
Bief n°3, 15 janvier 1959
SOMMAIRE | |
Divers | Réponses aux questions de novembre |
Les questions du mois | |
Gérard Legrand | Par l'œil de bœuf |
NS | La poésie naturelle |
Jean Schuster | La mauvaise habitude |
Alain Joubert | ...Comme une rare fleur... |
Robert Benayoun | Un Caruso des détritus |
Elie-Charles Flamand | A propos de Michel Féline |
Jean-Claude Silbermann | Feuilletons dramatiques : Le Suaire chaud |
Gérard Legrand | Des enfants nous répondent |
Jean-Jacques Lebel | Présentation de Martini |
Joyce Mansour | Les jeux de l'amour et du bazar |
Radovan Ivsic | Un exemple à suivre |
José Pierre | Le retour de Musidora |
Gérard Legrand | Cain, qu'as-tu fait de ton frère ? |
P.2
Réponses aux questions de novembre
— Votre vie onirique est-elle plus riche à la ville qu'à la campagne ?
« Indubitablement, étant donné que des bruits extérieurs déclenchent les rêves et cauchemars. La ville, avec ses excitations sensorielles multiples, conscientes el inconscientes, détermine une vie onirique intense, une sorte de défoulement des chocs diurnes el répétés. Cette vie onirique est surtout riche érotiquement (...). La ville détermine fréquemment en moi des rêves qui s'approchent d'une réalité autre et précise. J'écris des livres et je les récite, je parle des langues étrangères que je connais. Parfois il m'arrive de parler longuement une langue étrange, qu'il me semble perfectionner sans cesse, et dont les phrases et les mots sauvages n'ont aucun rapport avec la réalité. Cela est prononcé à haute voix, distinctement, et je me souviens le matin des phrases prononcées, tout au moins en partie. Un langage à la fois doux et dur avec des intonations chantantes. Ceci me trouble profondément, car de quelle partie sauvage el ancienne de nations chantantes. Ceci me trouble profondément, car de quelle partie sauvage et ancienne de mon subconscient viennent ces mots ? de quelles cavernes chaudes et familières, ou de quelles femmes dociles et tendres ? »
A. L. VAYRON LA CROIX (Lyon)
— Que feriez-vous si vous étiez invisible le 7 janvier entre 7 heures et 8 heures du soir ?
« Je chercherais à savoir ce qui se passe entre deux rames de métro aux stations fermées Rennes et Saint-Martin. » (cf. question 1: Réponse verbale de notre ami Roland Sig, de passage à Paris). Les « questions du Mois » étant destinées à provoquer la manifestation des inconnus qui peuvent se sentir concernés par elles, et chacun de nous ayant la possibilité d'exprimer ce qui lui tient à coeur dans Bief, à la seule condition matérielle de savoir se limiter. la rédaction a adopté le principe que les réponses émanant de nos amis les plus proches ne seront qu'exceptionnellement reproduites. D'autre part, nous publions ci-dessous, pour la première et dernière fois, une réponse anonyme. Quelque intérêt qu'elles puissent présenter, ces réponses ne pourront plus désormais être retenues.
— Votre vie onirique est-elle plus riche à la campagne qu'à la ville ?
Oui, étant citadin, à cause du dépaysement.
Que feriez-vous si vous étiez invisible, pendant une heure, le 7 janvier 1959, entre 7 et 8 heures du soir ?
Dès 7 heures, je m'enfermerais à triple tour, et j'attendrais, désespéré, qu'il fût 8 heures.
Vous constatez que de nombreux parachutistes, anciens d'Indochine ou d'Algérie, rendus à la vie civile, deviennent des criminels. A quoi attribuez-vous cela ?
Au remords.
(X.... Meurthe-et-Moselle).
Les questions du mois
1º) SOUHAITERIEZ-VOUS LA DISPARITION TOTALE DE LA NUIT ? DU JOUR ?
2°) COMMENT VOUS REPRESENTEZ-VOUS LA CLE DES CHAMPS ?
3°) EN QUOI LA CERTITUDE D'UN ANEANTISSEMENT DE L'ESPECE HUMAINE DANS UN AVENIR RELATIVEMENT PROCHE, TRANS- FORMERAIT-ELLE VOTRE CONCEPTION DE LA VIE ?
