABLE, il est resté pendant tout ce temps la tête penchée, deux doigts sur les lèvres, réfléchissant. - Faut-il que la chose ait une conséquence immédiate...? MARIE. — Mais naturellement, mais naturellement! DIEU LE PÈRE, même jeu. - Naturellement, naturellement! JÉSUS veut prononcer à son tour les deux "naturellement", mais il s'y prend trop tard, Marie a déjà repris la parole et de son mouchoir, elle fait signe à Jésus de se taire; celui-ci, le regard avide, suit le moindre de ses mouvements. MARIE, au Diable. — Tu es sur la bonne voie, mon ami, tu peux être sûr de notre bienveillance! LE DIABLE jette à Marie un bref et perçant regard, puis se repionge dans sa meartation. Après un long silence qui n'est troublé que par les râles de Jésus, il reprend la parole en scandant les mots. Alors - il faudrait - mettre - cette épine - ce poison - hm ! dans... (levant un doigt comme pour mieux se faire comprendre) dans la - chose elle-même, dans la - hm! (toussotant, conjonction ! l'air agressif), dans la... MARIE, très femme du monde. - Charmant ! ah, c'est charmant ! (1) DIEU LE PÈRE qui ne comprend pas très bien, regarde avec des yeux ronds et répète sur le même ton les paroles de Marie. — Oui, oui, oui, oui... JESUS veut répéter à son tour, mais n'y arrive pas. Apeuré, il jette des regards angoissés d'abord sur Dieu le Père, puis sur Marie et articule enfin pénibiement. — 0 - i, o - i. LE DIABLE, après avoir observé froidement le comportement de Jésus sans en être ie moindrement troublé dans ses réflexions, reprend en insistant sur les mots - Il faudrait empoisonner la sécrétion au moment de l'acte sexuel! MARIE. - Ah, mais comment ? Oh, ça devient intéressant ! (elle se carre dans son fauteuil) Dieu le Père et Jésus qui, cette fois, semblent avoir vaguement compris, tournent la tête vers le Diable et le regardent avec des yeux ronds. LE DIABLE, reprenant ses propres paroles comme pour mieux se pénétrer de son idée. Il faudrait empoisonner la sécrétion au moment de l'acte sexuel! MARIE. - Tu veux dire la semence? (elle porte son mouchoir un instant à ses lèvres, comme s'il hui fallait avaler quelque chose de désagréable). ЦЕ DIABLE, vivement. - Non, non - pas la semence! - pas l'œuf, sinon les enfants aussi seraient touchés et, une fois échaudés, rendus malins, plus moyen de les avoir ! Or il faut qu'ils y passent eux aussi ! Non, laissons intacts semence et œuf pour que la reproduction humaine continue son petit bonhomme de chemin. Mais l'acteur lui-même, celui que l'instinct fait foncer droit au but, celui-là, il faut l'empoisonner par un adjuvant, un quelque chose qui apparaisse en même temps que la semence et l'œuf et qui, comme c'est le cas chez les serpents, ne soit plus nocif pour son producteur, mais pour son partenaire, son vis-à-vis dans la « française › (2) sexuelle • oh, pardon ! - Si j'ose m'exprimer ainsi! (Marie lève les sourcils pour faire toir qu'elle a compris) si bien que l'homme puisse infecter la femme, ou la femme l'homme ou tous les deux s'infecter mutuellement — ce qui serait le cas le plus avantageux -et tout cela sans qu'ils s'en doutent, perdus dans leur extase, dans le fallacieux rêve d'un bonheur suprême! (il fait un signe à Marie pour lui demander si elle le comprend bien; celle-ci approuve joyeusement en agitant son petit mouchoir de dentelle), et que, balbutiant comme des enfants, ils barbotent dans cet horrible bouillon de culture !!! MARIE. - C'est glorieux ! C'est charmant ! C'est diabolique! Mais... comment? (3) (Dieu le Père et Jésus continuent à faire des yeux ronds). LE DIABLE. — Ah, Madame ! J'en fais mon affaire! MARIE. - Soit ! Mais alors à une condition : quoi que tu fasses, il faut que l'homme ait besoin de rédemption! LE DIABLE, très maître de lui - Il gardera toujours son besoin de rédemption. MARIE. — Encore faut-il qu'il demeure propre à la rédemption ! LE DIABLE, balançant ses mains à la hauteur de ses épaules, dans un geste de maquignon. - Propre à la rédemption - après que je l'aurai empoisonné, et empoisonné sur commande - hm! voilà qui me paraît difficile! MARIE quitte vivement son trône et s'approche de Dieu le Père et de Jésus.— Alors toute l'affaire est par terre! - Si nous ne pouvons plus racheter les hommes, à quoi bon tant d'histoires ? Dieu le Père et Jésus lèvent les mains avec désespoir. Jésus qui s'est un peu remis, suit désormais la conversation avec un intérêt plus vif. Le diable, un sourire sardonique aux lèvres, fait demi-tour sur son talon droit. et, singeant les regrets, tel un marchand juit, hausse les épaules. Le moment est pénible. L'affaire semble ne pouvoir être conclue. Silence. MARIE revient lentement à son trône et pour faire diversion, demande brusquement au Diable sur un ton affectueux. - A propos, comment va ton pied ? LE DIABLE, jouant le jeu. - Couci-couça, pas mieux, mais pas beaucoup plus mal. Mon Dieu! (frappant sur sa jambe raccourcie) il n'y a plus grand'chose à y faire, sale fourbi ! MARIE, baissant la voix. - Cela vient de ta chute? (le diable reste longtemps silencieux, puis opine gravement de la tête. Marie de plus en plus gentille) Et autrement, comment va la grand' mère ? LE DIABLE, même jeu. — Notre Lilith? Oh, merci, elle va très bien ! MARIE. - Et les petits ? LE DIABLE. — Merci ! merci! Ils vont tous pour le mieux! Nouveau silence. Marie, indécise, finit par aller vers Dieu le Père et converse un instant à voix basse avec lui. Sur quoi : DIEU LE PÈRE, montrant avec ostentation qu'il est au fait. - Voyons, voyons, mon ami, tu dois pouvoir fabriquer une chose capable d'empoisonner l'humanité sans la faire périr irrémédiablement! C'est que nous désirons la racheter par la suite, n'est-ce pas, mon fils ? JÉSUS. - Nous désirons la racheter ! MARIE. - Il nous faut la racheter ! LE DIABLE. — La mission devient par trop compliquée! Il faut que je trouve quelque chose d'ignoble, de charmant et de vénéneux à la fois! Si je dois les toucher dans leurs rapports secrets, dans leurs rapports amoureux, et les empoisonner du même coup, alors il faut que l'âme y passe elle-aussi ! car l'âme est directement dans le coup ! DIEU LE PÈRE, étonné. — L'âme est dans le coup ? JÉSUS, de même, mais répétant machinalement. - L'âme est dans le coup ? MARIE, affirmative, comme si elle se parlait elle-même, avec une vague réminiscence - L'âme est directement dans le coup ! LE DIABLE après un moment de silence, s'adressant ironiquement à Dieu le Père. — Bon Dieu ! n'es-Tu pas le Créateur ? Serais-Tu ignorant ? DIEU LE PÈRE. avec mauvaise humeur. - Nous - hm ! - Nous ne créons plus ! - Nous sommes fatigué! Et d'ailleurs le domaine proprement terrestre de la sensualité est de ton ressort. Donc arrange-toi, souille les âmes si tu veux, mais qu'elles puissent retrouver toute leur pureté! JÉSUS, encore faible, veut répéter ces dernières phrases mais ne réussit qu'a dire : - Souille - les - âmes... LE DIABLE, à Dieu le Père. - Exciter les hommes à l'amour, dis-Tu, et en même temps les empoisonner? DIEU LE PÈRE. Evidemment ! sinon ils ne marcheront pas! JÉSUS, qui a repris son soufle. — La volupté les rend aveugles, à ce que j'ai entendu dire. MARIE. - Tiens ! on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre! DIEU LE PÈRE. — Cherche un peu dans tes chaudrons de sorcières ! Il n'y manque pas d'ingrédients! Et dans ton enfer, tu en as stocké de toutes les couleurs. Tu es passé maître dans ce genre de cuisine! Touille, mélange, crée, engendre-moi quelque chose! MARIE. — De toutes façons il faut que ce soit extrêmement alléchant, si possible quelque chose de féminin. JESUS. - Oui, extrêmement alléchant. DIABLE, creusant une idée. Lubrique et destructeur à la fois, dites- vous, en somme ? Et que l'âme ne soit pas définitivement détruite? TOUS LES TROIS, ensemble. — Lubrique - destructeur alléchant - vénéneux voluptueux - atroce - qui brûle le cerveau et les veines. DIEU LE PÈRE. — Mais pas l'âme! A cause de la contrition! A cause du désespoir ! LE DIABLE arrête brusquement ses réflexions. - Attendez ! j'ai trouvé quelque chose ! Je vais en toucher deux mots à Hérodiade ! (à mi-voix pour lui- même) Lubrique et destructeur à la fois ! (Haut) Je vous apporterai quelque chose ! MARIE. - Dieu soit loué, enfin! LE DIABLE, faisant demi-tour pour partir. — Je crois que j'ai trouvé ! DIEU LE PERE. — Bravo, bravo ! MARIE. — Bravo, bravo ! JÉSUS. - Bravo, bravo! TOUS LES TROIS se lèvent de leurs sièges, autant que faire se peut et, joyeusement, en frappant doucement dans leurs mains. — Bravo, Diable, bravo, bravissimo ! LE DIABLE s'incline encore une fois pour prendre congé et fait claquer ses doigts en se retirant. — Je reviendrai bientôt! Il sort. En l'ouvrant il aperçoit quelques jeunes anges qui ont éconté derrière la porte. Il saisit le premier par les ailes, et le corrige d'importance. L'ange s'enfuit avec les autres en poussant des cris affreux. Puis on voit le Diable ouvrir une trappe, où il disparaît et qu'il referme sur lui. Les trois divinités disparaissent dans la coulisse tandis qu'on change les décors.

