
Bief n°4, 15 février 1959
SOMMAIRE | |
Réponses aux questions de décembre | |
NS | Les questions du mois |
André Breton | En vrac |
Robert Benayoun | Les formes de l'utile |
Jean Schuster | Vous avez New York sur la première |
Gérard Legrand | Ou tout va s'obscurcir |
Jean-Jacques Lebel | Feu ! |
Benjamin Péret | Patron pour chaisières |
Radovan Ivsic | Faut-il exterminer les tortues ? |
Alain Joubert | Respiration |
NS | D'une lettre d'André Hardellet |
Elie-Charles Flamand | Sur un cryptogramme nervalien |
Gérard Legrand | Neuf mois plus tard |
Joyce Mansour | Le missel de la Miss, Bonnes nuits |
NS | A propos de nouvelle vague |
P.2
RÉPONSES AUX QUESTIONS DE DÉCEMBRE
— Quelles transformations pouvez-vous instantanément envisager pour un rocher ?
A
Attente intacte du temps
Alternance docile des versants
Attitude inutile des pans de murs coupés
Achèvement incertain des villes
B
Bloc roc d'acier
Bleu rouge doré
Base molle en creusets fondus
Bémol
Buffles s'ébrouant en bulles
Balsant une terre blême
Bateaux masqués d'oiseaux nacrés
C
Cascades coupées de forêts d'ombres
Cordées de routes bitumeuses
Clameurs denses des sangliers verts
Rochers
Chantal DAUGE
★
— Quelles transformations pouvez-vous instantanément envisager pour un rocher ?
Le présenter pour ce qu'il est : une grotte retournée comme un gant.
— Etes-vous prêt à faciliter l'évasion d'un détenu de droit commun quoi qu'il ait fait ?
Oui, aussi longtemps que crimes et délits m'apparaîtront pour ce qu'ils sont aujourd'hui : l'une des plus sûres conséquences de l'ordre social établi, et, partant, l'une des formes les plus vives de sa dénonciation. D'ailleurs c'est toujours du fond des prisons que surgit avec le plus de force l'idée toute négative de ce que pourra bien être l'homme.
On déplore que les vitrines de Noël offrent aux enfants des déguisements militaires et des panoplies. Quel genre d'influence pensez-vous que puissent avoir sur les mêmes enfants les vitrines d'un grand magasin entièrement placées sous le signe des spoutniks et de la navigation interplanétaire ?
Dans l'ordre actuel des choses, c'est évidemment les idées jumelles de conquête et d'agression qu'éveillent de telles vitrines. Et lorsqu'un boulet nommé « Spoutnik » prend le relai de la flèche empoisonnée décrochée de la panoplie du Peau-Rouge, on peut se demander si la notion de compétition (lire les récents journaux) ne s'est pas pour longtemps substituée à celle de progrès. L'utopie, qu'elle ait ou non l'âge de raison, s'alimente à la même équivoque soigneusement entretenue.
André S. LABARTHE.
★
- Quelles transformations pouvez-vous instantanément envisager pour un rocher ?
Qu'il devienne caverne (par passage du dedans au dehors ou tout autre procédé, ça le regarde) moi je chercherai l'entrée
- Etes-vous pret à faciliter l'évasion d'un detenu de droit commun quoi qu'il ait fait ?
Oui. Je l'ai déjà fait, ou pire.
L'occasion se présente rarement dans la vie. C'était en 45, en pays sudète, l'armée musse venait de nous libérer. Déferlement de l'armée victorieuse, vaincus en débandade, civils affolés: le grand bordel.
Une Allemande, jeune et jolie, vient me demander conseil ; elle me conduit à son mari qui attend un peu plus loin, près d'un tas de fumier.
Un officier (peut-être S.S.?) ; il a déjà enlevé tous ses insignes. Seule la qualité du drap dénonce son grade.
Que doit-il faire pour s'échapper? Je donne des conseils de bon sens: marcher le jour, ne pas prendre l'air traqué, trouver un calot, changer de vêtements dès que possible. Mon calme, autant que mes conseils, le regonfle.
Aucune sympathie pour l'homme; presque digne mais manifestement apeuré. La femme est odieuse : elle m'expose longuement quelle peine elle éprouve à voir son homme ainsi, privé de tout galon, fuyard anonyme, alors que la veille il était entouré d'honneurs et commandant — à moi loqueteux dont la veste est marquée au milieu du dos dun triangle rouge!
