MÉLUSINE

titre de la revue Le Grand Jeu

LE GRAND JEU 3, automne 1930

CRITIQUES DES CRITIQUES

SOMMAIRE
Roger Gilbert-Lecomte La prophétie des Rois Mages
Roger Gilbert-Lecomte L'univers des mythes
Roger Gilbert-Lecomte Nerval le nyctalope, préambule
René Daumal Nerval le nyctalope
André Delons De certains soleils fixes
André Rolland de Renéville La parole
Georges Ribemont-Dessaigne Sérénade à quelques faussaires
Maurice Henry Aurore à l'aube
Maurice Henry La Mer
Maurice Henry Oublieuse
André Delons L'incantation du Grand Désastre
Monny de Boully Le Moyen de l'Être
René Daumal L'enfui tourne court
René Daumal La seule
Pierre Audard Dormeuse étoile
Pierre Audard La rose noire
René Daumal Lettre ouverte à André Breton
René Daumal Enquête
René Crevel Plus encore et mieux que celles des individus, les rencontres des monuments ont un sens fatal...
Carlo Suarès Votre enquête au sujet du pacte avec le diable...
Michel Leiris Un document sur la sexualité infantile

P.2

LA PROPHETIE DES ROIS MAGES

Je suis prophète !
Je suis prophète !
Je suis prophète !
Les temps sont proches où, parmi la Grande-Nuit-Panique, l'horreur ancienne dévorant la graisse de leurs reins, les hommes appelleront : Elie !
Alors ma voix clamera : Je suis là !
Perdu au plus haut sommet de la plus haute nuit de terre. Monté à la pointe pyramidale du cristal total de la nuit, de la grand'nuit d'Epiphanie, guidé par l'Etoile des Mages, celle qui scintille au rythme égal de mes sanglots tandis qu'à mon antique incantation: « Je pose mon pied droit sur le bois de l'antibois en l'honneur des trois grands rois Mages Melchior, Balthazar et Gaspard », les vieux rois venus d'Orient défilent dans le ciel. Et de ce point unique de la plus haute nuit le triple temps dans un frisson, une pointe piquant mon front, s'enroulant sur lui-même s'est dévoré en disparaissant selon l'ellipse. Alors l'étoile du haut Orient céleste, j'en ai vu le reflet à l'Est de la terre. Et voici, la terre marquée était celle d'Indra, le seul point de l'esprit humain où se glisse l'intrusion magique du souffle de l'Esprit dans l'évolution matérielle.
L'Est part de l'Est, meurt et retourne à l'Est, ressuscité. Tout ce qui est d'Occident est de la mort, d'Ouest décédé, de Couchant trépassé.
Et l'an 1930 non bissextile où la france gémit sous Tardieu et sous Chiappe (qu'ils pourrissent vivants !) verra sous son règne de Grandes-Choses-Sombres encore invisibles, mais qui déjà menacent nos horizons, j'ai dit.
Le premier Jour du 1930 sinistre marque l'éveil terrible sur l'Inde de la Révolution-du-Non-Agir et la chienne Angleterre aux joues de beefsteack, aux yeux de whisky sent se hérisser son poil et son cœur à grands coups heurter le mur des côtes. Voici pour elle l'année de la Peur : en vérité, Albion, ta blancheur de peste sera rouge avant que ce temps ne se passe et beaucoup de sang coulera sur l'éternelle Asie. L'Indien triomphera. L'Anglais rencontrera le slave en terre Afghane et en terre Mongole.
Entre les tribus d'Ismaël et les Hébreux le sang coulera sur les murs de Sion qui fut reine.
Les Amériques verront leur or les tourmenter, leur crédit s'ébranler, les Races s'affronter et beaucoup gémir dans des ruines immenses.
Le poison des Incas ressuscitera et les fils des Espagnes en mourront par myriades.
Une grande clameur tournera autour de l'Europe et l'Europe n'entendra point. L'Europe dormira gardée par ses polices et ses léviathans mercenaires et seules feront bruit les contestations des usuriers.
Et pourtant, Europe, en vérité je le dis, c'est cette année même que s'éveillera dans ton sein l'Esprit de ta Mort.
Car l'an 2000 écarquillera les yeux en vain et ne découvrira plus l'Europe sur la croûte du monde.
Alors de Paris d'Occident il ne restera que cailloux et ronces en étendue horizontale afin que s'accomplisse la prophétie.
Seulement alors la france méritera son surnom de « spirituelle » car

LE VENT DE L'ESPRIT
NE SOUFFLE QU'AU DÉSERT.

Ainsi tout s'accomplira comme je le dis et parce que je le dis.
Pour que vienne la nouvelle loi troisième et dernière avant le Feu de l'Œil.

ROGER GILBERT-LECOMTE.

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P.3

L'UNIVERS DES MYTHES

I

L'horrible révélation... la seule (1)

Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai dans ce monde ou dans les autres et je ne pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement. Gérard de NERVAL, Aurélia.

Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ?

N'est-il pas vrai, ô mes Amis, qu'il y a beaucoup de notre faute dans la présente abjection des mondes; les sages porte-ciel n'ont-ils pas failli à leur travail de cariatides; ne les a-t-elle pas fléchi la pesante voûte concave du ciel de la Toute Pensée; ne menacent-ils pas ruine les piliers du trône de l'Etre; tout sombre-t-il par les espaces ?

Aussi bien je suis seul sans même un pan matériel pour porter mon ombre réelle et la création rêvée entre mes tempes je la porte toujours à la pointe extrême de mon regard tendu. Où en sommes-nous avec les siècles ? Nous vivons des années très sombres et sans sursaut depuis quels temps l'univers s'en va vers sa nuit. Ombres de ceux dont la seule peur était que le ciel ne tombât sur vos têtes voici que vous pouvez sérieusement trembler. Vous allez souffrir sur le rythme de la respiration cosmique. Vous souvient-il qu'avant tout aspirait vers l'unité une. Maintenant tout expire dans la multiplicité des douleurs. Et le faix d'instant en instant s'exagère plus écrasant sur ceux qui soutenaient les mondes en les pensant. Depuis quels temps leurs échines ne furent-elles pas revigorées au déclic foudroyant de l'Esprit des tonnerres, - l'Esprit...

Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ?

Une voix va parler encore une fois par ma voix pour redire ce qui fut dit déjà à l'aube des civilisations mères de celles qui défaillent sous le présent soleil, ce qui fut dit au plus loin de mémoire par la voix de Lao-Tseu il y a près de trois mille ans; je vais parler avec, devant mes yeux intérieurs à jamais fixes, la vision éperduement fuyante mais cer- taine, de toutes les contradictions, de toutes les catégories, de toutes les définitions, de toutes la diversité réintégrées au point-mort de la toute évidente éternité. Mais qui donc, sinon le désert, a entendu la voix qui parlait au désert ?

Pour peu charitable que ce puisse paraître, il faut bien se rappeler que dans sa première nuit terrestre l'homme s'est égaré lors de son premier choix et que depuis il persévère dans cette voie maudite puis- qu'aussi bien et sans conteste l'erreur est pour lui le seul moyen d'exer- cer son faux libre arbitre. Et en effet si dans Eden, c'est-à-dire en lui- même le funèbre avorton désirait si fort violer un arbre que n'a-t-il mordu à l'Arbre de Vie qui l'éternisait plutôt qu'à l'arbre de Science qui le vouait à l'abrutissement sans bornes durant la consommation des siècles. Or voici que passe le dernier siècle; car, et c'est écrit, en l'an deux mille va jaillir de l'Arbre de Vie déserté le Feu pur et dernier qui sera le suaire de la terre.

En face de six mille ans d'histoire qui virent, étonnés, l'homme marcher non pas même de biais comme le crabe mais à l'envers comme la langouste, en face de cette monstruosité soixante-dix ans humains demeurent. Voici le bout du monde. Voici le temps de la veillée ardente.

Dans ces fatales conditions qui done, s'il n'est dément, jouerait son sort sur l'état actuel du savoir humain ? Au premier chant des sirènes, au premier cri des météores qui ne lâcherait le sabot pour se jeter à corps perdu, à cœur perdu dans l'inconnu.

Dernier argument: que les hésitants qui écoutent s'empressent d'écouter, car avant peu d'années et bien avant les temps, les derniers témoins vivants et vivants de la vie de cette cause perdue que je fais mienne seront morts, morts à jamais et les derniers hommes dits nouveaux s'en iront en chantant leurs machines vers l'épouvantable nuit de leurs destins-fossoyeurs.
Mais est-il temps encore de se déprendre ?

Est-il mort le secret perdu dans Atlantis ?

Un bolide qui tombait vertigineux suspend soudain sa chute en un point de son trajet élu de toute éternité, - puis immobile dévore sa vitesse en lumière vibrante.
Et voici que je proclame rompue la Grand Trêve, la trêve sur laquelle depuis dix mille ans reposaient les ossements des morts de notre race !
Des lointains du passé le plus immémorial remontent les souvenirs - fantômes qui auguraient l'heure présente des temps nouveaux.
Souvenez-vous, hommes, du fond caverneux de vous-mêmes : votre peau n'a pas toujours été votre limite. Il fut un temps où la conscience n'était pas emprisonnée dans cette outre puante, un temps où le cercle magique des horizons lui-même ne suffisait pas à emprisonner l'homme. Et je ne parle pas seulement d'Eden dont les clôtures étaient de rêve.
Regarde, ô spectateur bénévole et désespéré, de tous tes yeux regarde, pour toi, pour ta gouverne, pour tes rêves prophétiques, pour te permettre de suivre désormais l'étoile du devenir, voici que soulevant un pan du grand voile d'Isis je te découvre les prestiges du passé, du présent et de l'avenir, du passé le plus lointain de l'univers, de ton propre passé plus vieux encore jusqu'au point immémorial où l'individuel sortit de l'universel et dont le signe demeure de l'ontogénèse qui symbolise la phylogèse, de tous les passés, du présent en lame de couteau et de l'avenir jusqu'à la fin.
Entends, de tout ton intellect entends, je proclame la dialectique historique du devenir de l'Esprit.

Voici l'heure du choix nécessaire. Quiconque ne sera pas avec moi sera contre moi. Voici : le Ciel et l'Enfer descendent sur la terre et malgré qu'elle en ait l'humanité totale se sépare et va, polarisée en deux immenses colonnes en marche, chacune émigrant vers la Maison que, de toute éternité, elle s'est choisie.

L'Enfer : c'est l'Insecte. Ris donc. monstre hominien, ris si tu en as encore le courage, tu n'as qu'à persévérer dans la voie que tu suis sur le globe en ces jours, et, réellement, cette ère ne passera pas que tu ne deviennes minuscule et coriace comme l'habitant des termitières qui est ton digne ancêtre et dont tu suis l'exemple. Contemple où tu en es et sache que ton progrès matériel n'est pas un vain mot. Perfectionne tes machines, rationalise ton travail. Spécialise-toi, ta physiologie suivra et te transformera bientôt en l'outil de tes vœux. Rappelle-toi, voici, je te donne un signe à quoi tu reconnaîtras si je dis vrai; dans peu de temps tu ne rêveras plus. Alors, conséquence obscure pour toi, et néanmoins fatalement directe tu perdras toute conscience individuelle. Tu deviendras une partie inconsciente, un engrenage de ta machine sociale et, sans sursaut, tu atteindras ton but suprême de cellule indivise d'un organisme rationnel comme les fourmis, comme les abeilles. Et comme elles tu raccourciras et tu durciras. Et tu seras insecte.

Le Ciel : c'est le Géant cosmique dont le chef a trois yeux. Va, au plus loin de toi, va retrouver l'espoir ancien qui sommeille dans les entrailles du dernier féticheur du dernier clan sauvage. Et tu te souviendras que l'homme des sorts lorsque, grand de plusieurs statures humaines, il se tient debout au sommet d'un haut-lieu, se sait le Nœud-des-Mondes. Selon la fascination des Influences, il sait que le Soleil est son œil droit, la Lune son œil gauche. Que les cavernes du Grand Espace sont aussi dans son corps, le Bélier dans sa tête, le Taureau dans son cou. les Gémeaux dans ses bras, le Cancer dans sa poitrine, le Lion dans son cœur, la Vierge dans ses reins, la Balance dans ses entrailles, le Scorpion dans sa queue, le Sagittaire dans ses cuisses, le Capricorne dans ses genoux, le Verseau dans ses jarrets, les Poissons dans ses pieds.
Que chacune des Planètes vit dans les organes de son corps et dans les lignes de ses mains au tranchant Martien, à la base lunaire, que ses doigts ont dédié le pouce à Vénus, l'index à Jupiter, le majeur à Saturne, l'annulaire au Soleil et l'auriculaire à Mercure.
Que son Etre est le lieu des Esprits innombrables : l'Ame antique du Clan, les Mânes des ancêtres et son Père-Animal, et la Plante-Aïeule et le Père-de-Pierre, et enfin tout entier en petit le Père-Esprit-des-Univers.
Et ce somnambule aux yeux blancs, ce médium à la voix tordue aux forges de gorge, ce pantin aux gestes immenses répercutés aux quatre coins de l'horizon par les anges à face bestiale de points cardinaux, identifiant son nombril d'homme au zénith, ombilie du ciel, lorsqu'il gesticule rituellement, qu'il mime la croix des bras, l'offrande des paumes, le triangle des coudes, le nœud des jambes, le cercle magique, ses gestes vont plus loin que leur ombre portée sur la cendre des plaines, plus haut que les rocs d'air céleste flamboyant, plus bas que le ciel souterrain des abîmes de la terre où des lunes d'ombre gravitent autour du feu du centre, ses gestes commandent aux grands Génies-des-Mondes qu'il évoque.
Car les Images-Premières du Rêve immémorial ont consacré cet être en l'inondant du sang brûlant, du sang rongeur, du vitriol des Mythes véritables nés du chaos originel.
Le Rêve lui a enseigné la grande loi magique et animique de la Participation.