OSCAR PANIZZA

Le texte intégral du CONCILE D'AMOUR dans la traduction de Jean Bréjoux paraîtra en 1959 aux éditions Jean-Jacques Pauvert. - Introduction par André Breton.


(1) En français dans le texte. Ce petit détail a son importance pour mieux situer le caractère de Marie. Autrefois, dans la société allemande, le bon ton, sinon un certain snobisme, exigeait que l'on place quelques expressions françaises dans la conversation. (N.-d.-T.) (2) Ancienne danse, sorte de quadrille. (3) En français dans le texte.

  • Zurich, Verlags-Magazin (J. Schabelitz), 1895.

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LA LUMIÈRE OU LA VIE

Sur le bord du rio Coluene, on passe du poste Capitão Vasconcêlos à la forêt comme, de n'importe quelle maison des villes, on sort dans la rue. On la trouve partout, silencieuse et sombre, grande gueule prête à se refermer sur l'intrus. Comparée à la forêt tropicale, la forêt française la plus dense fait l'effet d'un parc agencé par Le Nôtre. Ici, tout rappelle les époques géologiques révolues d'où l'homme était encore absent. C'est un grouillement silencieux et obscur de végétaux qui s'entretuent, s'écrasent, s'étouffent, périssent et ressuscitent dans d'autres espèces. Passés les premiers fourrés que la main de l'homme a dégagés, de partout s'offrent des pistes tracées par les pieds des Indiens. La plupart s'arrêtent cependant, à bout de souffle, cent, deux cents mètres plus loin devan: d'impénétrables taillis ou vont trébucher sur un amas de troncs pourris en bordure desquels croissent parfois quelques fleurs à l'aspect inquiétant de tranches de foie de veau avarié, nimbées d'un nuage de moucherons qui les délaissent sur-le-champ pour le visage du curieux penché au-dessus d'elles. Mais, sont-ce des fleurs ? Une violente odeur de moisissure s'en dégage à moins qu'elle ne provienne du sol même et n'en imprègne toute la végétation. N'était la longue feuille lancéolée qui semble soutenir la fleur, on serait tenté de penser à quelque cryptogame recélant un poison mortel. Il faut revenir sur ses pas. Une autre piste s'offre qui débouche sur une clairière hérissée de termitières. Là, tous les arbres en portent comme des parasites monstrueux, des excroissances hideuses, des goîtres répugnants, qui ne semblent cependant pas les affecter. Au contraire, plus libres en dépit des énormes bubosités qui paraissent les ronger, miette par miette, ils retrouvent plus: aisément le soleil. Plusieurs pistes partent de cette clairière pour se glisser, cambrioleurs aux aguets, dans la forêt où le soleil a fait place à un crépuscule hostile. Ni les arbres ni le sol n'ont réussi à absorber complètement l'averse de la veille. Une goutte d'eau tombant de feuille en feuille brise le silence qui éclate comme une vitre sous l'impact d'un caillou et vous emplit la tête d'un long bourdonnement qui semble se poursuivre jusqu'à l'infini. Puis le silence retombe comme un drap trempé, pas même troublé par le bruit de mes pas sur l'épais tapis de végétaux qui bientot seront humus.