(Il ne s'agit pas de réflexions postérieures mais, mes souvenirs sont nets, de ce que je pensais pendant qu'elle hurlait).
Aucun sentiment chevaleresque du genre « respect à l'ennemi vaincu » ; aucune vengeance du style Jean Valjan Libérant Javert : non, un simple réflexe : l'homme défendait sa liberté, il me demandai aide, je l'ai aidé (à la mesure des circonstances). Faut-il justifier, expliquer un réflexe? Si oui, l'une des clefs est sans doute le mot liberté employé plus haut.
Jehan MAYOUX.
Les questions du mois
1°) VOUS EST-IL ARRIVE DE REPRENDRE UN REVE A L'EN- DROIT OU IL S'ETAIT ARRETE, UN OU PLUSIEURS JOURS AUPARAVANT ?
2°) Y A-T-IL UN OBJET OU UN PHENOMENE DONT LA VUE EST CHAQUE FOIS SUSCEPTIBLE DE DONNER UN COUP DE FOUET A VOTRE IMAGINATION ?
3°) COMMENT SE FAIT-IL QUE LA SECTION PRATIQUEE AU COUTEAU DANS UNE POMME A DESSEIN DE LA DIVISER EN SES DEUX MOITIES, ABOUTISSE SI FREQUEMMENT A UNE DIVISION ANALOGUE DE LA QUEUE, QUI PARAIT SI IMPROBABLE A PRIORI ?
Les réponses aux questions de janvier seront publiées dans le prochain numéro
En vrac
Nous regrettons, ici, de ne pouvoir nous associer aux éloges dont une critique hâtive a cru devoir combler la réédition de l'Anthologie des poètes de la N.R.F. (décembre 1958). Passé outre à l'aspect massif et rebutant de l'ouvrage, l'amateur affronte un fourre-tout dans lequel on a fait entrer, à la benne, le meilleur et le pire. Déjà la prétention de grouper quelque cent trente auteurs nullement apparentés dans leurs tendances en une catégorie comme celle de « poètes de la N.R.F. » serait insoutenable : il est parfaitement abusif — voire « ubuesque » — d'y inclure Corbière, Cros, Nouveau, Mallarmé, Jarry — que dis-je, Hugo ! - cependant qu'on ne sait pourquoi sont laissés de côté Nerval, Baudelaire, Rimbaud qui pourraient au besoin « se réclamer » de la même firme (Bibliothèque de la Péiade). On s'est épargné la peine de toute notice qui eût pu faire passer quelque lueur dans cet amalgame. La bibliographie est réduite à l'indication sans date des seuls ouvrages publiés à la N.R.F., quand bien même ils auraient été suivis de nombreux autres recueils de poèmes. De toute évidence, les épreuves d'imprimerie ont été revues on ne peut plus distraitement : coquilles, distractions et altérations pullulent, témoignant d'un bâclage spécialement consternant en pareille matière. Des exemples ? Au mépris absolu du sens, la cinquante-cinquième strophe de « la Chanson du Mal-aimé » vient s'articuler sans une ligne de points à la quatorzième. Des coupures plus ou moins arbitraires sont pratiquées dans d'autres œuvres sans qu'on juge nécessaire d'en aviser par le mot « fragment ». Ne s'en tiendrait-on qu'à la manière dont est ici présenté Germain Nouveau, le poème « Autour de la jeune église... » vient s'insérer, en parasite, page 392, à l'intérieur du poème « Les Mains » ; le pastiche de Coppée, non mentionné comme tel « On m'a mis au collège... » (extrait des Dixains réalistes) est publié sous le titre « VI », qui n'appartient qu'à la nomenclature de M. Jacques Brenner ; le cinquième quatrain du merveilleux poème « Mendiants » (où Nouveau s'adresse à Rimbaud), en dépit de la protestation que j'avais élevée dans Médium, n° 1, reste estropié de son dernier vers, qui ne fait ni sens ni nombre (*) . Etc. On se demande par quelle filière (sans doute administrative, hors de toute responsabilité assumée) un ouvrage affligé de telles malfaçons a pu venir au jour : quiconque fait sienne la cause de la poésie s'émouvra de la voir traiter sans plus d'égards sous prétexte de la servir.
André BRETON.