Il sait :

Que Tout est animé, vivant, et voulant, que tout participe de tout, que tout agit et réagit sur tout jusqu'à métamorphose et que l'homme dans le monde est un centre de forces émanant ses pouvoirs magiques et recevant les influx bénéfiques ou maléfiques de tous les êtres et de toutes les choses. Cette loi magique découle de la structure intime des Univers où toutes créations particulières étant formées à l'image l'une de l'autre se symbolisant et se correspondant, tel le microcosme et le macrocosme, dans cette mesure ont puissance l'une sur l'autre.

*   *   *

Or, voici le fil d'Ariane, voici la voie initiatique, voici la loi du Devenir de l'Esprit :
Souviens-toi donc, homme sinistre, de ton omniscience originelle. Surgis de tes ténèbres intérieures. Je n'instruis pas, j'éveille et nul n'est initié que par lui-même.
Dans l'incréé Principe l'Esprit sommeille prénatal, bercé entre l'être et le non-être parmi les limbes des possibles infinis. Par l'Acte pur natal, il se retire en lui-même pour émaner des êtres limités. La création tout entière correspond à une phase de dégradation de l'énergie par individuations successives jusqu'au plus vaste morcellement des ions magnétiques de l'atome.
La phase inverse est la loi de tout esprit limité dont l'obscur vouloir, à travers le devenir, doit tendre à sortir de soi, à s'universaliser, jusqu'à recouvrer l'intégrité de son unité primordiale. Alors, s'étant énuméré, l'Esprit un et total se réalise dans la plénitude de son être.
Et ces deux phases du Rythme de l'être sont celles de la respiration des poumons, des battements du cœur et des marées de l'Océan, cœur de la terre.
Que chacun se souvienne: la parcelle d'être qui fut dévolue à sa conscience au commencement du monde n'était pas irrémédiablement séparée de l'être universel, de l'Esprit partout présent sous ces symboles différents que nous appelons les aspects de la matière et qui forment le monde extérieur.
Alors sa vie psychique était celle de l'aube de toutes vies, celle de l'enfant, celle du primitif, celle du rêveur aussi, car le sommeil est un retour rythmique au pays d'avant-naître (*). Mais chez toi, homme d'Occident, depuis ces temps lointains, à cette forme première de l'esprit s'en est peu à peu substituée une autre dont tu t'enorgueillis incroyablement. Peu à peu tu t'es bâti une raison puis- samment établie sur les bases du principe d'identité et du principe de contradiction, une logique rationnelle et discursive, une science qui t'a donné sur la nature des pouvoirs positifs et tu crois qu'un progrès indéfini t'entraînera indéfiniment vers des sommets. Hélas, n'as-tu pas prévu qu'indéfiniment encore ces sommets hypothétiques reculeraient devant toi. Certes, peu à peu, tu perfectionneras jusqu'au mécanisme idéal, ton organisme social. Mais ne t'aveugle pas là-dessus. Tourne un peu tes regards à l'intérieur de toi, contemple ton esprit et souviens-toi du tonneau des Danaïdes. Dans ta spéculation, tandis que les hypothèses s'accumulent sans cesse dans une diversité sans fin, tes concepts se vident peu à peu de tout contenu. Tes sciences, tes belles facultés mathéma- tiques jonglent dans la Vanité abstraite, dans la grande vacuité, dans les Ténèbres extérieures, dans les régions de l'éternelle limite. Tes fan- tômes d'idées s'éliment, s'éfrangent, s'usent, pâlissent, s'éloignent, se fuient. Pauvres petits ballons, un jour, ils t'éclateront sous le nez et tu te réveilleras avec une loque de baudruche dans les mains. Et pourtant ta société sera devenue parfaite. Et toi tu seras comme une mouche !

Vas maintenant vers ton idéal, inconscient insecte, et crisse des mandibules, si tu veux.
Non, tu préfères un autre sort. Alors détourne-toi, il est grand temps. Voici ton salut :
Voici le Sang des Rêves.
Ne crains point, ô civilisé aux orteils recroquevillés, ton Sauvage est ton Sauveur, et ton sauvage n'est pas loin, il dort encore au fond de ta conscience (3).
Mais avant de te confier à lui, sers-toi encore une fois de ta chère petite raison pour m'entendre :
Je veux que tu saches cela, pour tuer ton puant orgueil.
Ton esprit d'Occident n'était qu'un moment de l'évolution dialectique du Grand Esprit.
O vexation, tu n'étais même que le moment négatif de l'esprit du sauvage et vos contradictions vont s'identifier.
Au Sauvage dont la conscience est indistinctement éparse dans la nature s'oppose l'individu proclamant « je suis Moi » et se repliant sur soi-même pour que, réellement incarné dans sa personnalité, connaissant ses limites et se niant comme tel, puisse naître l'Homme-à-trois-yeux qui, dépassant l'individu, sera, en vérité, la conscience cosmique.

*   *   *

Tel est l'unique sens de l'évolution salvatrice. Fais donc table rase de la somme de tes connaissances, ô raisonnable, elles ont fait leur temps, — et tourne-toi vers cette nouvelle direction. Aussi bien tu ne seras pas seul. Depuis les temps sans mémoire de l'aube totémique tous les esprits n'ont pas suivi la même voie d'erreur sinistre. Tandis qu'à l'Occident du monde les hommes reniaient leur âme primitive et développaient uniquement les produits de leurs facultés rationnelles, à l'Orient, des races entières, sans négliger cette voie nouvelle n'ont pourtant pas oublié l'autre possibilité et parallèlement ont développé leurs facultés mystiques. Longtemps l'Asie fut le refuge de cette seule vie réelle de l'esprit.

Alors qu'à l'heure présente le déterminisme économique précipite la chute des antiques civilisations de l'Est en tuant leurs traditions pour les réduire à adopter la formule occidentale ou sinon à tomber au rang de matières premières pour leurs colonisateurs-bourreaux il ne demeure plus que quelques individus partout disséminés en dépit des géographies pour vivre et proclamer la loi.

En Orient comme en Occident l'évolution s'est appelée progrès. Mais celui de l'Occident demeura toujours extérieur à l'esprit. Il porta uniquement sur les produits de l'Esprit, ses instruments dans le sens le plus général de ce mot qui va du microscope à toutes les opérations mathématiques. L'Occidental fut aveuglé par P'illusion d'universalité, la fausse antinomie qui oppose le monde objectif au monde subjectif. S'ap- puyant sur le critérium collectif, il pouvait se fier à la puissance sur la nature que lui donnaient ses découvertes, qui elles-mêmes se canton- nèrent dans une zone suffisamment extérieure de l'esprit pour que l'universelle raison puisse y saisir l'évidence d'une objective vérité.

Au contraire toute la vie intérieure de l'esprit, l'univers entier des images subjectives lui apparut à jamais négligeable et irréductible à la connaissance en vertu de ce principe d'Aristote : « Dans la veille nous avons l'univers en commun, dans le rêve chacun a le sien » qui consaera la plus effroyablement absurde des erreurs et condamna toute possibilité de développement spirituel.

L'Orient, au contraire, a toujours proclamé l'identité du monde sensible et du monde subjectif. Ainsi entre un féticheur primitif dans ses rêves les plus obscurs, et un grand mystique d'Orient dans les sommets de sa pensée il n'y a pas différence de nature, mais seulement de degrés et encore dans l'expression seulement, — il est vrai que cette expression par le discours logique réalise la claire conscience de ce dont le nègre est inconscient. C'est que le rôle de la raison discursive doit se borner uniquement à donner à l'Esprit un point de vue sur lui-même en quelque sorte extérieur et ainsi lui offrir le miroir où se refléter exactement et se définir.

L'Orient tout d'abord, de l'antique loi de participation tira la seule authentique méthode de connaissance. Connaître est le reflet de créer. Pour connaître le sujet doit s'identifier à l'objet. L'individu doit tout d'abord projeter sa conscience tout entière dans la chose à connaître, métamorphoser en elle par fascination puis par retour l'intégrer en soi. Dans ce geste double de l'esprit tient toute la Voie directe, la marche du développement spirituel.

L'initiation de l'esprit humain à sa fin universelle et une s'accomplit selon ce rythme. L'esprit doit tout d'abord faire vivre une idée, en créant une forme. Qu'il imagine cette forme avec une concentration de pensée poussée par un long et subtil entraînement jusqu'à produire l'objectivation de l'image subjective. Alors la forme qu'il a engendrée, vivant d'une existence qui lui est propre s'égale aux autres formes du monde extérieur. De sorte que s'il sait par la démarche inverse intégrer en lui l'image qu'il avait projetée au dehors il pourra également intégrer en lui tout le monde extérieur comme une ombre vaine et noyer dans le même néant toute objectivité et toute subjectivité jusqu'à se saisir en tant que conscience unique de l'Etre un. Il a atteint ainsi le sommet de la connaissance.

De là cette effrayante gymnastique du « Je suis cela » et ces drames éternels que l'initié se crée et se joue à lui-même dans sa propre solitude. De là cette science qui connaît la perfectibilité infinie de la raison concrète et la marche ascendante qui identifie en l'unité de l'être toutes les contradictions. Pour celui qui sait que tout ce qui est sort de l'Esprit doit rentrer en lui, il apparaît soudain dans une illumination terrible, que l'erreur n'est qu'un mot, que tout est vrai de plus de mille façons possibles et que tout ce qui fut une seule fois rêvé existe à l'égal de toutes les existences distinctes, ni plus ni moins illusoire qu'elles.

Celui qui crée des fantômes, les projetant hors de lui, pour, les niant ensuite, nier en même temps toutes les apparences et saisir l'être, saisit ainsi les lois profondes, la structure de l'âme humaine et découvre une nouvelle universalité.

A l'universalité de la raison scientifique, — celle des mathématiques à sa base — peuvent s'opposer une universalité de l'intuition immédiate dans d'autres domaines de l'esprit. Seulement, ce nouvel aspect de l'universel n'est pas saisissable par toutes les consciences humaines, il ne peut être atteint qu'au prix d'un long entraînement et de toute une évolution qui déterminent l'état propre à cette révélation.

D'abord l'universalité des rêves et des mythes. Il est un univers onirique réel et commun à toutes consciences. Il possède ses lois propres et ses drames éternels. Ce qui rêve quand on dort se meut dans ce domaine inconnu comme le corps fait dans l'espace quand on veille. Cet univers n'a pas de soleil et chaque objet s'y éclaire de sa lumière propre; c'est le pays des métamorphoses. Si le sens du rêve atrophié chez les Occidentaux les rend à peu près ignorants de ce pays des merveilles, par contre la conscience primitive y a trouvé ses révélations premières et ses occultes traditions. C'est de là que le Négrito ou l'Australien, le Fuégien ou le Groënlandais tire cette étrange connaissance du mystère: d'où leurs croyances partout identiques quant à tous les aspects de l'invisible du séjour des morts et de la vie des dieux.

Au plan supérieur, c'est l'universalité de l'expérience mystique. Ce que voient les Voyants est toujours identique. Ils ont un univers en commun qui ne se dévoile que sous le signe de l'extase.

Les prophètes et les inspirés de tous les temps et de tous les pays ont toujours proféré la même révélation. Seules, diffèrent les interprétations individuelles déformées par les religions. Mais l'ésotérisme de tous les fondateurs de sectes est identique dans son essence. Enfin la synthèse dialectique de l'Esprit commencera de naître quand sa faculté rationnelle prendra pour objet la Sphère de la Révélation et en saisira les lois cosmogoniques, métaphysiques, physiques, éthiques et esthétiques qui seront universellement vraies lorsque l'ascèse accomplie aura anéanti le coefficient d'erreur individuelle.

*   *   *

C'est là qu'est la voie du devenir de l'Esprit.

Hélas, les lunettes n'ont jamais engendré de Visions. C'est l'abus des lunettes qui rendra l'Occident aveugle. Lorsqu'il ne rêvera plus un grand souffle passera sur les terres fangeuses de l'Ouest et en balaiera toute conscience. Des fourmis, vous dis-je, il ne demeurera que des fourmis.

Le monde onirique est un système de visions cohérent et universel au même titre que le monde extérieur. De même que le monde extérieur est le lieu des actes du corps et que le choc de résistance de ses images conditionne, façonne, et rend efficaces ces actes, de même l'univers des mythes est le lieu des actes de l'Esprit et ses images sont la seule source de vie de la pensée concrète. Antée de cette terre inconnue, si l'homme perd pied, s'il fuit cette patrie de l'âme, ses concepts se dessèchent, se vident et leurs résidus abstraits se perdent dans la vanité du vide inconsistant.

Les Images premières, les Images intérieures originelles étant universelles engendrent dans tout esprit qui les saisit des projections identiques. Si bien que nos prophètes sont au milieu de nous, et le signe des mythes les dénonce. L'âme primitive n'est pas morte encore en Occident puisque demeure la sanglante nourriture des rêves. Effroyablement réprimés depuis des siècles, asservis par les religions qui cherchent à détourner leurs furieux élans au profit du plus dégoûtant des organismes sociaux, les rêves se vengeront sur l'agonie des cultes.