Aucune vie, hormis celle des plantes! Est-ce la présence toute proche des hommes qui a chassé les bêtes de leur logis? La forêt, ici, ressemble à un nid vide depuis si longtemps que les plantes ont tenté de combler par leur immobilité l'agitation de l'oiseau absent. Et toujours cette pénombre suspecte où toutes les feuilles luisent d'un vert obscur, comme si l'absence de lumière ne permettait à la végétation que des tons propres à l'ombre et susceptibles de l'accentuer. Et toujours ce silence mou et gluant, limace hideuse qu'il ne sert de rien d'écraser du choc du pied trébuchant sur un tronc car il absorbe le bruit à la manière dont une éponge s'emplit d'eau. Pourtant, miracle! Quel est ce parfum à peine perceptible, léger comme une chevelure d'adolescente et d'où provient-il? Je cherche des yeux et ne vois rien; mais si, là, à trois pas, des corolles comme de volubilis, d'un mauve pastellisé, si délicieusement fraîches qu'elles profèrent par leur seule présence un réquisitoire contre leur entourage hostile. En voici une demi-douzaine, tombées sur le sol spongieux et répandant une fréle lumière d'aube dans ce crépuscule d'angoisse. Elles sont tombées, mais d'où? Je parcours la futaie du regard et finis par découvrir à plus de qua- tre mètres de hauteur la délicate guirlande d'une fine liane qui court entre les grands arbres porter son message de lumière, de fraicheur et de par- fum. Si insolites, ces fleurs! On dirait une petite fille jouant au cerceau devant un enterrement, un bébé vagissant dans un charnier! La piste déjà étroite se rétrécit encore. Ce n'est plus qu'un tunnel dans la forêt moisie où l'on avance parfois plié en deux, giflé à chaque pas par un bouquet de feuilles, accroché par une branche morte qui se rompt avec un bruit de pistolet qu'on arme, glissant sur le sol détrempé où l'on n'évite de tomber qu'en se retenant à un tronc ou à une liane. Des arbres morts qui se diluent en poussière spongieuse sont écroules en travers de la piste. Il faut les franchir presque à quatre pattes en dépit de la répugnance qu'on éprouve à enfoncer les mains dans cette matière indéfinissable qui n'est plus du bois et pas encore de la terre, qui cache peut-être dans ses plaies beantes un insecte venimeux ou un reptile plus dangereux encore. On finit par observer des nuances dans la pénombre, luisante à droite, mate à gauche, ailleurs dense comme un fruit suspect. Celle-ci colle à la peau comme une sangsue. On dirait qu'on s'enlise dans une ombre visqueuse où l'on réussit par miracle à conserver la tête au-dessus de la vase. Le tunnel, cependant, s'élargit, devient même possible de se redresser. On a le sentiment de reprendre pied sur une terre quelque peu ferme et sûre et, soudain, au détour de la piste, l'œil est accroché par un grand pan de clarté qui luit dans l'ombre et fascine comme l'œil d'un fauve géant. Un ruissellement de catleyas dévale d'un arbre mort soutenu par un vivant qu'il a courbé sous son poids. Combien de fleurs étincellent dans la pénombre? Cent, mille, peut-être ? C'est une cascade de lumière qui descend vers le sol où elle arrivera bientôt. Et toujours pas une présence : l'immobilité totale des momies dans leur sarcophage. Où sont les aras criards qui tourbillonnent et se poursuivent à la tombée du jour au-dessus du poste ? Où sont les petits singes, ces macaços prégos qu'un rien fait gémir et dont les Indiens semblent amplifier le cri aigu pour saluer, le soir, le retour des chasseurs? Où sont les petits perro- quets verts, guère plus gros qu'un merle, qui jacassent du matin au soir, et les mutums et les pacas et les chevreuils que les indiens réussissent parfois abattre? Les bêtes ici n'émergent-elles de l'ombre qu'à l'aube ou au crépuscule pour pourvoir à leurs besoins ? Mon œil non exercé n'aperçoit-il aucune vie là où l'Indien la découvre ? J'ai peine à croire qu'aucun être vivant ne hante cette obscurité glauque où l'humidité suinte de partout. Pas un chant d'oiseal On se prend désirer ele manifestation de vie animale; quand ce ne serait que le glissement furtif d'un reptile qui s'enfuit, mais non. rien. Quelque piste qu'on emprunte. on aboutit toujours au même spec- tacle d'immobilité, de pénombre et de moisissure tragiques. Les « grands arbres pleins d'oiseaux muets et de singes, qu'évoquait Apollinaire, ne sont pas d'ici. On sent, dans cette forêt, que tout se délaie, se dissout, s'efface jusqu'aux pierres. D'ailleurs on n'en aperçoit aucune. S'il y en a elles doivent achever de fondre sous une épaisse couche d'humus en fermentation. Un homme qui serait frappé de léthargie soudaine en pareil lieu ne se réveillerait jamais : serait dissous avant de reprendre ses sens. Des heures j'ai erré dans la forêt sans y soupçonner la moindre présence, bien que je la guettasse à chaque pas. Si haut qu'on puisse regarder vers le ciel dissimulé et l'invisible soleil, ce n'est qu'une mêlée végétale : là se livre sans répit une bataille sans issue. Toutes les espèces s'empoignent en un combat féroce dont l'enjeu immédiat est, là-haut, la lumière à laquelle il est interdit de toucher le sol pour que les plus faibles périssent. A cette mêlée s'en ajoute une autre où souvent les vainqueurs de la première sont terrassés : celle des arbres et des lianes. Rares sont ceux qu'aucune ne saisit par une branche ou en un point quelconque du tronc. Parfois même plusieurs lianes d'espèces différentes se disputent le même arbre qu'elles ont condamné, en même temps qu'elles s'empoignent en une lutte sans merci pour se supprimer l'une l'autre. Combat silencieux, âpre, tenace, de toutes les secondes, où l'on devine que la nuit même — elle doit si peu présenter de différence avec le jour — est mise à profit pour conquérir un avantage, gravir un millimètre ou resserrer une étreinte. Et la terre qui se venge, colle son humidité tenace aux troncs qu'elle ronge miette par miette, jusqu'à ce que l'arbre peut-être vainqueur au sommet, s'écroule, miné à sa base, en une déroute de lianes et de parasites végétaux de toutes sortes, pour recevoir, le jour où il ne sera plus qu'un squelette rongé par l'humidité et la moisissure, sa couronne triomphale d'orchidées dont l'éclat insulte sa défaite et sa mort. Pas de pitié! Les hommes, ici, n'ont aucune pitié pour les arbres et la forêt leur rend au centuple leur hostilité.