(*) Qu'a bien pu attendre M. Brenner, responsable des Œuvres poétiques de Germain Nouveau à la N.R.F., pour se reporter au manuscrit de « Mendiants », qu'il dit être entre les mains de M. Matarasso ? Il est vrai que ses référence sont plus que sujettes à caution : le manuscrit du « Rêve claustral » (dans une lettre de Nouveau à Mallarmé), donné par lui comme figurant dans la bibliothèque d'Henri Mondor, a passé récemment en vente publique: il appartenait, en réalité, au Dr Lucien-Graux. A quoi bon insister ?
Les formes de l'utile
Il n'est pas une occasion qui nous soit refusée, en ces hivers technologiques, d'admirer les nouveaux produits de l'industrie dite fonctionnelle, et l'arsenal cybernétique offre souvent son décor nickelé aux ébats de nos mannequins. Tabulatrices et fraiseuses, tourne-en-rond, coupe-seul, mâche-bien de métal s'harmonisent (voudrait-on) avec les plus charmants de nos minois. Cette confrontation, c'est peu dire qu'elle tombe à plat. Les belles dames du Harper's Bazaar sont assez hiératiques pour transcender un étal de boucher, voire le plus désolant des terrains vagues: autant dire qu'elles transportent avec elles leur nuage de mascara. Mais les formes utiles ? Ces bielles vous ont des grâces certes dignes du Fémina, un tel achèvement n'émeut que les miroirs.
Qu'a donc une benne de plus séduisant qu'une pince à linge, qu'une épingle à nourrice ? Depuis l'invention de la roue, l'industrie de l'homme a-t-elle fait autre chose que de se nouer en papillons, colifichets et spaghettis? je consens à ce qu'une machine, par accident, puisse être belle, si elle voulait être belle et se taire. La vérité c'est qu'une lessiveuse est belle pour son bruit, une calculatrice I.B.M. pour les lueurs de ses petits cadrans, et une grue pour sa perspective : toutes choses pour lesquelles on ne les a pas construites. Fields, en prenant l'avion, embarquait sa Rolls-Royce parce qu'elle contenait son allume-cigares favori. Partant, un frigidaire peut être beau à l'intérieur d'un four solaire, une machine à laver au fond d'une piscine, et un grille-toast vous aurait belle mine dans le fond du cratère Koa-Loa. Le plaisir esthétique qu'on peut tirer d'un poste de T.V. commence à la seconde où, le bouton tourné, le programme se stupéfie. Une Mercédès oblitérée par trois chutes de neige, les entrailles d'un poste de radio appartenant à un monsieur nerveux, ou les débris au sol d'un bi-réacteur foudroyé ont de ces élégances. Une pomme vaut mieux.
Soyons modernes, et convenons que la science ne peut donner de belles choses qu'inutiles. Mais alors elle n'y est pour rien.
— Que disait Baudelaire ? — « L'imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l'analogie universelle. » — C'est bien cela, merci.
Robert BENAYOUN.
Vous avez New York sur la première
Tout était dit — et parfois fort bien — sur l'œil, c'est de longue date que nous souhaitions une peinture qui cessât de lui faire la révérence et qui s'adressât - non pas à l'esprit, grands Diables !... — mais à la faim que nous avons du nécessaire dialogue entre toutes les facultés du cœur, y compris celles qui passent pour spirituelles. Il fallait qu'un tel rôle fût dévolu à la peinture, enfin destinée à ces regards-moins-la-vue, regards d'amant, de voyante, de visionnaire...
Si la liberté se crie, Jackson Pollock a trouvé le ton juste et le haut vocabulaire qui articule ce cri en langage.
Si l'amour se chuchote et s arrache au jour, nul, comme Arshile Gorky ne sait le trouble qu'il faut à ses demi-mots et à ses pleins gestes.
Alors qu'à Paris, on mène grand tapage autour d'un informel artificiellement juxtaposé, selon les dernières lectures condensées de M. T. de C., au Zen, à la théorie des quanta, à la microphysique ou à certains mystiques, salubre est l'air de New-York qui, non seulement par Gorky et Pollock, mais aussi par Baziotes, Motherwell et leurs camarades, ouvre à toute volée les portes du lyrisme catégorique.
Jean SCHUSTER.