L'angoisse des phantasmes inexprimés monte et fuse et crache au ciel de l'être. Elle stigmatise ses élus. Ceux dont la conscience est le lieu du fait lyrique. L'humour funèbre et sinistre du mot « poète » incroyablement prostitué n'empêche pas quelques-uns par siècle de porter au-dessus de la collectivité qu'ils insultent le sacerdoce vatique de l'esprit. L'inspiration poétique, — exactement créatrice —, est la forme occidentale de la Voyance. Le poète, ainsi défini au plus loin de son habituelle acception, est le faible mais authentique reflet du féticheur nègre et du mage oriental. Les sens de l'animisme, de la participation, de la magie et des métamorphoses décrivent en la limitant la démarche poétique. Le milieu social du poète le caractérise douloureusement par l'antinomie d'un esprit en tous points conforme à la mentalité primitive mais dont le sens de l'invisible (4) est, hélas, héréditairement atrophié.> Le caractère propre à l'inspiration comme à l'émotion poétiques - aspects actif et passif du même phénomène — est celui de la param- nésie. Tout Occidental bouleversé par la révélation du rêve est irrévo- cablement voué au désespoir, au supplice sans nom de l'image entrevue à la lueur d'un éclair, perpétuellement fuyante juste en deçà, ou au delà du champ de l'attention. Et pourtant cette image est immédiatement reconnue (5): car elle appelle le déchirant souvenir d'une partie de soi-même perdue depuis des millénaires. Notre conscience, par rapport au plan des mythes est toujours dans un état qui correspond à ce qu'est le sommeil par rapport au monde extérieur. Il ne nous arrive que des lueurs lointaines, déformées, aussitôt éteintes que nées. Quand Rimbaud écrit « Nous ne sommes pas au monde » et « Mais je m'aperçois que mon esprit dort, s'il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité qui peut-être nous entoure avee ses anges pleurant » il pense à cette surhumaine tentative de luei- dité. La conscience de l'homme est un faisceau d'états. A l'état morne, tout végète si bien dans les grasses ténèbres, les habitudes nourricières, les ornières de la routine pensante! Mais la torture, mais la chape de plomb d'angoisse, à l'état dévorateur quand l'esprit est à l'intérieur du four-à-chaux, à la chaleur du four-à-chaux, qu'il fait blanc, qu'il fait très blane et que c'est tout ! Pendant quel fragment de seconde l'esprit peut-il supporter sans être dévoré la température-fusion-des-contra- dietoires ? C'est que le sens de l'invisible, abandonné depuis des siècles chez l'Occidental a presque totalement disparu, et que, pour renaître, il lui faudrait consacrer la durée de plusieurs vies humaines à l'affolante symnastique d'éveil spirituel propre à l'Orient et seule garante du devenir de l'Esprit. Il n'empêche que les lueurs de nos voyants suffisent à indiquer la seule voie qui pourrait sauver l'humanité de son abjection sans bornes.

La Voyance, c'est la métaphysique expérimentale (6). Toute vision ouvre une fenêtre de la conscience sur un univers où vivent les Images qui sont, en réalité, des formes de l'esprit, les concepts concrets, les symboles derniers de la réalité. La voyance est la dernière étape avant la lumière incréée de l'Etre total, avant l'Omniscience immédiate. De sorte que le fait lyrique doit se suffire à lui-même. Un poète ne peut croire qu'en la « poésie » qui est un nom du Monde du Mystère. Il ne peut penser que la transcription intellectuelle de ses visions. Car la révélation est une et la dictature de l'esprit engendre sa justice suprême.

Nul ne peut être voyant et adepte d'une religion ou d'un système quelconque de pensée sans trahir sa vision.

Et le devenir de l'Esprit détermine la seule liberté humaine: ayant saisi ce devenir, s'incarner en lui et hâter ses voies.

La Raison d'Occident n'est qu'un moment dialectique. L'heure est venue de le dépasser.

Aussi « Poésie » devant tous les concepts de cette raison a nom « Subversion totale » et devant toutes ses institutions « Révolution ».

*   *   *

Quand notre monde présent s'allumera comme une torche, dans l'éclat de rire de la grande fusée « Destruction-universelle », il ressus- citera le Secret perdu dans Atlantis.

ROGER GILBERT-LECOMTE.


(1) Fragment ébauché d'un volume à paraitre dont le titre est : « Terreur sur Terre » ou « La vision par l'épiphyse ».

(2) Freud écrit, par exemple, à propos de la conscience de rêve: « Le lien causal peut être supprimé », ce qui est le propre de la pensée prélogique. « Toute transformation immédiate d'une chose en une autre représente dans le rêve, croyons-nous, la relation de cause à effet » et : « Les représentations contradictoires s'expriment presque tou- Jours dans le rêve par un seul et même élément. Il semble que le « non » y soit inconnu. L'opposition entre deux idées, leur antagonisme s'exprime dans le rêve de cette façon : un autre élément s'y transforme après coup en son contraire. » (Opus: Le Rêve et son Interprétation.) Ceci décrit exactement l'esprit de participation du primitif, sa dialectique incons- ciente et concrète par métamorphoses. Freud rappelle encore que, dans beaucoup de dialectes primitifs, le même mot signifie à la fois « faible et fort », « dehors » et & dedans », etc...

(3) Autrement dit, en s'en référant aux travaux de Lévy-Bruhl, il suffit d'admettre qu'il existe bien, comme il les départage, une mentalité prélogique et mystique différente de la mentalité logique rationnelle et discursive, mais la première n'est pas l'apanage exclusif des sauvages, non plus que la seconde des civilisés, car l'esprit est un et ces deux modalités de son fonctionnement se retrouvent dans chaque conscience humaine. Tout au plus, l'une est-elle parfois atrophiée aux dépens de l'autre. Est-il nécessaire de rappeler, à l'appui de cette thèse, que notre Pasteur national, ignoble type de savant logique, pour comble était chrétien et comme tel croyait au dogme de la transsubstantiation, par exemple, qui est bien prélogique et mystique.

(4) Sens dont l'organe est l'épiphyse ou glande pinéale qui fut et sera le troisième œil (Cf. « Terreur sur Terre » ou « La Vision par l'Epiphyse »).

(5) CF. NERVAL. Aurélia: < Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai dans ce monde ou dans les autres et je ne pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement. ›

(6) Quel obscurcissement de la pensée a-t-il empêché l'homme de tenir compte de l'identité et de l'universalité des témoignages mystiques des e Visions prophétiques » de Blake, de l'Aurélia de Nelval, des dialogues de Poe, des « Illuminations » de Rimbaud ? La métaphysique expérimentale n'a-t-elle pas été pressentie par la tradition philosophique de Pythagore, d'Héraclite, de Platon, de Plotin, des Gnostiques, d'Apollonius de Thyanes, de Denis l'Aréopagite, de Giordano Bruno et même de Spinoza et même de Hegel pour qui l'aboutissement de la dialectique est le concept concret ?

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NERVAL LE NYCTALOPE, PRÉAMBULE

Préambule

Le premier, et avec un héroïsme dont, seule, peut témoigner une lueur perdue au fond astronomique de moi-même, Daumal ici, ose, —- et jamais au monde « oser » n'a signifié une telle effrayante attaque déses- pérée de l'esprit refoulant des murailles vivantes de gardiens-du-seuil, des montagnes de tabous, des continents de refus menaçants qui risquaient de nous engloutir - ose, dis-je, lever un coin du voile d'épouvante sur cette région maudite de notre vie commune, cette région dont la marque sur nous, indélébile en l'éternel, a décidé de beaucoup plus que de l'orientation unique et totale de notre action présente jusqu'à la mort.

Devant l'obligatoire incompréhension de tous je ne me cache pas de la Terreur sacrée qui me prend au rappel de la zone flamboyante, et me bouleverse encore suffisamment aujourd'hui, après toutes les nuits des des années écoulées, pour labourer ma poitrine d'un immense sanglot qui n'est pas défaillance. Ah, non, salauds, à mort ! — car désespérément je le crache à la face d'un monde qui m'a pris à la gorge et qui de moi saura, j'en fais ici serment, le prix d'un unique ASSASSINAT.

R. GILBERT-LECOMTE.

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NERVAL LE NYCTALOPE

à Robert Meyrat


Ce qui est nuit pour tous les êtres est un jour ou veille
l'homme qui s'est dompté; et ce qui est veille pour eux,
n'est que nuit pour le clairvoyant solitaire.
Bhagavad-Gita, II, 89.

J'étais donc observé! Je n'étais pas seul dans ce monde ! ce monde que j'aurais pu croire de ma seule fantaisie! ce précieux asile des dégoutés de la vie, des impuissants sociaux, ce facile refuge pour « ceux qui s'évadent », comme ils disent ! mais moi je ris bien quand j'entends ce langage. Oui, bien sûr, je le savais, je l'ai toujours su qu'il était peuplé, ce monde; qu'il y avait foule, là- dedans, et qu'un œil énorme d'ironie le dominait, soleil qui n'éclaire pas mais qui voit, à l'opposé du soleil du jour, aveugle et lumineux, qu'un œil riait en silence, grand ouvert sur ce domaine nocturne que l'on voudrait croire du ca- price et de la parfaite solitude. Je le sais toujours, c'est vrai, mais chaque fois, et c'est beaucoup dire, que je relis Aurélia, un nouveau choc de certitude au creux de l'estomac m'ouvre l'œil du cœur: j'étais donc observé ! Je n'étais pas seul dans ce monde ! Puisque Nerval y est allé, puisqu'il me décrit ce que j'y vis, souvent même ce que j'y vécus. Les plus anciens et les plus riches souvenirs des toutes premières années de na vie sont des souvenirs de rêves. Depuis, c'est toujours dans le même Pays que me mènent, à certaines époques, mes sommeils, une fois dépassée la région intermédiaires des rêves légers, reflets à l'endroit ou à l'envers des événements, des préoccupations de l'état de veille, figurations mimées de malaises ou d'appétits. C'est le même Pays que je reconnais à coup sûr: la même Ville, la même Campagne, les mêmes Faubourgs, le même Palais, avec son Arsenal, ses deux Théâtres, son Musée; j'ai pu en dresser un plan assez précis. Mais surtout, la vie que l'on y mène, le drame ou la comédie qui s'y joue éternellement, le sens précis et invariable qu'y prennent certains gestes, selon de rigoureuses lois de symbolisme, la gravité et le caractère fatal qui s'attachent là à telle action déterminée, tout cela ne fait qu'exprimer cette vérité dont je témoigne: le monde du Songe - et j'entends par monde une façon particulière de connaître par l'intuition sensible ce que j'affirme n'être pas moi-même, c'est-à-dire, en dernier ressort, une condition déterminée de ma conscience considérée comme synthèse de représentations — ce monde est universel; je veux dire à la fois commun, a priori, a tout esprit humain, et constituant un univers, ou plutôt un aspect de l'Univers; ou encore : il est régi par une nécessité universelle, il n'est pas le refuge privilégié du hasard, de la contingence, du caprice chassés du monde de la veille; il n'est pas l'asile de l'irresponsabilité, car le moindre geste parfois dans cette vie de rêve engage gravement le rêveur, pour son existence de fantôme et quelquefois pour son existence de chair.
Je veux tout de suite, pour empêcher qu'on ne voie dans tout cela que de belles rêveries, un vague goût du mystère et de faciles divagations sur le surnaturel, apporter mon témoignage et donner la recette qui permettra à quiconque en aura le courage de tenter une vérification expérimentale. C'est un monde réel que celui où, il y a quelques années, je donnais des rendez-vous nocturnes à un ami, Robert Meyrat. Nous n'avions pas besoin d'escalader la grille de la maison familiale pour nous échapper par les rues désertes d'une ville de province, et nous donner à des nuits entières de merveilleuses aventures. Voici le procédé que j'avais trouvé pour sortir de mon corps (j'ai appris depuis que la science occulte le connaît de toute antiquité): je me couchais le soir comme tout le monde, et, détendant tous mes muscles avec soin, vérifiant que chacun était bien complètement abandonné à lui-même, je respirais longuement et profondément, sur un rythme régulier, jusqu'à ce que mon corps ne fut plus qu'une masse paralysée étrangère à moi-même. J'imaginais alors que je me levais et m'habillais, mais — et c'est pour ce point essentiel que je réclame de ceux qui veulent m'imiter un courage et une puissance d'attention peu ordinaires — j'imaginais chaque geste dans ses moindres détails et avec une telle exactitude que je devais me représenter l'action de chausser une espadrille dans le même temps précisément que j'aurais employé à la chausser dans la vie corporelle. J'avoue d'ailleurs qu'il me fallait parfois passer une semaine de vains efforts chaque soir avant de réussir seulement à m'asseoir sur le bord de mon lit, et que la fatigue provoquée par de tels exercices m'a souvent obligé à les interrompre pour de longues périodes. Si j'avais la force de persévérer, un moment venait, plus ou moins vite, où j'étais lancé. Vu de l'extérieur, je m'endormais. En fait, j'errais sans effort — et même avec la facilité désespérante que ceux qui se souviennent d'avoir été des morts connaissent bien — je marchais, et immobile je me voyais en même temps marcher, dans des quartiers tout à fait inconnus de la ville, et Meyrat marchait près de moi. Le lendemain, en plein jour, nous retrouvions Gilbert-Lecomte et Vailland, et leur racontions notre promenade.