Benjamin PERET

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LES PARFUMS LOURDS

D'un regard acéré comme la pointe d'un couteau espagnol, j'observe l'envers du décor. Je perçois l'exacte densité de poussière qu'il a sans doute fallu déposer sur la toile de ces roses artificielles pour les rendre si proches de la réalité. Le parfum feutré qui se dégage de ces pétales desséchés par l'air chaud du radiateur me produit le même effet, me procure la même sensa- tion que la pulpeuse saveur de la marihuana. A son tour me pénètre jusqu'au fond de la gorge l'odeur byzantine d'une femme déjà mûre. L'entrave de sa jupe qui rapproche la chair de ses cuisses force encore l'âcre senteur à glisser sur la molesquine du tabouret. Il lui suffit alors de décroiser les jambes pour qu'un souffle de vent, épais comme une crème chantilly, disperse alentour le produit de ces frottements. Jamais je n'ai ressenti avec autant d'acuité la lourdeur d'un parfum artificiel. J'en arrive à une aberration de l'odo- rat où plus rien de ce qui est léger et propre à exciter la faculté que l'on a de percevoir les nuances subtiles des parfums naturels ne me touche, mais où ne parvient sans difficulté aucune le poids exact des saveurs troubles. J'en distingue même par la vue les nombreuses couches qui flottent du sol au plafond. Elles prennent couleur et force là où se développe d'habitude l'enchevêtrement des objets. Il suffit de supprimer mentalement les notions de distance et de perspective pour voir enfin le monde se recréer sous le regard en une dimension nouvelle. L'on peut alors distinguer visuellement le parfum bleu de prusse d'une femme à la poitrine sanglée de nylon venir nimber le bord ébréché d'une coupe de cristal ou bien le métal blanc d'une cigarette éteinte en faire autant d'une serviette de cuir. Les vapeurs qui s'effilochent au dessus d'un verre de whisky brûlent avec lenteur dans le creux d'une main. Le rougeoiement délié d'une horloge qui avance fait perdre un peu de sa déchirante odeur pharmaceutique au téléphone et la laiteuse apparence d'une vitre dépolie semble cerner du plus près la saveur d'un rôti de veau. Le vert sombre des forêts définit au mieux la frai- cheur d'un livre neuf ; l'ananas devient peinture ; le pétrole, fromage safran ; le marbre se change en paille et le velours brun en porcelaine. Tous les parfums, les plus précis comme les plus neutres, qu'il soit ou non possible de les assimiler a priori aux couleurs des objets qui se trouvent dans le lieu même de leurs évolutions, les plus légers comme les plus lourds, je parle des parfums, se transforment obligatoirement pour moi en une sténographie des tons, portée au point qu'elle en devient une charge mons- trueuse pour la vue comme pour l'odorat. De même qu'au cinéma je vois souvent les visages photographies en gros plan se transformer en autant de masques africains qui, à leur tour, prennent valeur de paysage, ou plus simplement de feuillage, le nez devenant tige, les yeux fleurs tropicales et la bouche champ de maïs, ce qui me donne chaque fois l'impression d'assister à quelque cérémonie initiatique dont je viole le secret, de même je crois être en mesure de déceler ce qui fait que pour moi les parfums acquièrent forme et volume, couleur et poids. Je les sais mieux que je ne les sens. Faire par l'odorat la nuance entre le bronze et l'acier me paraît au delà de mes possibilités. Mais je sais qu'il existe une différence, qu'il ne peut pas ne pas y en avoir une, que jamais aussi je ne pourrai la découvrir autrement qu'en visualisant ce que je pressens être le fauve humide du bronze et la poire à peine mûre de l'acier. En local clos, il est permis alors de se livrer aux délices de l'inattendu, puisqu'une fois perçue par le regard la couleur d'un parfum change à nouveau d'objet, devient objet elle-même, exhale un autre parfum qu'il s'agit à son tour de rendre palpable et qu'ainsi d'une pièce très modestement meublée l'on passe aisément à l'enchevètrement d'un grenier de campagne, ou de la luxuriance d'un bar enfumé, où les femmes se transforment indéfiniment, à la clarté d'un petit bois de pins au bord d'une plage, vers deux heures du matin. Ce collage mental, puisqu'après tout c'est de cela qu'il s'agit, ce collage mental mais porté une fois encore à sa propre puissance, pareil à ces affiches publicitaires qui se reproduisent à l'infini, m'a livré quelques clés du merveilleux quotidien, m'a permis d'entrouvrir certaines portes sans pour cela user de la drogue ou de l'alcool, non que je méprise l'une ou l'autre, m'a placé enfin en correspondance avec ce que l'on continue de définir comme une quatrième dimension. Je serai bien incapable d'en faire un théorème, de réduire ce passage à une puissance seconde, dixième ou millième par une équation quelconque, je ne suis pas un mathématicien de l'inconnu, tout au plus un rêveur.

Alain JOUBERT.

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Fin de l'enquête sur le striptease

COMME EN UN STRIP-TEASE... La dactylographie est une communication occulte qui permet le souterrain des petits écrits. D'un garçon lyonnais, j'ai eu entre les mains une étude savante de l'exercice corporel et généralement féminin nommé strip-tease. Et une autre fois, plus intéressante et récente, une description de la chose, par une dame. (C'est cette description qui fait l'intérêt, évidemment.) Si donc, inversement proportionnel, le lieu géométrique restant où l'on se doute bien qu'il est, j'ôte peu à peu, comme en un strip-tease, les éléments de cet intérêt: les yeux de la dame qui ont vu et qui parlent, et les miens qui écoutent, que me reste-t-il de cet annudement licite et public dont, si jose dire, le fondement m'échappe en partie... Loisir de cinéma, qui voit bien pis dans les coins du samedi-soir, plaisir de goguette, chocking anodin ou petting à distance : un vague encouragement un peu vulgaire. Mais surtout une absence de fétichisme, due à l'attendu de voiles standardisés. Dans la mesure où l'exercice passionnel de l'amour fonde l'obscurité intime de la contidence physique, et vice-versa, voilà ouverte la porte à trois fins de non-recevoir : I. Le reflet de la robe est plus nu que cette exécution sommaire parvenue à son terme; II. Quant au livre, je le vois déposer un germe, plus profondément, et l'endroit parait sûr: III. L'exhibitionnisme rentré me paraît lui-même de meilleur aloi que cette découverte de surface. (Dicté au lit, un soir d'orage d'été, « Amants, heureux amants... » servant de sous- main à ma femme.) Robert DROGUET