Ou tout va s'obscurcir
Un fait domine les commentaires qui dorent la plus récente pilule « extra-terrestre » des Russes : tous les organes de la presse, délirants à « gauche », hypocrites à « droite », - ont laissé entendre que le dérapage, sur quelques dizaines de milliers de kilomètres, qui a changé la fusée lunaire en satellite solaire, entrait dans les desseins de ceux qui l'ont lancée. Tel qu'il fut magistralement dénoncé par Nietzsche, l'instinct effréné de la connaissance sans choix (1) bourgeonne à la manière des hydres. Les bigots de la vérité scientifique s'unissent, par-delà la rivalité pragmatique. 'des impéria- lismes, pour nous faire croire que l'homme (quel homme ?) « réalisera ses rêves les plus fous », le jour où, — diplômé de physique et habitué à boire sa propre haleine changée en eau potable, — il partira vers les autres planètes. Cette complicité déborde la compétition à laquelle elle s'entrelace. Au micro d'une station périphérique bien informée, un ingénieur français déclarait qu'il n'y a pas de problème pour la construction d'une fusée « cosmique » française, ou à tout le moins européenne : juste quelques difficultés financières, que la « politique de grandeur » pourrait résoudre par ses méthodes expéditives.
Saluons donc la candeur des astrologues de Ceylan qui, toute affaire cessante, se sont réunis pour décider si l'existence d'un astéroïde métallique était de nature à perturber leurs calculs. Leur réponse négative ne fait pas de doute, eu égard aux lois constantes de l'art judiciaire. Et puisque M. Félix Labisse a cru bon de s'extasier sur ce corpuscule, saisissons l'occasion de rappeler que ce qu'il peut écrire ou peindre ne nous engage point : le « Lunik » n'est pas « l'événement mythologique le plus considérable de notre temps » et n'accompagne pas « la renaissance glorieuse du surréalisme ». Factice et pernicieuse mythologie, totalement désaccordée à l'occultation aussi bien qu'à l'exaltation du surréalisme.
De la même enquête d'Arts (14 janvier 1959) je retiendrai l'analyse de Georges Friedmann, concluant au caractère de divertissement « pascalien » de tout ce qui, dans cette entreprise, ne relève pas de la lutte pour l'hégémonie mondiale. Mais pour ma part, je pense, je crois du plus profond de moi-même, je l'écris ici, que l'expansion astronautique marquera le point culminant de la perversion des forces spirituelles et préparera leur écrasement par le positivisme des technocraties « humanisées ». Jouant entre deux menaces de guerre « sidérale » agitées par les maîtres pour faire rentrer les peuples dans l'obéissance, le plus médiocre intellectualisme va nous submerger avec les sous-produits de désagrégation des terreurs religieuses, que colorent les pénombres débiles et les confortables rêveries de la nouvelle manie ambulatoire. Opium d'autant plus efficace qu'il sera réaliste, la petite promenade autour de la Lune est déjà réclamée, paraît-il, par 25 à 30.000 crétins, habitant, après tout, le même domicile que moi. Si les individus sont bien sages — ou s'ils le sont trop peu? — ils auront le droit de visiter Mars.
Vous y voilà, dira quelqu'un. Sur la pente de cet obscurantisme qui vous fait tant de mal, vous vous retrouverez en compagnie du jésuite Daniélou, pour répéter « que tout cela ne change rien au drame de l'humanité, non plus qu'aux problèmes de la vie intérieure ». Je tends à mon censeur cette perle de M. Gaetano Crocco (comme il enseigne l'astronautique à l'Université de Rome, je laisse à penser s'il est moins chrétien que le jésuite interrogé par Arts) : « Il est nécessaire de conquérir la lune pour accroître l'espace vital de l'espèce humaine. Chaque humain dispose actuellement de cent ares de terre. Au rythme d'accroissement de la population, il n'y aura plus que quarante ares par personne dans un siècle ». Tout, plutôt que la réduction des naissances, et la diminution du nombre des « âmes » à abrutir. Et
il y aura bien quelques planteurs de croix pour adapter à la terminologie vaticane le mensonge selon lequel le voyage planétaire serait l'idéal, notamment, des poètes et des artistes. Alors que, par exempie, c'est pour être restée sur la terre qu'Hélène Smith fut la voyante qui nous trouble. Quant aux poètes de l'utopie, c'est faire bon marché du tréfonds sexuel et des intentions satiriques ou ésotériques qui les animaient, que de les rapetisser en précurseurs à la taille d'un Jules Verne. Ces propos sembleront indifférents ou puérils à ceux qui flottent dans la tiédeur de l'optimisme, qu'il soit chrétien, marxiste, ou simplement « humaniste ». Aux autres, je demande leurs avis, leurs conseils, leur concours (2). Si les éléments mis en mouvement sont trop énormes pour qu'il y ait chance de les arrêter, ce n'est pas une raison pour ne pas crier. Il n'est pas trop tôt pour préparer, par le défaitisme aussi bien que par la diffusion des cosmologies hétérodoxes (j'y reviendrai) le témoignage solennel que l'esprit, dans la totale liberté de ses aspirations et de ses activités, n'est pas concerné par cette caricature de l'infini.