Je prendrais fort mal le rire de quelqu'un, à ce récit. Rire de cela, de ce jeu de mort que nous avions tous alors résolu de jouer, le jour et la nuit, éveillés ou dormant, rire de ce drame qui se poursuivait dans notre rêve, et qui n'a peut-être pas fini de faire des victimes! Qu'on essaie d'abord ma petite recette. Robert Meyrat hantait nos sommeils. Il n'y avait pas pour lui d'amitié possible sans ces rencontres nocturnes, ou sans au moins les visites qu'il faisait à chacun de nous sans répit, inquiet de savoir si nous le recevrions seulement, capable - j'écris lentement, posément, en pesant mes mots — de mourir le lendemain si un soir il nous avait tous trouvés obstinément fermés, si son fantôme était venu rebondir sur nos momies inertes, pour revenir trop vite, avec un choc trop brutal sur le cœur, se mouler dans sa peau de dormeur. (Et pourtant un jour, que s'était-il passé ? tu ne nous a jamais dit si nous t'avions tous, l'un après l'autre refusé notre accueil, ni quel accident s'est produit - à quel carrefour de cauchemars ? — comment brusquement tu as cessé de faire peur aux jeunes gens de ton âge, cessé de leur apparaître avec les gencives saignantes ? - ton aliment de vampire t'a-t-il manqué - encore une fois, je pèse mes mots — et faute de cette nourriture serais-tu devenu un homme ? - Le drame qui a décidé de notre absurde et incompréhensible séparation, il fallait bien qu'il se jouât dans ce monde qui t'était si familier — te l'est-il encore ? -)

J'ai peut-être défailli, c'est vrai, et perdu parfois la conscience de nos luttes dans ce pays où tu ne m'as plus retrouvé. Mais l'aurais-tu déserté, maintenant ? J'y suis retourné souvent. J'y ai suivi Gérard de Nerval, j'ai vu par ses yeux comme j'avais vu par les miens, les mêmes spectacles. Te souviens-tu de ce soir dans ce jardin public où tu m'as brûlé la cervelle ? J'étais sûr de partir et j'avais fait, avec une facilité qui m'étonnait, l'abandon de la terre. Une vision habituelle de mes rêves surgit dans le bourdonnement des dernières cloches, pendant la dernière seconde séculaire d'attente. C'étaient d'immenses degrés de marbre gravissant une colline au sommet de splendeur. Souvent d'étranges roes sculptés ou des plantes-reptiles, ou d'autres jeux malins d'une nature monstrueuse avaient empêché mon ascension. Cette fois je devais réussir ! L'escalier radieux montait jusqu'au plafond gigantesque de la lumière voûtée en monde, mais libre et éclatant! Te souviens-tu comme je me suis roulé à terre quand j'ai su que tu m'avais trompé, que ce n'était qu'un faux départ, je te pardonnerais même ‹ une bonne blague », car j'ai reconnu que ‹ ce n'était hélas pas encore pour ce jour là » ? Environ trois ans plus tard, quel vacillement lorsque je lus pour la première fois  : Nerval connaissait le pays de la longue épreuve, il connaissait le château aux couloirs innombrables, coupés d'escaliers sans fin. Pourrai-je jamais faire comprendre la certitude folle qui me fait reconnaître le sang de mon sang dans d'aussi simples descriptions : ‹ ... une sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses pleins de voyageurs affairés »; « ... Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors... »; et comment prouver que la parole silencieuse qui me fut adressée dans la vision, que je croyais dernière, de l'Escalier, comment, alors que j'en suis plus sûr que des battements de mon cœur, alors que j'en ai le sang aux yeux d'évidence brutale, comment prouver que c'est la même parole qu'entendit Nerval, — < j'étais (dit-il, mais c'est aussi bien moi qui parle) dans une tour, profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consu- mer à monter et à descendre... > — Oui: « Elle me dit: > (Elle me dit ! « la divinité de mes rêves... »! ) « L'épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme; ces escaliers sans nombre, que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée. »

C'était trois ans peut-être après cela. J'écrirai encore sans doute au cours de ma vie bien des pages qui tourneront autour de moi-même, qui cerneront et serreront de plus en plus près la simplicité centrale de ma réalité nue. Mais jamais, oh ! non, jamais aucun livre de ma main n'aura aussi exactement la couleur de mon sang, jamais aucun livre ne sera aussi sincèrement le mien qu'Aurélia.

L'expérience seule m'apprendra si mon témoignage personnel peut passer pour autre chose que de la littérature et convaincre quelques lecteurs de la réalité de pareilles expériences. Avant de citer d'autres autorités, je tiens pourtant à déclarer encore que j'ai vu, comme Nerval les vit :
le Palais plein d'escaliers et de corridors où la Même nous attend, où je n'ai pas fini de m'égarer, combien de siècles ?
la Tour, le Château, et la Ville Mystérieuse des morts (1);
J'ai vu le Pays sans soleil, et lorsque je lis dans Aurélia: « Chacun sait que dans les rêves on ne voit jamais le soleil, bien qu'on ait souvent la perception d'une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes... », je sais que je dois tenir pour un imposteur celui qui, prétendant avoir exploré le Rêve, n'est pas violemment frappé, dans sa chair et dans son esprit, par l'évidence et la valeur universelle de cette loi, bien plus haute que celle de n'importe quelle loi physique. Le fait que la lumière est, dans le rêve, immanente à toute forme, alors qu'à l'état de veille elle procède d'un luminaire transcendant, pour ainsi dire, et séparé des formes laissées à leur nuit propre, exprime parfaitement — je laisse ceci à méditer, qu'on profite de cette rare aubaine! — en quoi diffère le mode de penser les choses (les mêmes choses) dans le rêve et dans la veille;

Et quand je lis: « Je me sentais glisser comme sur un fil tendu dont la longueur était infinie », je sais très bien que ce fil est une veine invisible de l'espace, rigide comme l'acier, semblable à l'espace qui sépare deux fils télégra- phiques très rapprochés plutôt qu'aux fils eux-mêmes, une direction inflexible d'angoisse qui n'est palpable que pour un organe situé vers la gorge. C'est sur la gorge que je glissais le long de ces fils dans mes rêves d'enfant, et quelques jours plus tard, j'étais malade, atteint d'une angine. (Je sais que ceci fournit immédiatement une « explication (!) physiologique du phénomène »; mais je n'admets pas ce renversement de la cause et de l'effet, alors que la congestion de la région de la gorge provoquée par un afflux de sang déterminé par l'attention excessive que l'émotion violente de mon rêve me faisait concentrer sur cette région de mon corps explique suffisamment l'accroissement de sensibilité des muqueuses de l'arrière-bouche aux microbes pathogènes toujours flottant dans l'atmosphère) ; et ceci !: « Une sorte de chœur mystérieux arriva à mon oreille; des voix enfantines répétaient en chœur: « Christe ! Christe ! Christe !... » Je pensai que l'on avait réuni dans l'église voisine (Notre-Dame-des-Victoires) un grand nombre d'enfants pour invoquer le Christ. › Combien de fois les ai-je entendus, ces chants enfantins, avant de m'endormir - et leur détresse ! je la comprends maintenant, parce que ce qu'ils chantaient, c'était la nuit des morts, ce qu'ils invoquaient, c'était un abîme sans espoir : « Mais le Christ n'est plus ! me disais-je; ils ne le savent pas encore ! »;

et le « serpent qui entoure la terre », j'ai vu, en plein jour, en pleine rue, il y a six ans, sa tête, la tête du Naja, se lever avec une lenteur effroyable au-dessus des toits, pour peu à peu manger et remplacer le soleil, devenir le « soleil noir »;

et ce drame toujours recommencé ! cette présence du Double qui agit, sans qu'on y puisse rien, en votre nom, qui vous vole le feu de votre vie, et cette impuissance de votre colère ! Je me souviens qu'au pays des morts, où j'ai passé quelques secondes (sans doute) de rêve, qui étaient des mois, j'avais, en arrivant là, voulu me fâcher, moi aussi; je ne savais pas encore, mais la désespérante facilité du moindre geste (j'arrachais de ses gonds, comme une plume, une porte de chêne monumentale), le sourire d'ironie fatale des autres morts et la douceur implacable du visage du maître m'avaient vite désarmé. Nerval, combien d'hommes avec moi savent quels sanglots il faut étouffer quand tu dis cette simple phrase: « On semblait autour de moi me railler de mon impuissance ? »

J'aurais bien d'autres témoins à citer encore. Gilbert-Lecomte d'abord, à qui peu de mes expériences sont inconnues. Nous nous sommes vite reconnus, des notre rencontre humaine, en remuant un peu les masses millénaires de nos souvenirs communs : il connaît le Château aux corridors, les dédales de la Ville des morts, et surtout quelle lumière - lumière sans soleil, évidemment — y règne. Je l'appelais d'abord, avant d'en avoir entendu parler par d'autres, « lumière astrale »; il connaît les Escaliers et le Serpent, les chœurs d'enfant et les rayons astraux perce-gorge...

Mais je n'en finirais pas de donner des références; il me faudrait citer tous les poètes que j'aime.

Le Livre des morts égyptien, les livres sacrés de l'Inde, le Zohar, l'occultisme, le folk-lore, la « mentalité primitive » contiennent une science extraor- dinairement étendue et cohérente du monde des rêves (ou monde astral), et je trouve dans ces textes des correspondantes parfaites de chaque vision, de cha- que expérience de Nerval. Je retiens ma plume qui voudrait m'entraîner pour un nombre swedenborgien de pages, et je cite un peu pêle-mêle :

encore une fois, ces chemins de l'espace astral, parmi lesquels l'un est le Rayon qui devait mener Nerval à l'Etoile; ils correspondent, dans le microcosme, aux « nadis », artères astrales des Hindous. « le Soi... est l'origine de cent un sentiers; il en est cent dans chacun, et, dans chacun de ces derniers, mille fois soixante-douze ramifications. En tous circule la vie pénétrante. Par le cent unième, la vie ascendante mène au pur séjour lorsqu'elle s'élève avec pureté, etc... » (2);

le point de la nuque où Nerval applique un talisman, en expliquant ainsi cette précaution: « ce point était celui par où l'âme risquerait de sortir au moment où un certain rayon, parti de l'étoile que j'avais vue la veille, coïnciderait relativement à moi avec le zénith ». Ce point est analogue au « trou de Brahma », passage du « cent unième sentier » ou « rayon solaire » (Cf. Chhân- dogya Upanishad, VIII, 6, 5; Aitareya Up., I, 3, 12, etc.) ;

le royaume souterrain, de tradition universelle (Aurélia, passim; Cf. les légendes thibétaines concernant l'Agarttha (3);

les élémentaux : Dives, Péris, Ondins, Salamandres, Afrites (ces derniers correspondant aux Gnômes des cabalistes) (4).

l'oiseau par la voix duquel l'aïeul parlait; il est à peine utile que je fasse ici le rapprochement qui s'impose avec le totétisme primitif; d'ailleurs les révélations de Nerval sur la condition des morts dans l' « astral», c'est-à-dire sur la vie du double, correspondent exactement avec les eschatologies des primitifs (Cf. Lévy-Bruhl), avec celle des Egyptiens et avec ce que j'ai vu moi-même;

l'harmonie des sphères (qui n'est pas, il faut le savoir, une simple figure de rhétorique), le Lama ailé, Kheroubim du feu vital pénétrant l'inerte matière (le couple feu-eau ou père-mère, ou Iod-Hé, ou phallus-ctéis, ou soufre- mercure etc., est universellement connu pour le moteur et le nœud dialectique de la création dans toutes les traditions occultes), le charnier de l'histoire universelle (5), le Pacte des Eloïms, le partage du monde, la genèse monstrueuse, l'évolution des races, les Nécromans maudits, le Pardon final accordé au Serpent qui entoure la terre, dont les tronçons « séparés par le feu, se rejoignent dans un hideux baiser cimenté par le sang des hommes »; la terrible lucidité de cette découverte que chaque homme doit faire : « une erreur s'était glissée, selon moi, dans la combinaison générale des nombres »; les Fous réformateurs du Cosmos, les métaux inconnus (6), ... mais il faudrait que je copie Aurélia d'un bout à l'autre; je tiens seulement à ce que l'on sache ce qui devrait pourtant éclater aux yeux, que rien dans ce livre n'est fortuit ni fantaisiste, que le caprice n'y a aucune part, et que chaque affirmation, chaque description, chaque récit de Nerval peut se retrouver mille fois dans l'énorme savoir des initiés et des voyants de tous les âges. Et il serait vain d' « expliquer » les rêves de Nerval par ses lectures et sa connaissance très vaste, reçue des francs-maçons, de la cabale, de l'hermétisme, du pythagorisme, de la magie, des théosophies et cosmogonies de l'Inde, de la Perse, de la Chaldée, de l'astrologie, des légendes germaniques, etc. C'est parce que cette science, dans son principe, était inscrite, plantée entre ses yeux qu'il fut possédé toute sa vie du besoin d'en chercher des manifestations; autrement, on ne saurait expliquer qu'elle dominât si dramatiquement ses rêves.

Nerval a répondu d'avance à cette niaiserie d'homme enfermé dans l'homme, incapable d'entendre un cœur saignant souffrir, incapable de frémir seulement aux sanglots de ce lambeau palpitant de la chair première cloué aux astres avec au ventre la griffe de la morte-vivante Humanité, le poète. Comme il a répondu aux immondes tentatives - si bêtement mauvaises -- d'en faire un catholique (7). Comme il a répondu à l'odieuse explication par la maladie, le détraquement, la paranoïa, le pathologique, enfin, de cette sorte de médecins spécialisés dans la fonction de mouches et de vers à l'égard des poètes morts: « je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi- même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées; il me semblait tout savoir, tout comprendre; l'imagination m'apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison ! faudra-t-il regretter de les avoir perdues ?... »

J'ai défini plus haut ce qu'il fallait entendre par « monde ». A partir du chaos primitif de sa ‹ psyché ›, l'homme fait apparaître les différents plans du monde en disant: « cela n'est pas moi-même ». Comme la représentation de l'objet nié n'exprime rien d'autre que l'acte de négation dans des conditions particulières, tout ce qui existe devient le symbole du progrès de l'esprit. Or, cesser de nier, c'est dormir; en général, l'homme s'endort en cessant de se distinguer de ses sensations; ce qui fait la matière première du monde des rêves reste en lui non manifesté; quelques hommes, s'étant endormis au monde physique (c'est- à-dire ayant réalisé l'harmonie entre lui et eux, revenant à l'identité après la séparation qui, par l'existence absurde d'un monde extérieur, créait un déséquilibre insupportable, d'où le mouvement) se réveillent au monde des rêves en recommençant une nouvelle série de négations aboutissant à la formation d'une modalité de l'univers; et, de nouveau, en présence de ce monde, ils chercheront à s'identifier à lui et à réaliser l'harmonie qui doit dissoudre l'existence distincte de l'individu. Finalement, par ces mises au point, ces réglages successifs, l'esprit parvient à l'identification consciente et définitive avec ce qui est. Selon les Hindous, le Soi se pense lui-même identique à soi sous trois conditions : veille, rêve et sommeil profond, la dernière correspondant à l'Identité suprême. (Pour le ver-blanc-psychologie et ses questions saugrenues, je daigne ajouter : quand vous dites « ma conscience », qui possède, et qui est possédé ? quand vous dites : « dans le profond sommeil, je suis inconscient », que signifie je ? et comment pourrais-je dire, après avoir dormi, que je me souviens de ma conscience de sommeil, si je, me, et ma conscience ne sont pas identiques ? Justement, le problème consiste à rendre ces termes identiques.) Voilà, aussi brièvement que possible, justifiée l'affirmation de Nerval. Les mêmes considérations rendent parfaitement compte du symbolisme qui relie le rêve à la vie de veille (puisque la seule réalité, dans les deux cas est toujours un acte de conscience accompli au centre d'un tout individuel donné et donnant à ses manifestations, par conséquent, un caractère nécessaire d'universalité); elles expliquent aussi « l'épanchement du rêve dans la vie réelle » et permettent l'exercice de facultés magiques, comme celle qui permit à Nerval de conjurer le Déluge (qu'on y songe !) par le sacrifice d'un anneau.