I. Aucune leçon à mon usage. Je me souviens par contre de la rage mal dissimulée de certaines dames autour de moi, auxquelles le tait d'avoir sussuré un monosyllabe devant deux témoins dans une mairie avait donné le droit de grossir et se déformer à raison de cinq kilos par an... II. J'ai détaillé formes et jeu d'un œil critique, mais nullement hostile. III. C'est une expérience à tenter. Evidemment, il faudrait éviter quelques équivoques et interdire l'entrée de la salle aux hommes non accompagnés. En outre, il serait souhaitable de faire passer certains examens aux candidats strip-teaseurs, du genre de ceux que doivent subir les aspirants à la papauté. Quand sera brisé l'infini servage de la femme », le strip-tease, comme spectacle public, s'éteindra sûrement de lui-même. Dans les ecoles on apprendra l'ABC de l'amour, et les amants choisiront librement leur façon de se desirer, dévêtement savant y compris. Le strip-tease est • mystifiant › dans la mesure où il participe des valeurs qui régissent les relations de la femme et de l'homme telles qu'on les inculque aujourd'hui, mais pas davantage. Il est significatif de noter qu'il vient d'être interdit en Amérique. Nelly KAPLAN

I. a) Non. b) Non. II. a) Non. b) Oui, agréable spectacle. III. Non. IV. Oui. Ces spectacles, du point de vue • incitation de l'appétit sexuel », me laissent aussi froide que les quasi-nudités ou nudités complètes dans les revues comme Esquire ou devant les boites de nuit. Pourtant, c'est la un spectacle agréable comme peut l'être une visite au zoo. Mais, de même qu'on n'a pas besoin d'enlever la fourrure d'un animal pour voir qu il est beau, une femme (ou un homme) n'a pas moins d'attrait pour moi lorsqu'il est habillé(e). Le reste, la chaleur du toucher, la douceur de la peau, l'odeur, la voix, on nous les laisse imaginer. Et tout cela ne m'intéresse pas vraiment si je sais que ce n'est pas personnellement à moi qu'on s'adresse. Meret OPPENHEIM

Je suis peu familier des spectacles de strip-tease, que je n'aime pas beaucoup, surtout en France. J'y ai toujours ressenti une vive hostilité à l'égard du public, abreuve et repu, désireux de plaisanteries et de parodies lascives en guise de digestif, ce public qui rend presque insupportables la plupart des • lieux de plaisir » parisiens. Quelquefois, pourtant, des femmes donnent au spectacle une attention différente, à laquelle je ne suis pas insensible. Il me semble que le strip-tease est infiniment moins propice à l'éveil de certain appétit érotique que le cinéma, où le public, au moins, est aboli par l'ombre. Le cinéma, pour d'autres raisons (recueillement, inclination à la rêverie, solitude imaginée, possibilités offertes par le hasard), me paraît hautement propice. Il va bien au-delà du livre érotique, qui va plus loin que le strip-tease. La rêverie me conduit parfois en marge de l'existence, sur des chemins assez peu innocents. le ne crois pas que leur point de départ se soit jamais contondu avec le strip-tease (ni leur point d'arrivée). En somme, je ne donne guère d'importance au strip-tease. C'est avec beaucoup d'exagération, me semble-t-il, qu'on arrive à le considérer comme un « mythe moderne »; et si son apport positif me paraît à peu près nul, je ne puis pour cela souscrire au jugement de Roland Barthes, qui lui fait beaucoup trop d'honneur en lui prêtant une si grande portée négative. André PIEYRE de MANDIARGUES

I. Une leçon ! Certes oui. Ne plus oublier ma longue-vue... ces fines chevilles, là-bas dans les lumières roses... ce visage égaré au fond de la salle... Une influence sur mon comportement amoureux? Et pourquoi... les satellites artificiels eux-mêmes n'en ont pas eu... II. Je ne puis m'empêcher de sentir comme autant de brûlures sous ces regards que le désir des hommes fait converger sur moi... soleil noir qui jadis dessécha mes lèvres, dans un similaire essai, sous les sunlights! Le malaise surmonté, il m'est doux de vêtir ces corps de femme de mon émotion... oh ! surtout que leurs gestes restent gracieux! III. Des strip-teaseurs au pays de Pascal, de Bayard et de Ney? De grâce... où allons-nous ? Sérieusement : vous risquez de bouleverser la mode masculine... à vouloir les dévêtir en public... Ne mélangeons pas dentelles et chiffons... IV. Entendons-nous. Je ne pense pas qu'une femme puisse fondre en se déshabillant sous les projecteurs et nous apparaître, Eve méconnaissable... Et tout ce frou-frou vaporeux, loin de bousculer d'aussi fermes avantages, semble devoir galber notre imagination... Phryné n'est-elle pas — pour échapper à ses juges — ainsi entrée dans la légende? Mais il faut que la femme soit une artiste authentique... parfaite comme le décor où se glisse l'émotion... Sinon... Perdue dans un contexte souvent hostile.. dans une salle où le bruit, la multitude des préoccupations et surtout la promiscuité des sensibilités rendent la communion entre artiste et spectateur bien plus difficile que dans tout autre palais. Il est vrai que cette femme risque l'isolement et seuls tomberont alors à ses pieds des oripeaux d'imaginations bousculées... Mais pourquoi, dites-moi, parler d'imagination • amoureuse ›? Zinaide de RACHEVSKI