Gérard LEGRAND
Feu !
Léon Degrelle, le Volksführer belge dont Hitler disait « J'aurais aimé qu'il fût mon fils », est présenté par Paris-Presse comme un sympathique héros. On vante sa « vie intérieure : cinq livres de poèmes et de méditations », ses prouesses militaires, sa fuite en Espagne et à Tanger. Il conte lui-même ses débuts : « A Bouillon, j'ai eu la plus belle des jeunesses. Nous étions huit à la maison... Au printemps, nous dénichions les nids et gobions les œufs, tout chauds. En automne, nous faisions cuire des pommes, sous la cendre, et je sens encore l'odeur de leurs peaux brûlées... ». Quel pouvoir évocateur! on se croirait à Auschwitz.
J. J. LEBEL.
Patron pour chaisières
De même que les cafards profitent des ténèbres pour envahir les cuisines mal tenues, les curés surgissent aujourd'hui de toutes parts dans un monde sur lequel s'étend une nuit de plus en plus noire. Après les ratichons de music-hall, les curetons ouvriers, les soutanes de cinéma, de radio et de télévision, voici qu'à Turin (1) apparaît le curé couturier. Décidément, les égouts calotins débordent de toutes parts en ces tristes années ! Il suffit de rappeler qu'avant la dernière guerre aucun curé n'eût pu tenir une journée dans une usine de la région parisienne (il aurait été aussitôt reconnu sous son véritable aspect de flic et chassé incontinent par les travailleurs indignés) pour mesurer toute la régression qu'implique une semblable tolérance. Quant à tenter de régenter la mode, aucun curé n'y songeait, pas même dans l'Italie fasciste ! Par bonheur, la délicieuse coquetterie féminine saura vite faire justice des « modèles » bénis par cette engeance. Au début du siècle, les lois sur la séparation des Eglises et de l'Etat avaient efficacement contenu la vague cléricale dans le domaine de la culture, de la morale et des mœurs. Il est vrai que l'Eglise représentait alors pour les couches dirigeantes les plus éclairées une réaction aveugle opposée au progrès social qu'elles prétendaient promouvoir. Depuis la dernière guerre, quel changement ! Ces mêmes classes ont perdu toute confiance en leur avenir; elles savent qu'elles se survivent uniquement parce qu'elles ne sont l'objet d'aucune attaque de la part des masses et elles profitent du répit qui leur est accordé pour établir autour d'elles une zone de protection confiée aur éléments les plus réactionnaires et les plus obscurantistes de la société : l'Eglise et l'Armée. La fameuse alliance du sabre et du goupillon est loin d'être dissoute et les Indiens de l'Amazone continuent d'avoir raison lorsqu'ils affirment que le missionnaire annonce le soldat. Si, en conséquence, ils s'enfuient ou, selon leur humeur, suppriment le mauvais présage, qui pourrait leur en vouloir et surtout qui ne les envie ?
Benjamin PÉRET.
(1) L'Express, 22 janvier 1959.
Faut-il exterminer les tortues ?
Devant les assises de Hanover, l'auto-stoppeur « Edi le flingue », âgé pourtant de trente-huit ans, a déclaré avoir tué surtout « pour s'habituer à la vue des cadavres » (1). Si cette déclaration pouvait venir aux oreilles de Crapaud-dans-son-trou, on imagine bien sa rage et son désespoir: en grognant furieusement son « Bientôt... jusqu'aux rudiments l'art aura péri » (2), ce mystérieux personnage de Thomas de Quincey se retirerait de nouveau, sans doute, chez lui pour de longues années.