Mais il savait tout cela ! Il avait résolu de « forcer ces portes mystiques ». « Le sommeil occupe le tiers de notre vie » (on ne le répètera jamais assez); « après un engourdissement de quelques minutes une vie nouvelle commence, affranchie des conditions du temps et de l'espace, et pareille sans doute à celle qui nous attend après la mort ». Que la condition du double après la mort puisse être dès cette vie connue en partie, c'est pour moi à la fois une certitude métaphysique et un fait d'expérience.

Aurélia ! je parle d'Aurélia et je n'ai pas encore parlé d'Elle, bien qu'elle soit sous chaque mot que j'écris à secouer ma plume. Elle, dans la Lumière Per- lée, alors que « d'immenses cercles se traçaient dans l'infini, comme les orbes que forme l'eau troublée par la chute d'un corps », « ... rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait dans les mystiques splendeurs du ciel d'Asie ». Elle, en haut des degrés de marbre, Elle, « l'autre nuit elle était couchée je ne sais dans quel palais, et je ne pouvais la rejoindre ». Elle, derrière ses masques successifs, derrière ses voiles allant de l'obscur rideau du jour physique, en passant par les vêtements de plus en plus radieux — comme on voit ceux des habitants de la Ville Mystérieuse — jusqu'à l'éblouissante nu- dité où je serai Elle, l'unique objet de tout amour. Par delà le jour sans soleil où lumineusement la pensent les voyageurs du rêve, par delà les lunaisons sté- riles de la mort, Elle, l'identique immensément étendue dans le Profond Sommeil sans fin, et dans l'instant éternel en un point sans espace possédée — elle le sera après la route sanglante, après la piste des déserts tachée de rouge par les genoux ouverts, après les traversées des marais noirs sans fond, après quels entassements d'humanités convulsées dans les tortures ! Elle, la Mère Mysté- rieuse, qui est l'Esprit de la Vallée et qui est la Porte — tu le savais, Vieil- Enfant (8)! Elle, qu'à Babylone aussi l'on nommait Etoile : Ishtar, son nom céleste, et Mami pour l'homme adorant. « Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège... » c'était Aurélia, et c'est Isis — la Mère éter- nelle dont, à travers les siècles passés, siècles qui vivent rassemblés dans ton propre esprit, Nerval, comme dans le mien, « mourait, pleurait ou languissait l'image souffrante » — car c'est moi qui, de la méconnaître, la torturait. C'est Artémis qui fut tout à coup le jardin : « elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière... elle semblait s'évanouir dans sa propre grandeur ». Et un jour terrible de fin du monde, elle, « la Vierge est morte... La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s'aper- cevront qu'il n'y a plus de soleil » ? Perdue, retrouvée, perdue encore et par ma faute ! Trop tôt aperçue, quand j'étais - non, quand je suis - l'atroce vérité ne vient pas trop tard sous ma phrase — quand je suis inpapable encore de l'atteindre, quand clairement, lucidement, je l'entraîne dans les tourments, je la déchire aux aspérités du squelette humain, je la tords en la forçant à la figure humaine, « Il est trop tard !... Elle est perdue !... Je comprends - elle a fait un dernier effort pour me sauver —; j'ai manqué le moment suprême où le pardon était possible encore... » ... « l'éternelle Isis, la mère et l'épouse sacrée », parfois « sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens ». Elle, la Lune enfin, Artémis « la Treizième »... « il me semblait que cet astre était le refuge de toutes les âmes sœurs de la mienne, et je le voyais peuplé d'ombres plaintives destinées à renaître un jour sur la terre... » (9). En elle tout ce que j'aime, Maya puissante de toutes formes, je ne peux pas ne pas te torturer et je t'entends gémir dans ma peau, parce que je veux être toi je t'impose ce moule absurde de forme humaine où tu souffres... mais éternelle identique à cela que je deviens, tu échappes aussi à tout regard et parfois (Meyrat, oh ! tu sais ce que je veux dire), parfois ce jeu terrible de la double face confond la misère de misère de ma tombe humaine, trouble parfois la triste aveugle vallée de ma peau humaine, me fait douter et un voile de soie moite se déchire et court sans cesse sur mon visage aux yeux pleins de poussière, et — parfois - ce terrible doute (ô quand la certitude radieuse sans retour sans jamais revenir aux car- casses de souffrance ?), ce doute : ce que je tiens là, cette figure lumineuse, ah ! tout à coup ne vais-je pas encore une fois m'apercevoir que ce n'est que son fantôme, - mais comprenez-vous, c'est à hurler d'épouvante, devant cela : ne plus voir que le grand vampire femelle, la Morte de tous les temps, errante, Lilith la froide.

René DAUMAL.


(1) Qu'on relise la description de cette ville dans Aurélia; je pourrais en confirmer bien des détails. Mais que l'on essaie d'imaginer avec quelle angoisse je la lus la première fois, si l'on sait que longtemps avant, vers la fin du mois d'août 1925, Roger Vailland recevait deux lettres dont voici des extraits : L'une était de Robert Meyrat, et venait d'une plage de la Manche: « Nous étions... reclus très véritablement dans une ville immuablement nocturne, toute de toits de tuiles glabres et vivant sans fin rêveries impuissantes. Or l'évasion fut décidée et Daumal, toi, Gilbert-Lecomte et moi avons félinement longé les faîtes de tuiles et les gouttières, échappé aux flics embusqués auprès des bees de gaz. Finalement, réunis dans un grand jardin aux massifs touffus de géraniums. Enfin nous allions échapper à l'emprise. Tu as voulu pour moi cueillir de hautes fleurs blanches odorantes. Peut-être étaient-ce des arómes. Tu m'as tendu la longue corolle blanche en faisant la moue. Alors les Femmes sont apparues et nous sommes restés prisonniers, parce que tu as voulu m'offrir des fleurs. » L'autre était de moi et venait de Reims: « J'étais cette nuit à la Nouvelle - une petite île un peu plus grosse que le Mont-Saint-Michel et de même forme, avec H... et L....; nous étions en prison. Nous nous évadâmes le plus simplement du monde et je résolus de gagner l'Europe à la nage. Je montai au point culminant, et, sachant que je devais aller vers l'Ouest, regardai le soleil couchant - à l'infini, des toits, des toits amoncelés sans ordre; jusqu'à l'horizon, la ville coule interminable en cataractes de maisons. Nous descendons tous les trois vers le rivage de l'Est, suivant une rue qui ressemblait à la place Pigalle (peut-être à ce moment Gilbert-Lecomte était-il là)... Du panier que je portais sortit un baton vert bronzé et marbré de brun, courbé en deux; m'apercevant que c'était un serpent, je le jetai à terre; il rampa vivement quelques mètres, puis se mit à voltiger. Une jeune fille faisait danser un singe au bout d'une ficelle. H... se mit aussitôt à flirter avec elle. Je revis la ville interminable, et, à grands efforts, la transformai de façon à lui faire prendre l'aspect exact de ma chambre. Je me trouvai ainsi doucement réveillé. Je suis certain que ce songe est prophétique, mais ne puis le traduire encore. Je souligne aujourd'hui les coïncidences explicites et. ce qui importe beaucoup plus, les articulations du Drame que comprendront ceux qui vraiment ont vécu là-bas.

(2) Prashna Upanishad, III, 6, 7. André Chénier, par l'intermédiaire du guéridon de V. Hugo disait, racontant son exécution: « Il coule de la lumière dans mes veines transparentes > (Gustave SiMON, Les tables tournantes de Jersey, Louis Conard, éd.).

(3) Cf. SAINT-YVES D'ALVEYDRE. La Mission de l'Inde; — F. OSSENDOWSkY. Bêtes, hommes et dieux; — René GUÉNON. Le Roi du Monde.

(4) Il est remarquable que Nerval soit ici beaucoup plus près de la tradition hindoue que de toute autre forme de la tradition occulte; la plupart des occultistes ne parlent en effet que de quatre éléments, air, eau, feu, terre, habités par les Sylphes (Fées, Péris), les Ondins, les Salamandres et les Gnômes. Il n'est guère que les Hindous pour faire intervenir un cinquième élément, l'éther; et les Dives dont parle Nerval sont certainement les Dévas, les « brillants » sur qui règne Indra, seigneur, précisément, de l'éther. Il faut ajouter qu'à ces éléments correspondent des essences élémentaires ou rudiments de ces éléments (tanmâtras), qui sont leurs déterminations a priori, c'est-à-dire ce qu'ils sont en eux-mêmes lorsque tous leurs caractères accidentels ont été niés; or, Nerval dit : « Chaque fois qu'un de ces êtres mourait, il renaissait aussitôt sous une forme plus belle et chantait la gloire des dieux. »

(5) Cf. le Mur des Siècles, de Victor Hugo.

(6) Le métal rouge est peut-être « le métal dont, dit Platon, nous ne possédons aujourd'hui que le nom, mais qui était alors une espèce réelle, l'orichalque, que l'on extrayait de la terre en plusieurs endroits de l'ile (l'Atlantide), et qu'après l'or on regardait comme le plus précieux des métaux. » (Critias.) Et j'ai souvent rêvé du métal bleu.

(7) Quand je songe à la distance qui sépare le sens véritable du mot catholique (« Universel ! ») de son sens actuel, j'ai tout de suite la mesure de la prétentieuse infamie de ceux qui se rangent sous cette étiquette.

(8) Lao-Tseu, Tao-Te-King, VI.

(9) Dans le voyage de l'âme après la mort selon les textes vêdiques, la lune repré- sente la limite entre la région d'où l'on ne revient plus, où mène la « voie des dieux », et la région des renaissances; les âmes qui suivent la « voie des mânes » y séjournent avant de revenir vers le monde corporel. Ce symbole est d'ailleurs universel (Diana, dou- ble-face, comme Janus bi-frons, Janua coli, etc.).

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De certains soleils fixes

« J'essaierai de regarder le Problème fixement. »
VILLIERS-DE-L'ILE-ADAM, *Isis*

Cet homme avait tout à perdre, mais se gardait bien de le faire. - On savait qu'il vacillerait devant ses propres images. - On savait qu'il ne croyait pas à ses fantômes mais que ses fantômes croyaient à lui. A marcher sur le sol il s'imaginait sur terre. Il disait aussi qu'il allait mourir, et que c'était fini, il disait que demain on mourait gratis, et rajustait ses sentiments. Puis il recommençait à éplucher des pommes de terre. Quelque chose, néanmoins le gênait, le guindait, le bousculait et l'effrayait à ses heures de solitude. On lui avait dit, mais à la légère, que c'était sa mémoire. Il avait passé outre et continuait à éplucher des pommes de terre. Jusqu'au jour où la maladie se déclara. Il souffrit atrocement de sa mémoire. Une petite lumière noire, en forme de pastille, qui avait un goût d'eau de mer brûlait, lui semblait-il, dans un replis de sa personne, et il se souvenait d'elle, il se souvenait, il se souvenait, il se souvenait, il se souvenait. Il se sentait écrasé par des barrières blanches et aveuglé par cette petite pastille noire. Il mourut d'un cancer à l'esprit, emporté en quelques siècles à peine par une mémoire galopante. Cela est la parabole du mythe. Je n'en expliquerai point la lettre. J'en expliquerai toutefois le sens. Mais avant que d'y arriver, il est indispensable de considérer les voies qui mènent à ces soleils de gorge. Nous savons depuis longtemps que les limites de notre être humain sont de fausses limites, posées sur notre route comme des pièges à loup ou comme des pont-aux-âmes, nous savons que là comme ailleurs et comme toujours, c'est à qui passera. Nous savons que la personne physique n'est que dans la mesure de l'ignominie de ceux qui l'acceptent ce système clos, cette propriété privée, ce petit jardin destiné à faire pourrir la tête occidentale du civilisé; et que loin sous la terre, loin sous la chair et loin sous la mer des racines géantes et identiques nouent les corps au même rythme et par cette pulsation simple les rendent au monde tout en les refusant à lui. Des diverses représentations qui naissent sous nos pas il n'en est aucune qui soit accidentelle, je veux dire aucune dont nous ne soyons sûrs qu'elle n'obéisse à quelque détour de nos destins particuliers, qu'elle ne soit une des pierres d'un édifice confié au hasard et promis à l'écroulement. Ces représentations pourtant, ces images, et beaucoup plus loin qu'elles ces visions, sont parfaitement accidentelles, imprévisibles, imprévues, vouées à la chance. Je suis donc pris dans l'absurdité de mes paroles. Tant mieux. Car je n'attendrai pas longtemps pour le dire, ce double mouvement toujours absolument déterminé et toujours absolument libre, auquel je me suis soumis, cette condition perpétuellement contrainte et perpétuellement spontanée, je les nomme Hasard. Que ce hasard s'étende, m'envahisse, rompe le barrage des images, roule vers tout ce qui m'attire et entraîne ainsi derrière lui des chaînes humaines mal nouées, il se produira encore sous la même exigence d'être une liberté et de ne l'être pas. Cette liberté, ou plutôt cet acte toujours renouvelé vers la liberté, et cette détermination, ou plutôt cet acte toujours renoué vers une fin inhumaine, je les nomme ici Destin.

S'agirait-il d'une classification ? Vous êtes ivre. Mais j'ai toujours su (et quand je dis toujours, parlant de cette vie-ci, j'entends que l'on comprenne : depuis l'instant de la naissance) que les plus pauvres ges- tes, que les millions de gestes les plus pauvres étaient inévitables, étaient Inscrits (1). Et qu'ils continueront de l'être, jusqu'à l'extinction des formes. Ces gestes, accomplis par les hommes, émergeant d'un choix immense et d'un simulacre de choix plus immense encore, ce sont néan- moins ceux qu'ils ont voulu, qu'ils ont manqué, qu'ils ont prévu. Mais ils les ont voulu parce qu'il était fatal qu'ils les veuillent. Il ne s'agit donc pas plus ici de liberté que de détermination, et en fin de compte la conjugaison du terme Hasard avec le terme Destin produit le terme final, où tout s'engendre et se défait, qui est : Fatalité.