I. Question de tempérament. Pour ma part, je répondrai ceci : Le strip-tease est un art difficile ; sa vulgarisation, sa multiplication systématiques réduisent souvent à peu de chose la dose de suspense qui doit y entrer. Spectacle, il l'est par nature. Mais il devient par trop spectacle prévu, répété. L'émotion y perd. Seule une grande artiste - ne donnant pas dans la bestialité, le strip-tease devant être exaltation de la féminité par excellence — peut se hisser au sommet, à la pointe aiguë de la pyramide tendue des regards, peut devenir l'idole sur la scène devenue temple, séparée des spectateurs et cependant leur prêtant ses mains, faisant à leur place les gestes qu'il ne leur est pas loisible de faire, se suffisant à elle-même, refermant le cercle, zélatrice de son propre culte. Au cinéma, obtenir la participation du spectateur est chose beaucoup plus aisée. C'est d'une projection nocturne, de type onirique, qu'il s'agit. La transmission est immédiate, spontanée. Et — bien qu'encastré dans une ambiance collective — chacun y rejoue le film pour soi. II. Question de tempérament là encore. Deux mondes, deux sphères, celle du lecteur, celle du livre soudain mises en présence. Il y a attraction et non plus tension à travers l'espace. Puis transvasement, déversement d'un monde dans l'autre. Une émotion érotique, beaucoup plus riche que dans le strip-tease, peut se développer, se prolonger, sans nul obstacle. III. Sans doute. Encore qu'il ne s'agisse pas tant de strip-tease proprement dit que d'une importance donnée à l'appareil vestimentaire. IV. Roland Barthes semble dire qu'on trompe le désir, qu'on l'égare en lui donnant en pâture des joujoux de pacotille, des succédanés, somme toute, à défaut de chair et que s'il veut bien se laisser prendre au miroir aux alouettes du satin et de la soie, c'est pour la bonne raison que dans sa dégénérescence il a déserté la nudité originelle de la femme. C'est tout le contraire qui se produit. C'est à une propagation, une extension, un rayonnement de la femme qu'on assiste. La temme transmute tout ce qui la touche et la concerne. Elle en est accrue. Elle métamorphose l'espace autour d'elle, féminise la matière, crée une zone dépendant d'elle et qui au-delà d'elle est encore elle. On objectera qu'en l'occurrence il s'agit d'un dépouillement. Sans doute, mais parce qu'on voit mal semblable démonstration s'effectuer en sens inverse (sauf exception: l'un des sketches d'une revue passant dans un music-hall parisien, fort attrayant et fort significatif, ma foi). Et de toute façon, c'est justement à la faveur de ce dépouillement que la femme montre qu'à chaque feuille tombée, elle reste elle-même, sa puissance d'envoûtement inentamée, riche au contraire de cette encore nouvelle enveloppe, de cet autre niveau, de ce nouveau cercle, qu'elle demeure la source, le centre irradiant, lâme. Et qu'au terme même restant scellée, elle n'est en rien diminuée par cette progression à rebours. Evidemment, ce que la femme, telle qu'elle se manifeste, être fabuleux, a gagné, il est possible que la stricte nudité l'ait perdu. Mais, c'est le propre de l'homme, en quelque domaine que ce soit, d'ajouter au réel, de le féconder par l'esprit, de greffer sur lui pour obtenir un être ou un objet ou un phénomène hybride qui appartienne tout à la fois à l'ordre naturel et à l'ordre humain. Il y a le même rapport dialectique entre la chair et le vêtement qu'entre l'objet et le verbe. Par rapport au corps, le vêtement est louange, commentaire lyrique, glose ena- mourée, rêve auréolant la réalité mais bien centré sur elle et y puisant sa vie, Rêve avec la Réalité pour Cœur.

Henri RAYNAL

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LA PHILOSOPHIE DANS LE SALOON

Jai connu une dame, jeune à l'époque, qui avait la propriété d'électriser le linge qu'elle portait. Que de fois son mari m'a raconté que sa femme conviait parfois à son petit coucher, plusieurs de ses amies intimes. La dame se déshabillait alors, toutes lumières éteintes, et lorsqu'elle enlevait son dernier vêtement, c'était une véritable pluie d'étincelles.
(Abbé MOREUX, Orages, Foudre et Grêle, 1925.)

Je n'aperçois pas de commune mesure entre le strip-tease et le cinéma. Celui-là n'atteindra jamais la capacité mythologique et métaphysique que celui-ci doit à son existence même en tant que monde des images sans support. Raison de plus pour déplorer que personne n'ait encore eu l'occasion (?) de bien filmer un strip-tease de qualité, ce qui lui ferait perdre, par ailleurs, son caractère collectif si désagréable, car le cinéma n'est pas un lieu de communion mais un lieu de solitude. Je dois ajouter que l'éveil de l'appétit génésique (je ne conçois pas d'appétit érotique) ne m'intéresse guère en dehors de l'amour.

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La rêverie érotique quelquefois animée par le strip-tease se situe à mes yeux sur un tout autre plan que cette activité extrêmement curieuse, qui consiste à éveiller l'imagination sensuelle, avec d'éventuelles conséquences physiques, par une opération mentale: la lecture. Toutefois je puis indiquer que mes livres érotiques préférés sont plus proches d'une exaltation possible dans la mesure où ils décrivent à elles-mêmes telles tentations secrètes de mon psychisme, que le strip-tease ne saurait au maximum que suggérer. La présence des autres spectateurs, si pénible soit-elle, n'entre pour rien dans cette distinction.

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Le strip-tease me découvre une marge de tentation qu'il m'arrive de souhaiter donner à ma vie intime. Mais en même temps qu'il me la découvre, il la transpose sous mon regard, dans un cadre où certaines virtualités (lenteur, fétichisme...) se laissent lire plus aisément.

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Je m'en voudrais de ne pas dénoncer le caractère déplorablement scientiste-marxiste du mot mystifiant qu'emploie Roland Barthes. Je ne crois pas le moins du monde que cet auteur se soucie de « la spontanéité de l'imagination amoureuse ». Le seul fait que la fin unique du désir, soit à ses yeux, de s'accomplir séance tenante, et sans doute « normalement », le classe parmi les économistes avant tout soucieux du fonctionnement rationnel d'une vie sociale « sans mythologie ». Je ne puis suivre une discussion sur ce terrain, où l'érotisme est envisagé du même œil que la vente de la margarine. Bourgeoisie pour bourgeoisie, je préfère l'ironie avec laquelle M. Emile Vuillermoz feint de s'intéresser « aux ébats des gracieuses créatures qui - préoccupées sans doute de nous fournir une nouvelle preuve de l'existence de Dieu — se dénudent savamment, coram populo, pour démontrer aux incroyants que le créateur était un sculpteur de génie ». (Revue Hommes et Mondes, décembre 1955.)