Nous ne savons rien sur le domicile de Crapeau-dans-son-trou. Ce qui est pourtant certain c'est qu'en rentrant il ne risquait pas de trouver chez lui une surprise pareille à celle qui attendait ces jours-ci Mme G. (3) après le retour des sports d'hiver : un super lit électronique que l'on nous décrit comme « une usine à vivre couché ». Sans se lever et rien qu'en appuyant sur les boutons, on y est servi par multiples appareils : magnétophones, télévisions, téléphones, radios, cuisines automatiques, rasoirs, etc. Peut-on y dormir? « Ce serait dommage » a répondu un admirateur. A mon avis, cette nouvelle invention laisse beaucoup à désirer. Les ingénieurs n'ont-ils pas oublié l'essentiel ? Une ou au besoin plusieurs poupées électroniques, en matières plastiques, pour sex-automation. Notre ami J.-F. Revel (4) a calculé que dans les bordels italiens, les clients s'exécutent en trente ou cinquante secondes. Une poupée plastico-électronique, rotative et ondulatoire, réduirait facilement ce temps à une seconde ou à une fraction de seconde, et cela sans que l'on ait besoin de détourner les yeux de l'écran téléviseur. Evidemment, puisque actuellement on se préoccupe tant de « donner aux réalisations de la technique moderne une allure plus familière et plus gentille » (5), il ne faudrait pas oublier de trouver de jolis noms pour ces automates nucléo-érotiques, par exemple : Pantoufle du Pape, ou bien Hostie Suceuse, ou encore Moustache de l'Atome.
Mais sortons des alcôves conditionnées pour gagner l'air libre et rencontrer au Japon un cycliste épris de vitesse et d'espace, qui s'est révélé un peu plus évolué que « Edi le flingue ». En 45 minutes à peine, il a poignardé au sein gauche neuf jeunes filles sans descendre de sa machine et il a disparu sans pouvoir être identifié (6). Heureusement pour lui : de quelle sanction serait-il passible puisqu'en Pennsylvanie le tribunal de Woynesburg a infligé à trois jeunes gens pris en flagrant délit d'ivresse sur la voie publique la plus atroce peine que l'on puisse imaginer : celle d'assister pendant un an à tous les offices de la paroisse (7). Et les prêtres y sont toujours en chair : à quand le curé-nylon ?
Radovan Ivsic.
(1) Cf. France-Soir, 29 janvier.
(2) Cf. De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, Mercure de France, Page 73.
(3) Cf. France-Soir, 28. I.
(4) Cf. Pour l'Italie, Julliard, page 168.
(5) Cf. La Croix, 28. I.
(6) Cf. France-Soir, 29. I.
(7) Cf. France-Dimanche, 29. I.
Respiration
Je suis de ceux qui admettent, avec les Marx Brothers, qu'un pique-nique est raté si les fourmis en sont absentes.
Je suis également de ceux pour qui une journée de plonge dans l'atmosphère des rues de Paris - l'ennui du grand air, pur et sain ! — ne saurait avoir de signification sans l'inévitable rencontre avec un minimum d'élément; de contrariété.
Leur existence, qu'elle soit permanente ou manifestée seulement lors de mon passage, renforce singulièrement ma certitude d'avoir raison. Toujours.
Peu de choses, souvent, sont nécessaires.
Le sourire que vous lancez à la dérobée vers une jolie femme au pas de souveraine, du moins au pas qui devrait être celui d'une souveraine, et qui vous revient comme un boomerang après avoir échoué sur les lèvres de glace, alors que seulement vous désiriez lui faire hommage de sa beauté : la déception qui est la vôtre lorsque, dans un café, la vulgarité des propos l'emporte quelquefois sur le mystère des phrases saisies au vol du bruit des appareils à sous, code secret des fanatiques où il est question « d'éteindre le couloir central », « d'allumer les flèches rouges » et « de faire monter les bonus » — vers quel inaccessible point ?
Le mécontentement provoqué par le peu de crédibilité que l'on vous accorde si, au hasard des conversations, vous rapportez quelque fait à la signification cachée, sans l'expliquer davantage.
Et aussi le mépris définitif d'une certaine forme de peinture moderne rencontrée au fil des galeries de la rive gauche, ou droite, ou ailleurs, et que j'ai retrouvé l'autre jour en passant rue de Seine. A l'accrochage : « 8 peintres de 30 ans ». Pourquoi ? Je reviendrai, certes, quand on affichera : « 30 peintres de 8 ans ». Pourquoi pas ?