J'aimerais aussi qu'on n'insistât pas davantage à nous demander lequel du désespoir ou de l'espoir... sous peine d'attirer de notre part une réponse méthodique. Le désespoir aujourd'hui devient une évidence. Je connais, pour l'avoir assez longtemps subi, un certain désespoir qui n'est autre que l'espoir du désespoir, et qui, à force de désespérance, devient un sentiment bien agréable. J'en connais un autre, résolument tragique, et résolument terrestre aussi, qui est bien le seul que je puisse humainement concevoir, parce qu'il n'est pas un calembour et qu'il touche à l'incessant refus d'être à tous les coups quelque chose ou quelqu'un. Mais si l'on arrive, ou si l'on tend à arriver, sous le signe de cette Fatalité contradictoire vers ce But que nous savons et que nous ne savons pas, vers cet Etre que nous sommes et que nous ne sommes pas, vers cette Porte dont le chemin est le nôtre et dont la voûte crânienne éclaboussée par sa propre expression est l'image, je dis qu'il devient nécessaire de désespérer du désespoir et de tuer en lui ce qui déjà mais plus bas se nommait l'espoir. L'individu plein de larves et tiraillé dans tous les sens par divers petits désirs s'étonnera soudain de voir ces désirs et ces tiraillements tomber comme des croûtes alors qu'un mouvement d'abord inaperçu montera de ses jambes à son sexe et de son sexe à sa tête, à travers un corps enfin ENDOLORI et enfin INSENSIBLE, à travers un corps-espace docile aux bruits de l'horloge, lui-même sablier de son propre destin. Les métamorphoses qui suivront ne regardent que nous seuls. Mais il est certain que, dès ce moment, un renoncement total identique à un total désir et qu'enfin une possession totale identique à une totale contemplation (2), avec l'oubli terrestre comme première exigence et la gangrène ou la pétrification de l'humain comme signes rendront impossible le moindre exercice, la moindre parcelle de ce désespoir par lequel les tourments divers et souvent beaux marquaient, autrefois, leur premier refus. Le désespoir n'en demeure pas moins, à titre provisoire, le seul regard valable au bord du monde. Mais qu'on cesse de nous brouiller la vue avec ce mot d'ordre. J'en aperçois très bien l'inévitable origine. Un progressif arrachement du monde, et tout au moins le progressif détachement que toute tentative pour s'en arracher provoque, ne sont pas sans déchirures et sans entraîner chez l'homme une souffrance qui bientôt se casse en un millier d'irritations et de colères qui s'étalent à vif et le mettent à la merci d'un dégoût et d'une protestation dont le pessimisme sera l'expression commune et le désespoir le désir secret (3). J'en appelle ici à l'expérience la plus haute qui puisse être tentée, vivante, à l'intérieur du monde, à savoir : L'UNIVERSALISATION D'UN CORPS. Je doute qu'elle puisse jamais s'accomplir j'entends jusqu'à ses prolongements positifs, sans devenir à la fois objet de scandale et de malheur, sans avoir ses tentacules broyées, ses respirations coupées, ses possessions arrachées et écartées par certaines foudres sociales à odeur d'asile, ce qui est, comme on sait, le sûr et l'épouvantable chemin des métamorphoses temporelles. S'il faut donc situer le désespoir, que ce soit là où le pied s'englue, où la main se noue (vous avez dix doigts c'est pour vous en servir), où l'œil se ferme (4). au point de refoulement continuel où celui qui tente d'être retourne et se retrouve aux prises avec les biais dégoûtants qui font la gloire de ses ennemis, ses frères. Le désespoir sera l'image de tes forces déchues, retombées pour toujours ou en attente du coup de tête primordial. Le dédain des transitions m'a conduit jusqu'ici. Il me permet d'être aussitôt face à face avec ce que je n'ai pas cessé, malgré les apparences, d'avoir devant les yeux et dans les yeux, je veux dire le singulier éclat de ce que nous nommons un mythe.

.... Et je te montrerai une chose qui n'est
Ni ton ombre au matin s'avançant derrière toi,
Ni ton ombre le soir venant à ta rencontre;
Je te montrerai la terreur dans une poignée de poussière (5).

Un mythe n'est pas une fiction. Sur le terrain de notre espérance commune la plus infranchissable — vous ne passerez pas et déjà vous riez —, nous tenons tout particulièrement à échapper au danger des équivoques poétiques dont le temps présent continue à faire ses régals. Un mythe n'est pas une fiction, ce n'est pas davantage une métaphore, ni une paraphrase de notre indigence terrestre, ni une faute de français audacieuse. Je dirais, immédiatement que c'est une image, que c'est l'Image, si des malentendus informes et dont nous connaissons trop l'ar- senal ne montraient aussitôt le nez (car l'image, ce n'est pas non plus un petit garçon désobéissant qui s'en va quand on l'appelle, le saute-ruisseau de la poésie moderne qui fait partir aux bons endroits et suivant la bonne recette les feux d'artifices agréables de son vocabulaire nouveau-né). Ne perdons pas de temps ici. Un mythe est un objet, et quand nous disons objet aucune définition arbitraire comme aucune des simili-tendances des littératures qui nous entourent ne nous empêcheront de voir clair. On ne nous fera pas tomber dans le panneau bleuâtre que tendent, au clair de lune, les amateurs de mystère, et surtout, ah surtout les clients du merveilleux. Toiles peintes, faux-semblants, goûts bons et mauvais, miracles qui sait, catholiques un jour peut-être, tous les trues qui relèvent du mot d'ordre : « Evade-toi-ça-fait-du-bien », pauvres petites poussées de fièvre dans un univers ouaté dont cependant, et même au sein de son plus heureux délire la main caresse le contour avec douceur. J'aime mieux, cent fois mieux, ceux qui ne « vibrent » point. Une fois pour toutes donc, un mythe est un objet, c'est-à-dire une RÉALITÉ qu'il s'agit d'atteindre, vers quoi tendent, souvent malgré eux et à travers eux (voir plus haut le mot fatalité) les esprits qui reconnaissent en lui soit le signe même qui les fait agir (véritable magie de l'être et bien propre à confondre la liberté humaine), soit l'identité qui les unit à lui au milieu du désordre où ils bougent, soit la forme substantielle d'un désir dont ils n'étreignent que l'ombre dans un univers relatif (c'est pourquoi je lâcherai l'ombre pour la proie toujours), soit le lieu même de leur repos, ou la face d'une vérité qui les engendre. Le mythe n'est ni une apparence, ni une couleur : il est substantiel au delà des formes, matériel au delà de la matière (6). Il est probable, c'est-à-dire infiniment certain, que le mythe se manifeste à un esprit comme l'Annonciateur d'un être total auquel il est voué à s'unir. Il prend done quelquefois les traits d'un symbole. Telles, les paroles suivantes : « Tout le visible adhère à de l'invisible, tout l'audible à de l'inaudible, tout le sensible à du non-sensible. Sans doute tout ce qui peut être pensé adhère-t-il de même à ce qui ne peut pas être pensé » (6)• Ce qui ne peut être pensé, c'est la pensée même, sans doute est-ce l'amour encore. D'autres fois, il signifie la fascination perpétuelle et lancinante que projette dans la vie d'un homme le monde imaginaire, le monde-second où il se débat par l'esprit. Il est alors le signe absolu de sa clairvoyance, sa toute profonde maladie, et souvent son assassin. Voulez-vous écouter : « Je fus enseveli pendant des milliers d'années dans des cercueils de pierre, parmi des momies et des sphynx, en des chambres étroites, au cœur de pyramides éternelles. Des crocodiles m'infligèrent leurs baisers cancéreux; mêlé à d'indicibles choses limo- neuses, je restai étendu au milieu des roseaux dans la boue du Nil... Tout cela, bien d'autres choses que je ne saurais dire ou que je n'ai pas le loisir d'expliquer, il faut que le lecteur s'en imprègne s'il veut com- prendre l'horreur inimaginable que faisaient peser sur moi ces... tortures mythologiques » (7). Mais aux quatre coins du monde les mythes traduisent toujours en langage de sang cet appel. C'est sous l'enseigne du perroquet vivant, qui dit « J'ai soif », « CET ÊTRE MYSTIQUE ET REDOUTABLE » que Nerval fut trouvé mort. Et personne (8) ne m'empêchera d'affirmer que c'est blessé à mort par le Corbeau qu'Edgar Allan Poe fut trouvé un matin d'octobre 1840 inanimé sur un banc près du pont port de Baltimore. Je nomme maintenant le Soleil Noir, l'inommable, pétri des éclats de la mer rouge, fascination sur laquelle je ne puis insister ici même une seconde. Je nomme les superstitions, qui, par dizaines de milles ont étranglé ceux qu'elles commandaient, pour des fins non-terrestres. Objet à quoi finalement on s'identifie, c'est-à-dire absolument sujet lui-même, tel est le mythe, que des traditions fort anciennes et que nous faisons nôtres, ont porté jusqu'ici.

« ... Il y avait un enfant qui sortait chaque jour Et le premier objet qu'il rencontrait il devenait cet objet Et cet objet devenait une part de lui pour tout le jour ou une pratie du jour Ou pour nombre d'années ou d'immenses cycles d'années (8).

Le mythe, objet-sujet rayonnant. D'autres fois encore, le mythe participe d'une pure pensée, et ne s'en détache visiblement que pour former une prédiction. Tels m'apparaissent les vers écrits en 1680 par un mystique turc, Niazi Misri :

« ... L'intégralité des pensées que j'ai éprouvées ressusciteront pour ces Assises Où tout sera de nouveau comme à la venue du Printemps. Jours où seront mises à nu les consciences. Jour où chaque pensée revêtira une forme Que de plantes alors et d'animaux y feront notre étonnement ! » (9).

Et voici le temps de la réalité hors du monde. Dans l'espace où nous sommes, souvent accablés par le cycle quotidien de petits désastres, les illuminations sensibles et secrètes, impondérables et irrécusables que tracent devant nous les mythes propres à nos destinées, nous permettrons toujours d'avancer vers ce qu'ils nous tendent, préformé. Ce sort les seuls signaux concrets que je veuille reconnaître, ce sont les seules images. Nous finirons bien par les rejoindre et par avancer, en elles, à travers les destructions et les résurrections précises, beaucoup plus loin que la mort, faut-il le dire, jusqu'à l'oubli même d'être morts. Et nous ne vous livrerons pas nos secrets mais eux vous livreront à nous. Et j'ajoute qu'aucune confusion n'est possible, qu'aucune contradiction n'est pensable à l'heure où les divers appels qui nous sont propres s'emparent enfin de nos têtes. L'illumination panique qui saigne alors de cœur à cœur, dans ces cœurs de crétins, de vieillards, de faux-vivants, d'enfants-orages, le péril « d'être » encore là où on « n'est » plus, le face-à-face foudroyant, le cou sans fin tiré par la lumière du Veilleur, et par dessus tout la hantise perpétuelle du barrage, le piétinement d'écorces terrestres, l'effort de crevaison devant le même ciel fermé à double tour, et pour l'ouvrir, c'est-à-dire pour le briser, seules clefs hien nettes et bien précises, seules clefs suffisamment coupantes et suffi- samment dessinées, les MYTHES. Passer sous les échelles porte malheur. C'est pourquoi, un jour que je l'en avertissais, Pierre Audard passa délibérément sous une file d'échafaudages. Il savait ce qu'il faisait. Pour qui le connaît, il ne peut faire de doute qu'il n'ait voulu marcher là sous son signe, le reconnaître et se livrer à lui. Pour ma part, je ne vois pas ce qui m'interdirait d'abat- tre ici mon jeu: je suis voué à une image dont je n'ai plus rien d'humain à attendre. Ceci concerne la voûte du crâne; le sang, le rire et la terreur. Quand le temps sera venu, au jour où confluera toute vie dans une branchie unique battant sur la mer, bien loin après la destruction de nos personnages, je suppose enfin qu'un grand vent inévitable aura ds- versé, en guise de péroraison absurde, dans je ne sais quelle mer des Sar- gasses, toutes les faces brûlantes du mythe, passées au rang d'ordures végétales, concrétisées par cette « matière des songes » dont nous som- mes aujourd'hui faits, et par qui nous serons défaits pour toujours. D'ici là... Jetons les métaphores et usons du langage : UN ORAGE QUI N'EST PAS DU MONDE EST NOTRE LIEN.

ANDRÉ DELONS.