C'est en plein désarroi philosophique, et probablement psychanalytique, que Roland Barthes, qui apprécie le charmant Marivaux en tant que physiologue matérialiste, s'avoue fasciné par le triangle métallique qui sert de cache-sexe à trop de danseuses; cet héritage des exhibitions collectives du music-hall n'ajoute ni n'enlève rien à l'affligeant entassement de boutiquiers en rut qui constitue le public ordinaire du strip-tease.

Pour le spectateur bien-né le strip-tease n'est qu'une neutralité sexuelle. Là réside sa chance de nous indiquer l'univers propre de la femme, univers non pas de l'objet que la femme est pour l'homme, ni du sujet qu'elle ne saurait être en aucune manière jusqu'à nouvel ordre, mais de cet autre objet qu'elle est à ses propres yeux. Cet univers est celui que signale par éclairs le narcissisme féminin et le saphisme. Pour se manifester dans le strip-tease il exige une complexité où l'homme est le jouet vaguement ravi de légères impertinences.

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« Tout homme, dit Paul Valéry, contient une femme, mais rarement sultane fut mieux cachée de celle-là. » Dans le strip-tease, l'identification éventuelle du rêveur éveillé à sa composante féminine a lieu par la projection et le dévoilement de cette sultane intérieure. Elle n'est pas maso- chiste, car elle dénonce sans acceptation ni incitation directe le caractère illusoire de la réalité, en l'occurrence l'impossibilité ou est le spectateur « moyen » d'imaginer un déshabillage sans coucherie. Mieux que les danseuses faites « de distance et de fard » pour Degas, le strip-tease souligne la démoralisation de l'érotisme moderne.

Toutefois, en cet éloge de la lenteur au siècle de la vitesse (certains numéros de luxe durent outre-Atlantique près d'une demi-heure) le poète voit autre chose. « Le rythme est un soleil qui insuffle le feu à l'âme. » Cette phrase pourrait être d'Aristoxène de Tarente, musicologue et théoricien matérialiste, qui enseignait que l'âme naît des mouvements du corps comme l'harmonie naît des mouvements de la lyre (4° siècle avant J.-C.). Mais elle est de Lilly Christine, jeune personne née à la Nouvelle-Orléans voici un quart de siècle, pour se métamorphoser en la « femme chat au torse d'or » qui, avec l'aide de deux frénétiques tambourins, simule un philtre du Vaudou et, selon sa propre expression, s'élance pour une « ovation d'amour aussi orgiastique que les danses sacrées des Babyloniens, des Egyptiens et des Grecs ».

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Ce que je conçois comme une possible ou impossible issue du strip-tease, c'est une sorte de « hiérophanie » platonicienne, mais non forcément platonique. Je la comparerai volontiers à l'admiration passionnée et désintéressée d'Ingres devant les jeunes modèles en qui il croyait naïvement voir s'incarner la Beauté elle-même. Que cette sublimation particulière contienne un élément de désespoir, puisque le strip-tease tend à nous faire pénétrer dans cet univers spécifique de l'autre sexe que, bien entendu, jamais l'homme ne parviendra à fréquenter concrètement, je ne suis ni assez féministe ni assez misogyne pour m'en inquiéter. A la grande conception romantique de la femme médiatrice entre l'homme et la nature, le strip-tease ajoute l'ébauche vivante d'une femme médiatrice entre l'homme et l'idée.

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Telle vedette américaine apparaît déguisée en vieille sorcière. Touchant successivement de sa baguette magique sa perruque grise et chacun de ses haillons, elle reparaît sous le costume mi-transparent d'une jeune et étincelante fée. Sous les coups cadencés de la même baguette, ces autres voiles un à un tombent... Et peut-être, de la première à la dernière minute de son déshabillage, quel qu'il soit, la danseuse devrait-elle toujours garder sur son visage un masque. Le plus anonyme des masques.

Gérard LEGRAND

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LES TEMPLIERS DE LA BARBOUILLE

ou la peinture au service du fascisme

La conscience est la mère du vice.
Georges BRAQUE.

On a pu croire longtemps qu'il y avait de la part des artistes allergie totale à toute doctrine dont les fondements ne seraient pas d'ordre exclusivement artistique, voire technique : semblaient en témoigner tant l'attitude assez dédaigneuse de Gauguin à l'égard de l'école symboliste que l'adhésion toute formelle de Picasso au stalinisme, sans parler des déclarations d'autonomie formulées par tel ou tel peintre surréaliste au lendemain de son exclusion... Or, ce qui s'avère aujourd hui, c'est que les peintres ne pouvaient adhérer pleinement qu'à une idéologie établie et défendue par des peintres. En effet, le comportement récent de certains d'entre eux, aussi manifeste qu'étrangement parallèle au cours des événements de ces dernières années, n'a soulevé aucune opposition au sein du monde artistique, prouvant assez, de l'indifférence à l'enthousiasme, la tacite complicité dont bénéficiaient ces singuliers apôtres. Il n'est pas indifférent de constater qu'à l'opposé des tentatives formellement réactionnaires de Fougeron ou de Buffet correspondant schématiquement à l'extrême-gauche et à l'extrême-droite « classiques » se rejoignant sur le plan du néo-académisme —, nous nous trouvons ici au cœur de la tendance picturale la plus « up to date » : l'abstraction lyrique, née d'une surenchère délibérée sur les procédés de certains peintres abstraits ou surréalistes. Nous savions depuis le Futurisme qu'un mouvement novateur dans le domaine des arts pouvait étayer une démarche profondément régressive par ailleurs. Le mérite — si l'on peut dire — de Mathieu, indiscutable promoteur de ce « tachisme » réactionnaire, est d'avoir affirmé simultanément, et comme une évidence fatale, le rejet des formes esthétiques antérieures et celui des conceptions démocratiques et socialistes jusque sous leurs édulcorations libérales. Le rôle précurseur de Salvador Dali est invoqué à juste titre, car le pittoresque dans l'évolution de ce remarquable arriviste a dissimulé aux yeux de la plupart sa signification profonde : partir du Surréalisme pour tomber dans les bras du Pape, de Franco, de Raphaël et de la grosse finance homosexuelle, c'est, davantage que de la publicité considérée comme une éthique, un exemple et un symbole (1).

Dès 1948, Mathieu déplore « l'éloignement de nos princes dont les règnes furent remplacés par ceux de l'anonymat et de l'irresponsabilité » (2) tandis que ses œuvres exaltent le despotisme des rois de France (« Louis VI détruisant la commune de Laon », 1946) et leur féconde collusion avec l'Eglise (« Grégoire IX excommuniant les bourgeois de Reims», 1953).