Ma soif est grande, si la coupe est petite et je joue moi-même au billard électrique.
Alain JOUBERT.
D'une lettre d'André Hardellet
Que se passe-t-il entre deux rames de métro, aux stations fermées « Rennes » et « Saint-Martin » ? Il est probable qu'entre deux rames s'ouvrent les passages qui font communiquer ces stations légèrement moisies avec les égouts, les Catacombes, les dessous de l'Opéra et quelques demeures somptueuses interdites aux touristes.
Les fêtes qu'on y donne parfois sous nos pieds, revêtent un caractère difficilement imaginable pour ceux qui ne possèdent aucune notion de la poésie en actes.
Pour plus de sûreté, les invités s'y rendent vêtus en terrassiers, en employés du Métro, etc., avant d'abandonner leurs défroques au vestiaire.
C'est là, également, grâce à des voies ordinairement bouchées, que se produisent les inexplicables (autrement) disparitions de rames entières signalées par plusieurs ouvrages sérieux.
Sur un cryptogramme nervalien
En 1854 paraissait à Paris chez Roret, dans la série Les contemporains, d'Eugène de Mirecourt, un fascicule consacré à Gérad de Nerval. Dans l'exemplaire qui appartint au poète se trouvent, tracées de sa main sur les marges du portrait-frontispice, quelques inscriptions énigmatiques. Il nous a paru que la cabale phonétique pouvait aider à leur élucidation. Ce procédé hermétique était en effet bien connu de Nerval et dans une récente édition de ses Œuvres, H. Lemaître a fort bien noté au passage ces « jeux de mots étymologiques avec syncrétisme linguistique » par exemple, auquel il se plaisait. Si nous nous reportons à l'une des reproductions (1) de ce cryptogramme, nous lisons sur la marge supérieure de la gravure les mots « cigne allemand » ce qu'il est possible de traduire cabalistiquement par signalement. Gérard laisse entendre ainsi qu'il va nous donner une description de lui-même inspiré par une méditation sur ce portrait qu'il qualifie dans une lettre à Georges Bell de « ressemblant mais posthume ». La seconde phrase : « feu G-rare », en plus de son sens évident : feu Gérard, cache l'équivalent : feu j'ai rare, allusion au feu de la vie, ce feu rare de l'étoile flamboyante de la Franc-Maçonnerie, timbrée du G mystérieux. Enfin vient le dessin d'une cage contenant un oiseau pour indiquer qu'il faut se référer à la « langue des oiseaux », nom secret de la cabale phonétique si l'on veut découvrir le sens de cette partie de l'inscription. Dans la marge inférieure, après un point d'interrogation montrant que Gérard continue à se questionner sur lui-même, se trouvent les mots : « Je suis l'autre » dans lesquels on découvre, non sans émotion, un chaînon entre Novalis (« Aucun être ne peut prétendre se connaître s'il est seulement que lui-même et n'est pas en même temps un autre ») et Rimbaud (« Je est un autre »). Doit-on penser que Nerval s'abandonnant à l'une de ses idées obsesionnelles, veut signifier ici qu'il croit avoir été chassé de lui-même par « un esprit violent » ? Faut-il comprendre plutôt, qu'ayant, par la vertu de l'initiation, dépouillé le vieil homme, il est devenu autre à jamais ? Le sceau de Salomon avec un point au centre (pour insister sur la réalisation) qui figure au-dessous nous ferait pencher pour cette hypothèse. Que l'on n'ait jamais pu déceler de filiation directe dans le cas de Nerval, cela importe peu puisqu'on sait qu'en Occident, le Maître « peut être absent, inconnu, même décédé 1l y a plusieurs siècles » (Abdul- Hâdi). C'est ainsi que le poète aurait pu être instruit sur la cabale phonétique, à moins qu'on ne préfère admettre qu'il ait eu entre les mains les Lettres philosophiques, de Pascal de Gourcy, ouvrage inconnu à tous les bibliographes et sur lequel nous nous proposons de revenir quelque jour, qui est le seul avant Fulcanelli à traiter clairement de cette bran- che de la science d'Hermès.
Elie-Charles Flamand.
(1) Dans Richer, Gérard de Nerval et les doctrines ésotériques, Paris 1947, en frontispice ou dans le Gérard de Nerval (collection « Poètes d'aujourd'hui », chez P. Seghers) du même auteur, p. 96.