(1) « Celui qui a un sens juste du Hasard peut employer tout fait accidentel à la détermination d'un hasard inconnu, il peut lire la destinée avec autant de bonheur dans la position des astres que dans les grains du sable, le vol des oiseaux et les figures. » NOVALIS. Fragments sur la magie. (2) « On n'agit que pour contempler et pour avoir un objet à contempler. La contemplation est la fin de l'action. Nous tournons autour de ce que nous n'avons pas pu saisir directement, et nous cherchons à nous en emparer; et lorsque nous avons atteint l'objet de notre désir, l'on voit bien ce que nous voulions; c'était non pas l'ignorance mais la connaissance de cet objet; c'était sa vision actuelle par l'âme; nous voulions le placer en nous pour le contempler. » PLOTIN. Ennéades, III, 8. (3) Il convient de signaler ici que le pseudo-pessimisme bouddhique n'est rien d'autre que l'un des résultats de l'interprétation sentimentaliste de l'Occident. (4) L'individu naissant à la conscience de soi, s'épouvante devant la volière criarde et rauque de ses propres sens, obstacle inné entre le monde et lui, entre ses désirs et ses prises. La première étape d'une évolution humaine qui, si elle est consciente, ne pourra être que douloureuse, sera la pratique d'une véritable dédifférenciation des sens afin d'abolir leur diversité d'abord, puis de tendre à supprimer leur intermédiaire. Nulle expression de ce tourment et de cette expérience n'est aussi primitive et chargée de sym- boles immédiats que celle qu'en donne William Blake dans le fragment qui suit. « Pourquoi l'oreille ne peut-elle être fermée à sa propre destruction ? ou l'œil luisant fermé au poison d'un sourire ? Pourquoi les paupières sont-elles garnies de flèches toutes prêtes où des milliers de combattants se cachent en embuscade? Ou un œil chargé de sons et de grâces prodiguant fruits et pièces d'or? Pourquoi une langue contenant le miel apporté par tous les vents? Pourquoi une oreille, tourbillon féroce, qui aspire les créations ? Pourquoi une large narine, attirant la terreur. le tremblement et l'effroi ? Pourquoi une tendre bride sur l'enfant jeune et ardent ? Pourquoi un petit rideau de chair sur le lit de nos désirs ? » (Le livre de Thel, 4). (5) T. S. ELIOT. La terre mise à nu. (6) Au sens, par exemple, où les Idées platoniciennes sont des substances et même des choses sed ante rem et a parte rei. (6) NOVALIS. Fragments sur la magie.
(7) Thomas de QUINcEY. Les confessions d'un opiomane anglais, trad. Borjane, p. 161.
(8) Même ceux qui crachent, « en passant », sur la figure d'Edgar Poe (Cf. BRETON Second manifeste du surréalisme). (10) Walt WHITMAN.
(11) Trad. L. MASSIGNON

(3) « On n'agit que pour contempler et pour avoir un objet à contempler. La contemplation est la fin de l'action. Nous tournons autour de ce que nous n'avons pas pu saisir directement, et nous cherchons à nous en emparer; et lorsque nous avons atteint l'objet de notre désir, l'on voit bien ce que nous voulions; c'était non pas l'ignorance mais la connaissance de cet objet; c'était sa vision actuelle par l'âme; nous voulions le placer en nous pour le contempler. » PLoTIN. Ennéades, III, 8. (4) Il convient de signaler ici que le pseudo-pessimisme bouddhique n'est rien d'autre que l'un des résultats de l'interprétation sentimentaliste de l'Occident. (5) L'individu naissant à la conscience de soi, s'épouvante devant la volière criarde et rauque de ses propres sens, obstacle inné entre le monde et lui, entre ses désirs ses prises. La première étape d'une évolution humaine qui, si elle est consciente, ne

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Le Moyen de l'Être

Pour Mme Richard Wallace

C'était une tumeur épaisse dans le ventre de la terre
La rage charnelle des enfants venus au monde avec un crâne vide
De cerveau qui pend dénudé à leur nuque
Les femelles des Origines au seul cratère à la fois sexe et cloaque
Les ramassis de cheveux d'ongles d'os et de cartilages
Les moles mystérieux engendrés par le Mauvais Œil des sorcières sourcilleuses
Ou conçus par miracle dans le flanc des vierges immaculées
Et tous ceux qui sont nés sans cœur sans poumons sans rate sans reins sans foie
Sans bras sans jambes
Décapités
Et pourtant aussi proches que cet être dont je retrace l'itinéraire éperdu Sur les Voies éreintées par la migration perpétuelle des mânes
Revêtu de la Splendeur hautaine qui le rend semblable à ses semblables Stupéfait par ce brasier intérieur qui le consume et l'éclaire
O larvés impondérables
Il est la toupie tourbillonnante que petit garçon il fouettait
Jusqu'à perdre haleine
Il est plus ancien que le soleil et plus jeune que son père qui lui affligeait des Punitions formidables quand ses chaussures étaient usées
Et le faisait s'agenouiller des après-midis entières sur un tas de grains de maïs
Quand il s'écorchait la peau des genoux en tombant par mégarde à terre.

Un voisin marchand de tabac qui n'était pas son parent mais qu'il appelait « Oncle » Le prit un jour à part dans sa boutique balsamée par la sécheresse de l'herbe sainte
Et lui dit :
« Il faut que tu saches la vérité tu n'est plus un enfant dans une huitaine tu auras 13 ans révolus
« Ecoute-moi bien et retiens attentivement mes paroles « Tu n'est pas le fils de ce Chef dont tu porteras le joug jusqu'à la mort de l'un de vous deux
« Ta mère était enceinte de toi fille-mère avant d'avoir connu ton faux-père futur
« Et personne personne dans la ville ne soupçonne l'illicite amour dont tu es le fruit pourrissant
« O mon Fils mon Bien-Aimé mon Maitre tout-puissant
« Voici une livre du meilleur tabac je sais que tu fumes en cachette »

L'égoiste prière machinalement chuchotée la Jeune Fille glissait parmi les draps frais
De son lit de fer haut sur pieds
Et s'endormait dans le noir de la chambre où elle fermait chaque soir avant de se coucher
Les volets aux fenêtres
Ayant entendu parler des somnambules que la lune soulève comme une marée humaine
Vers le clair péril des précipices au bord glissant des toits protecteurs Une nuit de mai Un accès subit de fièvre un tremblement de terre au sein du corps
Fit éclore et germer le délire enfoui dans les bas-fonds de ses entrailles Elle avait peur de poser les yeux sur son buste si tendre dans les miroirs Tellement était perçant son regard de métal en fusion
Et la vaisselle de cuivre séchant en plein soleil dans l'herbe bleuâtre du jardin
Si terne auprès de ses prunelles
Où les larmes s'évaporaient sitôt apparues avec un frou-frou de soie froissée
La maison des siens fondit dans ce feu comme un morceau de sucre dans l'eau bouillante
Toute la ville s'émietta en une poussière fine mêlée à la neige lunaire
Mais à quoi bon ! Par un de ses énormes tours d'escamotage
Le jour naissant anéantit de fond en comble les Merveilles qu'enfanta la lumière des ténèbres Tous les murs de la ville se redressèrent tels qu'on les avait bâtis Dans le but d'abriter le peuple des attaques de folie Qui font sauter le monde

N'y tenant plus
La Jeune Fille s'élança vers les rideaux baissés qu'elle arracha des tringles avec le poids
De tout son corps Brisant les vitres ses mains gantées de sang
Essayèrent en vain d'ouvrir les volets les tirant au lieu de les pousser

Hélas! elle ne vit point la dernière aube de sa vie brisée comme ces vitres derrière des volets clos
Elle se recoucha croyant enfin pouvoir s'assoupir
Mais en vain se retournait-elle de tous les côtés pour s'endormir sans mourir
Le Souffe et la Splendeur hautaine délaissaient à jamais cet enfant
Quand la Mère apportant un bol de lait voulut comme d'habitude embrasser sa Fille
Pour la réveiller

Algues nébuleuses rejetées par les vagues du Pacifique déroulé au-dessus de nos têtes
Là-haut là-haut sur les grèves où les limbes attendent
Pierres butant contre tes pas menacés par une espèce de nœud-coulant je ne vois rien d'autre
Visages taillés à coups de hache bouches sérieuses traces intactes de la lame
O visage insaisissable tantôt rose sauvage tantôt bouse de vache tantôt disque de feu
Yeux méchants des gamins écrasant avec des briques un crapaud croupissant au fond d'un puits
Et sur les faces impassibles la transparence de l'âme aux prises avec la décomposition
Si tu cassais ces pierres de chacune un luciole s'envolerait étincelle ailée
Là-haut jeter le harpon parmi les astres monotones
Filets pleins d'algues plus phosphorescentes que celles de nos rivages
Des pyramides plus hautes que celles de nos déserts s'élèvent Des pyramides d'étoiles s'écroulent comme les échafaudages de pastèques sur le marché
Où enfant tu marchais chargé de provisions accompagnant la bonne qui marchandait âprement
Les victuailles
Et proférait d'horribles blasphèmes que reprenait textuellement ta douce voix cristalline
Passé présent avenir où sont-ils passés
Ici est Nulle-part et Là-haut est Ceci et Avant est Au-delà
Runes amères gravées d'une main malfaisante au faite rocheux des escarpements
Et celles tracées par les magiciennes sur les feuilles d'arbre médicinales Cordon ombilical coupé tige de fleur parlante
Chrysolithe octogone très précieux pour qui veut changer de sexe lors de sa renaissance
Gosse tu brisais tes jouets mécaniques pour voir ce qu'il y a dedans Adolescent tu frappais à toutes les portes sans en franchir le seuil rien que pour les faire bailler Jeteurs de sorts scaphandriers souterrains chercheurs d'or potable
Hommes morts d'amour ! Dans le vaste crématoire de la ville tiédissent les cendres du Mort-Né
Et les lourdes nuits tumescentes font baver les chiens errants qui ont perdu le flair
Quelles rides encore creuses sur le front des souvenirs avaleurs
Ta vie est pour ainsi dire manquée
Ecraseurs de crapauds et de têtes de serpents chasseurs de mouches justiciers misérables
Des Zones Inférieures Reptiles à écailles à venin évanouissantes bêtes grises des cauchemars de Dieu
Agglutineurs de cadavres venez goûter à la viande livide de nos boucheries Poissons volants oiseaux nageants arbres à sang plantes carnivores syrènes chantantes
Femmes à barbe hommes à mamelles mangeurs de verre vomisseurs de chenilles Voie mauvaise éreintée par la migration perpétuelle des mânes
O sérénissime Moyen de l'Etre ô larves impondérables
Dévêtu de la Splendeur hautaine qui te rend semblable à les semblables Superbe pont de perdition arc-en-ciel noir de sang arc-bouté voûté
Comme un fœtus dans le ventre gros de la terre

MONNY DE BOULLY

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L'enfui tourne court

Le char de feu, il était vide lorsque je pus le voir,
il était vide et ruisselant de lumières sans profondeur
lorsque j'osai rouler avec lui
et me rouler dans l'ornière creusée par le soc solaire de la boule lente et rouge d'or de gorge,
et je roulais et de la gorge et de la nuque
sur les feux vifs des roues,
— Ah ! c'est moi que tu véhicules ! - je suis cloué aux cataclysmes, aux cataractes
et aux déluges de feu dans les gorges des monts sourds
et dans ma gorge la muette
au seul cri d'ogre.
Car sauvage renoué à la mèche du fouet tendant sec la peau brûlée je me tordais avec les brins d'étoupe et ma langue d'amadou,
cloué, cloué et renoué aux feux
et martelé chez les cyclopes
— encore les mêmes jadis, encore les mêmes plus tard
et, la ligne des temps bouclée,
encore les mêmes sur les sept nœuds identiques du grand cinglant, le vent, la flamme,
et les mêmes toujours le marteau et les tenailles et le pétrin et ce grand corps de charbon qui se relève et qui n'en finit pas de se relever,
l'homme des houillères, tout de charbon luisant et cimenté d'élytres de la moëlle à la peau,
il se relève encore, toujours, et c'est moi-même
sous la pince chauffée à blanc.
Et le tumulte, le vieux vacarme forgé de foudres et tissé de pirouettes
— pour le rire sec à postérité perpétuelle -,
il vient en cône sur mon front, il bout et se secoue en entonnoir,
oui, cloué aux sept nœuds, empoigné à la gorge, au front, à la nuque,
les roues du char, ce sont mes plaies, mes ancres,
qui me retiennent par le vide (il y a longtemps que le sang ne vient plus.)
— à jamais, à jamais, à jamais!» je crie mais cette parole a trop d'échos
et ses trop faciles mensonges les voilà fauchés au pied :
ici sans appui, plus bas sans appui, plus bas sans appui la chute, la chute plus bas plus bas plus d'appui sans appui la chute, c'est ce qu'on appelle toujours, et sans jamais d'appui toujours la chute ni haut ni bas et c'est immobile que se découvre l'œil, sous les paupières de suie, l'œil de houille profonde toujours.

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La seule

Je connais déjà ta saveur,
je connais l'odeur de ta main,
maîtresse de la peur,
maîtresse de la fin.

J'ai touché déjà tes os
à travers ta chair sans âge
pêtrie d'insectes millénaires
et de calices de fleurs futures.

J'ai dormi depuis les déluges, j'ai dormi
au fond de toi, sur ton épaule, j'ai dormi sans nom -
ta poitrine n'a pas changé,
l'air de la vie n'a plus le nerf de m'éveiller -
ne me nomme jamais, ne me réveille pas ;
tes poumons immobiles ont désappris aux miens
à respirer le souffle faible de ce monde

le mourant! car il agonise dans les trompettes,
les pluies battantes, et qu'il crève, le géant faible,
monde vieillard qui s'époumonne
dans le feu pâle auréolant ta tête, cette lueur, ô veilleuse aveugle des morts, pensante
sans sommeil au fond des rêves
loin de l'huile de la vie,
endormeuse, nous avons ensemble ce secret
que je t'ai pris au carrefour martelé de lune ;
souviens-toi, tu étais habillée en petite fille,
tu guettais sur les dalles, la bouche sur ton secret.

Souviens-toi, je t'ai prise aux cheveux,
tu as desserré les dents,
souviens-toi, pour moi, pour moi seul,
parce que javais tout trahi pour toi

  • oui, messieurs de la fumée et de l'ombre,
    je vous ai trahis tous pour elle ;
    eau-mère, la vie que tu m'as donnée,
    la vie avec la bouche bée,
    je l'ai trahie et j'ai trahi le monde pour elle,
    pour cette entant que de vie en vie je retrouve, l'endormeuse sans sommeil,
    la veilleuse de la fin — ô ma mort !

tu as desserré les dents :
la boule, le feu, l'astre de gorge,
la convulsion folle derrière tes lèvres,
indéfiniment derrière tes dents, ce mur
où tant d'autres se cassent la tête,
...et ce que je ne puis dire...

Mais à qui parlerais-je? toute oreille, tout œil
sombrent dans le silence et la nuit sans mémoire.
Tu veilles seule, enfant des baumes,
mort du carrefour, bois mon sommeil,
ne laisse rien de moi,
je suis seul à t'avoir vue plus présente qu'elles,
les fumées femelles,
les rôdeuses qu'un vrai regard dissipe,
je t'aime plus loin qu'au fond des rêves,
maîtresse de la peur,
maîtresse de la fin,
ne m'éveille plus,
ne me nomme plus.