Accueillie à l'époque par des sourires sceptiques, son exposition de novembre 1954, « Les Capétiens partout! », ne nous y trompons pas, est une véritable déclaration de guerre. Porte-parole frétillant et empressé, Michel Tapié commentait : « Au conformisme d'une gauche intellectuelle bien en place il oppose un non-conformisme d'extrême-droite aussi complexe- ment rigoureux que négligemment secret... " Est-il besoin de démontrer que, depuis, c'est aussi sur son propre terrain que la « gauche intellectuelle » a subi la plus cuisante des défaites ?

Car, bien entendu, les « politiques » avisés ne voient dans ces manifestations de plus en plus affirmées, de plus en plus audacieuses, que battage publicitaire et inflation verbale — comme si l'inflation verbale n'avait pas précipité la ruine de la République, et le battage publicitaire la déchéance du peuple français! Au lendemain des événements de Budapest, deux peintres d'origine hongroise, Simon Hantaï et Judit Reigl, se retrouvent en parfait accord avec Mathieu pour célébrer la symbolique conversion au catholicisme d'Etienne Ier, roi de Hongrie. Mathieu ne vient-il pas de louer en la personne de Charlemagne l'union occidentale du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel ? Mais ce n'est qu'un début...

Viennent alors, en mars 1957, les peu croyables « Cérémonies commémoratives de la deuxième condamnation de Siger de Brabant » organisées, à la Galerie Kléber, dans le luxe funèbre d'une atmosphère de complot nazi ou de réunion du Ku-Klux-Klan, par Mathieu et surtout son fidèle exécutant Hantaï, révolutionnaire défroqué. Le nom de l'hérésiarque Siger de Brabant, condamné en 1270 et 1277, n'est pas un simple prétexte : il incarne la volonté de séparer le plan de la révélation de celui de la raison, pour incompatibilité évidente ; il est le plus brillant représentant des thèses aristotéliciennes du philosophe arabe Averroès. Désobéissance aux dogmes et affaiblissement des prérogatives de la divinité, donc de l'Eglise, prennent ici toute importance, car il ne s'agit que d'exalter l'alliance de ces deux entités hiérarchiques de toute rigueur : l'Eglise catholique — et pas le christianisme -, la Monarchie de droit divin — et pas seulement le royalisme. Aux « techniques d'avilissement » soupçonnées de démocratisme, du cinéma et de la radio au suffrage universel, à l'école laïque et même à la vaccination (3), on oppose par exemple la colonisation des Amériques par le fer et par la croix, ce qui, à la date de 1957, une bien précise résonance. Seules réactions hostiles à ces massives et coûteuses manifestations, bardées de policiers et plus ou moins approuvées par les hautes autorités ecclésiastiques, un article de Charles Estienne dans Combat : « Paris vaut bien une Messe », et le tract surréaliste Coup de semonce ne parviennent pas à éveiller de leur torpeur les leaders de la " gauche intellectuelle ». De ceux-là et de MM. Hantaï et Mathieu, chacun peut juger clairement lesquels vivaient dans la réalité sociale et politique, et lesquels dans les brumes de la fiction ou du passé. Cette opération, en tout cas, connaît un total succès dans les milieux de « l'abstraction lyrique » : une véritable coalition idéologique et esthétique s'établit entre les peintres de la Galerie Rive Droite (Tapié) (4) et ceux de la Galerie Kléber, jusqu'alors hostiles à Mathieu. Et ce n'est pas, bien sûr, l'antisémite et hitlérophile bien connu Jean Dubuffet qui peut représenter parmi eux une quelconque opposition (5). Depuis, Mathieu poursuit, à l'étranger comme en France, sa tournée de commis-voyageur de l'absolutisme et de l'orthodoxie : au Japon il exalte — toujours en d'énormes toiles — le général Hideyoshi, sorte de Richelieu local ; en Allemagne, c'est la soumission de l'empereur Henri IV au pape Grégoire VII qui l'inspire. Pendant que les autres abstraits-fascistes rebchérissent sur les postulats esthético-scientifiques du maître, Hantai-le-bras-droit consacre à la gloire de l'Eglise une exposition entière - titres : « Gloria in excelsis Deo », « Rome », etc. Enfin, au mois de mai 1958, Mathieu commémore, à sa manière, le 840° anniversaire de la Fondation de l'Ordre des Templiers — destiné, comme on sait, à combattre et convertir les infidèles musulmans — en brossant une vaste Bataille de Tibériade. Que cette bataille ait été une défaite des Croisés n'en montre que mieux l'insatisfaction commune aux aboyeurs du Forum d'Alger et au directeur de la United States Lines Paris Review. La remise en lumière du rôle des Templiers, soldats, prêtres et banquiers de la lutte contre le Croissant, s'inscrit dans le sens de certain télégramme du général de Gaulle au pape : l'autorité gouvernementale opérant avec la bénédiction de l'autorité spirituelle, comme elle se trouve en parfait accord avec la toute médiévale actualité politique. La pire réaction clérico-fasciste a parmi nous ses laudateurs, et ce sont des peintres. Ce qui n'empêche nullement Françoise Choay ou Denys Chevalier de vanter, dans France-Observateur, le talent de ces fourriers de l'absolutisme le plus haineux (6). L'Art, n'est-ce pas, est au-dessus de ces vaines querelles... Tandis que ne cesse de s'accuser cette complicité d'artistes connus au destin qui nous est fait, on songe qu'il n'y aurait nulle surprise si bientôt un sort particulier était fait à d'aussi zélés domestiques de l'obscurantisme agressif.

José PIERRE.


(1) La valeur de signe, à notre époque, des transfuges mérise- rait une longue étude, car il s'agit de bien plus que de comporte- ments particuliers... (2) Même sur le plan du style (écrit), on le voit, Mathieu était en avance de dix ans! (3) Tout un programme politique est inclus ici, et on y retrouve l'esprit et la lettre de récentes « Ordonnances ». (4) Dont le Quartier Général se trouve aujourd'hui étre la Galerie Stadler, où M. Tapié a transporté ses pénates et ses croutes. (5) Il est plus grave qu'à cette date Henri Michaux n'ait pas cru bon de se désolidariser de ce fécal troupeau. (6) Jusqu'au numéro du 8 janvier 1959 de cet hebdomadaire, dans lequel un excellent article d'Edouard Jaguer met, enfin, les choses au point.