Neuf mois plus tard
Le livre, dit-on, a failli ne jamais paraître, mais nous voici rassurés. Le flair du « sensationnel » n'est peut- être pas seul à avoir conseillé M. Pierre Lazareff, quand il décida d'ouvrir ses colonnes au récit d'Hervé et Merry Bromberger : Les Treize Com- plots du Treize Mai. Dès le début, quelques futures sommités du régime, coincées dans un ascenseur, sont obligées d'alerter le concierge : j'y vois une allégorie, peut- être une prophétie. Les précautions oratoires, multipliées autour du lieutenant-général du royaume de France, n'empêcheront pas ces pages d'histoire de devenir démoralisantes, c'est-à-dire salubres pour les cerveaux où se dissipe l'enthousiasme du référendum. Tant de mystères, et le chargeur d'un Européen d'Alger « vidé dans un C.R. S. » (sic), pour en arriver au chômage, à l'affaire Lacaze et aux exploits financiers de M. Pinay ! « Vous aurez beau « me dire ce que vous voudrez des mensonges de la Presse, sa lecture n'en excite pas moins, non sans péril il est vrai, la faculté de jugement des pauvres diables. » (*)
G. L.
(*) Georges Bernanos, Les Grands Cimetières sous la Lune.
Le missel de la Miss, Bonnes nuits
QUELQUES CONSEILS EN COURANT SUR 4 ROUES
Votre mari méprise vos tentatives d'accrochage ? N'hésitez pas à changer de vitesse au milieu de la nuit.
Surveillez ses cadrans : huile, température d'eau, essence.
S'il martyrise vos pneus
Embrayez à fond et utilisez au maximum votre petit frein moteur
N'accélérez jamais quand s'allume son clignoteur Consultez plutôt votre témoin le rétroviseur
Et rangez-vous à droite sans trop vous trémousser.
Au premier indice de manœuvre amorcée
Dévoilez avec avarice vos bourrelets protecteurs
On ne peut être assez sûr du bon fonctionnement de ses phares.
IL FAIT FROID ? UNE ROBE S'MPOSE
Prenez deux torchons en peau d'amant maure
Tordez vos mains en leur donnant de l'éclat et des mancherons
Viendront embellir vos bras raccourcis par la lessive
Agrafez une martingale-pêcheuse sur votre plissé soleil.
Coupez en biais (il ne faut pas que la queue dépasse)
Nouez la poitrine Laissez tomber les pans
Jusqu'à l'ourlet
Devant.
Posé sur votre plage
Un nœud chapelier fera merveille
Des gants blancs un style jeune
Et le tour est joué (il est de taille !)
LIGNES AUTOUR D'UN CERCLE
La mode du haut de son sautoir
Dicte ordonne trépigne :
Creusez le ventre haussez le ton
Je ne veux ni fil ni pile
Ni bahut ni car
Gondoles les motifs
Voyez net et de loin
Corrigez la silhouette sans comprimer les organes
Je veux des formes avantageuses
Des bustes réglables à volonté
Des frissons combustibles éclairs
Fourrez la baleine dans le secret des panneaux
Tachez la mousse de fleurettes à carreaux
Gonflez gonflez l'emballage doit être tubulaire
Et même une boulangère doit savoir plaire.
Joyce MANSOUR.
A propos de nouvelle vague
— L'automatisme en soi, c'est de la blague. C'est le contenu qui a fait le surréalisme. Voyez : maintenant qu'il n'y plus de position politique officielle parmi les artistes, autrement dit qu'ils sont tous officieusement des bourgeois, l'automatisme, c'est du vent. La vertu, c'était la révolte. Et maintenant la révolte est sans espoir.
(Christiane Rochefort: Le Repos du Guerrier, Grasset, édit., p. 177).
Bien entendu nous ne prenons à notre compte aucune des allégations émises ci-dessus, qui nous paraissent témoigner au moins de quelque confusion. Comme il est trop fréquent dans la littérature romanesque, des idées sont agitées sans que l'auteur condescende à nous dire au nom de qui parle le « personnage ». Plutôt que d'une querelle, nous préférons saisir ici le prétexte de demander à chacun de nos amis, à chacun de nos lecteurs : « Quelle relation reconnaissez-vous entre votre révolte et un espoir ? »