René DAUMAL.

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Dormeuse étoile ou les pillards de la mer

La flamme qui m'appelle aux portes de la ville
lumière de la brisure et lumière des yeux morts
la flamme aux gouttes de sang et aux poings de sel
c'est le sein couvert de flèches et de forêts
où les animaux viennent mordre et chercher la race perdue
Race trouvée du fond des âges où elle dormait
baigneuse verte entre les échafaudages et l'acier dans les rues sans nom elle se rencontre
et se reconnaissant belle dormeuse elle rit
dormeuse donneuse aux sons de foudre et de fanfares aux yeux de chat
et son rire quand il se lève chargé de feuilles gonflé de poudres lourd des lourdes aurores
bouge éclate en boules de verre
Rag ragaha le soleil et ses pieds, sa main trop petite porte sa tête
il bouge il éclate en charbons en nuits claires
le charbon passe pour un météore aux yeux des hommes
Le soleil voit son double à cheval entre les montagnes c'est le faux-soleil-vivant des bords de la tombe
dans les montagnes où il avance les herbes sont arrachées la terre brûlée les eaux desséchées
l'eau sous sa main devient la forêt des blocs de basalte
où le prophète apparaît aux heures du hasard.
mais il ne parle qu'au granit et à l'ivoire
il ne parle pas pour la race sans nom, pour son angoisse pour ses rêves de ténèbres, car il ignore ce nom de pluie sèche Dormeuse

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La rose noire

L'amour et la mort
l'amour est la mort
la mort touffe de tigres aux doigts des jours
l'amour fait le mort
l'amour fait la mort
avec moi dis-je mais
avec moi la mort fait l'amour
aux crochets des barricades.

PIERRE AUDARD.

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Lettre ouverte à André Breton

sur les rapports du surréalisme et du Grand Jeu

Vous vous adressez à moi en particulier dans votre Second Manifeste du Surréalisme; je me dois donc de vous répondre personnellement. Mais c'est d'abord pour vous rappeler ceci (que les faits auraient déjà dû vous apprendre !) :

Le Grand Jeu est une communauté en quelque sorte initiatique; chacun de ses membres, quoi qu'il fasse, le fait avec la volonté de maintenir et renforcer l'unité spirituelle du groupe. Quiconque vou- drait, du dehors, attirer l'un de nous avec la conviction naïve qu'il n'a affaire qu'à un individu ne provoquerait que notre rire. Ce qui vous trompe, c'est que vous avez sans cesse sous les yeux le groupe surréaliste, et vous pensez sans doute que le Grand Jeu est un groupe du même genre. Il en est à cent lieues. D'autre part, vous oubliez un peu trop volontiers que nos réalisations ont été jusqu'ici encore insuf- fisantes; il nous faut bien le dire; autrement, vous avez trop beau jeu pour nous faire une foule de reproches — comme celui de n'avoir jamais parlé de Lautréamont (1).

La question devient donc : le Grand Jeu (et non pas tel ou tel de ses membres) a-t-il des raisons de se préférer à l'écart du surréalisme (et non — restriction qui doit vous sembler, mais non pas à nous ! plus évidente que la première — de tel ou tel de ses membres) ?
Et quand bien même j'aurais à choisir ! Vous avez reconnu dans une phrase d'un de mes textes le but identique que nous poursuivons. C'est entendu. Ce but identique implique d'une part des ennemis communs et les mêmes obstacles à détruire, d'autre part des recherches convergentes ou parallèles. Je reconnais que les hommes dont les fins sont les nôtres sont rares. La lâcheté, la bêtise, la paresse d'esprit, la contagion du crétinisme, la mauvaise foi dressent des hostilités de plus en plus dangereuses autour d'eux. Ils doivent de plus en plus se rapprocher et faire front. Contribuerais-je à cette cohésion en allant vers le surréalisme ? Ce serait au moins ridicule d'inefficacité, puisqu'en même temps que je grossirais votre groupe, je diminuerais le nôtre d'autant. Mais bien plus, je crains qu'aujourd'hui l'activité surréaliste ne soit que confusion, trompe-l'œil et maladresse, tant dans sa tâche de combat que dans son œuvre créatrice. Lutte contre les ennemis communs ? Parlons-en ! Reparlons de cette fameuse enquête sur les possibilités d'action commune, et reparlons de la réunion qui suivit ! Je vous renvoie, à ce sujet, à la réponse que le Grand Jeu vous avait adressée alors. Nous y affirmions notre accord avec vous sur les principes d'une action révolutionnaire. Nous l'affirmons toujours. Car, alors que de toutes parts on vous attaque sur ces principes, pour nous ils sont hors de discussion; vous me paraissez même moins assuré que nous là-dessus, lorsque vous éprouvez le besoin de vous étendre en bien pénibles et bien inutiles argumentations pour prouver que le marxisme est compatible avec le surréalisme; je reviendrai tout à l'heure sur l'aveuglement qui en résulte pour vous. Pour le moment, laissez-moi mettre en balance, d'un côté, notre accord proclamé avec vous dans une attitude qui est en gros : hégélianisme de gauche rallié au marxisme et, par conséquent, aux principes de la Troisième Internationale; d'autre part, les cinq heures de débats irritants, détournés de leur but primitif, entièrement dirigés,

à propos de questions de personnes que la nature de notre groupe nous obligeait à juger nous-mêmes (2), contre l'unité du Grand Jeu; j'ajoute dans le même plateau le compte rendu de ces discussions dans Variétés (juin 1929), dont aucun d'entre nous ne consent à recon- naître l'exactitude (puisqu'il fut rédigé sans vérifications, par les surréalistes seuls et sur des souvenirs trop lointains déjà et nécessairement tendancieux). Ce soir-là nous étions venus avec toute notre volonté de bonne foi. Gilbert-Lecomte, qui voulait bien être accusé de folie, mais non pas qu'on puisse jamais lui reprocher de n'avoir pas fait tout ce qui était possible, avait apporté un plan détaillé et pratique d'action en commun (fondation d'une revue de polémique et de satire à gros tirage, mettant à contribution les qualités subversives de chacun — de plusieurs surréalistes notamment, dont nous estimons la valeur en ce domaine; création d'une revue de doctrine et de recherche d'autre part, organisation d'enquêtes, etc.); j'ai dû le voir, hélas, déchirer ce plan avec rage en sortant de là ! Et aujourd'hui, avouez que vous n'auriez pas grand chose à nous proposer dans le domaine de l'action révolutionnaire !

Et dans l'ordre des recherches positives, qu'avez-vous fait depuis la fondation du surréalisme ? Qu'avez-vous fait, entouré d'un certain nombre d'individus dont la présence à vos côtés nous a toujours rempli de stupeur ? Les neuf dixièmes de ceux qui se réclament ou se sont réclamé du titre de surréalistes n'ont fait qu'appliquer une technique que vous aviez trouvée; ce faisant, ils n'ont su que créer des poncifs qui la rendent inutilisable. Si bien qu'aujourd'hui j'irais vers vous pour me livrer à vos petits jeux de sociétés, à ces dérisoires et piétinantes recherches vers ce que vous nommez improprement le « surréel »? Pour les trouvailles divertissantes du « Cadavre exquis », de l'écriture automatique seul ou à plusieurs, je laisserais tout l'appareil technique que le Grand Jeu travaille à construire et auquel chacun de nous apporte sa part de ressources ! Nous avons, pour répondre à votre science amusante, l'étude de tous les procédés de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité; nous avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles) des yogas hindoues; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait onirique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite primitive... et ce n'est pas fini.
Sur le plan idéologique, les résultats auxquels, aidé d'un très petit nombre de vos amis, vous êtes parvenu ne sont pas pour m'attirer beaucoup. Ici non plus il n'y aurait pas à gagner au change. Il fallait, en effet, lutter dans tous les domaines et s'attaquer à toutes les constructions de la pensée humaine moyenne. Or, le temps des Pic de la Mirandole n'est plus. Il fallait donc que l'Esprit s'emparât non d'un homme, mais d'un groupe. Cela, vous l'avez bien senti avec la nécessité d'une étroite collaboration et d'une cohésion parfaite. Mais jamais le groupe surréaliste n'a été ce groupe, et c'est ce qui le condamne.
Sur vous-même cette pauvreté idéologique a sa répercussion (tout autre à votre place l'aurait d'ailleurs subie). Vous êtes ainsi amené à des déclarations parfaitement insoutenables. Par exemple :
« le temps des « correspondances » baudelairiennes, dont on a réussi à faire un odieux lieu commun comme critique, est passé » (3). Il est bien pénible de s'apercevoir que vous, Breton, êtes capable d'un stupéfiant manque de compréhension, ou d'une telle ignorance. Faut-il vous rappeler ce qu'est le système des correspondances, pris par Baudelaire directement à Swedenborg? Qu'il n'a rien à voir avec ce que vous semblez croire, et qu'il est une systématique de la pensée mystique et de l'esprit de participation, niant le schème discursif du monde divisé en objets individuels et de la causalité successive ?
Mais je veux surtout parler du sort que vous faites à Hegel dans votre Second Manifeste du Surréalisme. Vous distinguez « idéalisme proprement dit » et « idéalisme absolu »; « matérialisme primaire » et « matérialisme dialectique ». Cette double distinction est absolument nécessaire et juste et je la ferai toujours. Votre affirmation de l'idéalisme absolu est nette à souhait: « ... l'idée d'amour tend à créer un être, ... l'idée de Révolution tend à faire arriver le jour de cette Révolution, faute de quoi ces idées perdraient tout sens ». Et malgré cela vous semblez croire à la faillite de Hegel ! Alors que rien n'a encore été fait, pour ainsi dire, sur la base de son idée maîtresse : la perfectibilité de la raison humaine et son identification finale avec l'Esprit objectif qui, pensant le monde, le crée. Il n'y a rien à changer à la Dialectique — celle d'Héraclite, de Platon, de Hegel, la même — pour qu'elle soit vivante entre nos yeux, pour qu'elle soit la lumière de fatalité éclairant les révolutions. Il faut sauvegarder cette idée. Le plus grave danger, peut-être, qui la menace aujourd'hui, c'est bien ce « matérialisme primaire » (prétendus matérialistes, naguère prétendus idéalistes, puis fatigués, voulant de nouveau un système de tout repos; veulerie spirituelle si commode pour nous dire : « moi, je suis vrai- ment un révolutionnaire, et bien plus orthodoxe que vous, messieurs... »). Or, vous êtes loin, André Breton, d'avoir fait tout ce qu'il fallait faire contre ce nouvel ennemi. Je crains même que vous ne laissiez cet état d'esprit « matérialiste » régner beaucoup trop près de vous, parfois (4).
Voilà un des points les plus brûlants de notre activité idéologique : et sur ce point, je n'ai pas grand chose à espérer du surréalisme. Dans tous les champs de notre doctrine, chacun de nous apporte ses possibilités particulières d'expression au service intégral d'une pensée unique. Ainsi Rolland de Renéville travaille à établir les coordonnées multiples de la création poétique (l'essai qu'il publie dans ce numéro est une des pièces de son ouvrage) ; Gilbert-Lecomte travaille à une Vision par l'Epiphyse où il bâtit l'architecture de feu de la pensée mystique et de l'esprit de participation; c'est avec lui — et comment pourrais-je désormais penser autrement qu'en ce qui est notre substance commune ? — que j'ai entrepris l'exposé d'une métaphysique expérimentale; et les conséquences de notre course au réel (que vous nommez pauvrement, pour ce que vous en pressentez, le surréel) sont bien autrement terribles et concrètes que vos exercices dialectiques et pseudo-pythiques. Vraiment, je puis bien, de mon côté, vous adresser des signes d'intelligence, mais doivent-ils être sans espoir de réponse ?

Idéalement donc, et en résumé, si je considère votre appel comme s'adressant au Grand Jeu, je constate qu'un accord de principe sur un programme-minimum serait possible entre nous, que même une colla- boration serait souhaitable; mais, d'une part, la confusion que je vois régner dans le surréalisme, l'insuffisance de son programme; d'autre part, le fait que le Grand Jeu lui, s'il possède dès maintenant un plan d'activité suffisamment précis et une idéologie complète, n'a encore réalisé que les tous premiers points de son programme; cette double raison rendrait une collaboration entre nous aujourd'hui au moins prématurée. Par ce simple exposé de ma pensée sur nos relations, vous voyez vous-même combien il me semble impossible, à l'heure présente, d'aller vers vous; en le prenant d'un point de vue suffisamment haut et désintéressé, je n'aurais même pas peur de dire : venez avec nous, dans la même voie, pour éviter de vous perdre; si semblable appel paraît d'une prétention extrême, ce n'est qu'à l'égard des jugements individuels, nullement justifiables devant l'esprit impersonnel. Malheureusement, les voies des réalisations terrestres ne sont pas celles de l'esprit. Il est trop certain que vous, André Breton, ne pouvez venir à nous. Mais nos


(1) Vous pourrez lire, pour vous renseigner là-dessus, le manifeste, signé par tous les membres du Grand Jeu, que nous avons publié dans la revue Red, de Prague, pour protester contre la censure exercée par la morale officielle tchécoslovaque sur les Chants de Maldoror.
(2) Souvenez-vous que nous vous avions laissé entièrement juge de la conflance que vous accordlez à vos amis; il nous serait moins facile de le faire aujourd'hui !
(3) Préface à l'exposition Delbrouck et Defize, avril 1929
(4) Je ne vous reproche donc pas, comme d'autres le font, de ne pas sacrifier l'idéalisme absolu à un prétendu matérialisme révolutionnaire. Au contraire, je trouve que vous ne maintenez pas assez vigoureusement la corrélation, scandaleuse pour certains, de l'idéalisme hégélien et du matérialisme dialectique, contre toutes les autres formes d'idéalisme et de matérialisme. En particulier, l'idéalisme absolu exige une attitude anti- dualiste intransigeante et une véritable ascèse de la raison vers la Raison absolue. Votre argumentation sur la rose me fait craindre que cet Esprit concret, âme de la dialectique, vous ait échappé.