Par l'œil de bœuf
Indépendamment ou non de mon opinion quant au type très particulier de temperament « libertaire », paraît-il, qui peut pousser un artiste à solliciter le Grand Prix d'une exposition vénitienne, c'est-à-dire protégée par le Vatican, et à fréquenter assidûment les notables d'un quelconque bord de Loire, j'ai eu de bonne heure, je garderai sans doute un faible pour la peinture de Max Ernst : elle développe (parfois jusqu'à satiété) les trouvailles d'une fusion, — à tout prendre assez rare dans l'art moderne —, entre le conscient et l'inconscient, ou si l'on préfère entre la rage maniaque et l'abandon émerveillé, qui émerveille à son tour. Mais c'est l'impression de satiété qui domine dans le gros livre que Patrick Waldberg vient de consacrer à l'inventeur des Paramythes : les illustrations y sont trop luxueuses, trop copieuses surtout, pour être honnêtes, et la mention répétée des « musées et critiques d'art américains » mon- tre assez, pour reprendre son ex- pression, vers quel « pays qui lui ressemble », louche le chroni- queur. Car c'est bien d'une chro- nique, volontiers galante, qu'il s'agit, plus que d'un effort de compréhension. Pour éciairer une œuvre considérable, il ne suffit pas d'étendre le minutieux éloge du peintre jusqu'à la description signalétique de toutes les dames qu'il a aimées.
A cette prolixe monotonie dans le compliment, Waldberg n'échappe guère que pour assouvir une rancune hypocrite envers les signataires d'A son gré. Conscient de son droit réduit à en appeler d'une sentence de moralité, le virtuose du double jeu se complaît en un soi-disant portrait d'André Breton; de venimeuses allusions à une érudition académique et à des mœurs « sédentaires » enrobent une accusation de cyclothymie pathologique, préparée par une description physique de Breton, description qui réussit sans peine l'ignoble synthèse de la caricature réactionnaire et de la fiche policière. Par un lapsus qui en dit long, Waldberg date l'exclusion de Matta (prononcée en 1948) de 1950, année où il n'eut pas besoin de s'appuyer sur Max Ernst pour faire circuler contre nous certain tissu de sordides injures. Il a poli son style depuis lors; mais il est plutôt réconfortant de penser que, dans cette lénifiante hagiographie de Saint-Dada-Max et de son entourage tant pictural que mondain, seuls Breton et le « camerlingue Péret », dont l'auteur se garde à bon escient de contester la vigueur physique, suscitent l'agressivité et ne sont pas embaumés dans une débauche de fleurs artificielles. Il y a encore quelques nuages d'orage au ciel esthético-financier dont M. Bal-de-Verge s'est fait le chérubin.
Gérard LEGRAND.
La poésie naturelle
D'une lettre de Simone Debout, auteur du Système de Fourier, dont un extrait paraît dans le numéro 5 du Surréalisme, même :
« J'étais en montagne ces derniers jours, pour faire plaisir à mes deux enfants et, tandis que je voyais tomber la neige sur les sapins, on m'a raconté une histoire de printemps, si belle que je souhaite vous la rapporter. Une amie, qui se trouvait alors en Chartreuse, aimait voir le lever du jour. A cette bonne heure du matin, ses voisins l'appelèrent : « Venez vite, c'est la graine des sapins » et, de la colline où elle habite, elle vit un extraordinaire spectacle : au même instant une forêt entière éclatait vers le ciel. Des sapins proches, elle voyait la graine fuser de toutes les branches. Plus loin c'était une buée verte éclairée par le premier soleil et qui s'élevait de tout le col de Portes. Le ciel, dit-elle, devint vert chartreuse, percé de lumière par endroits et puis la graine retomba, recouvrant toutes choses d'une tendre épaisseur verte. Elle interrogea passionnément les paysans, qui lui dirent tranquillement : « C'est ainsi, mais oui, tous les quatre ans ». La merveille me paraît plus grande de ne pas se reproduire chaque printemps, que ce soit seulement tous les quatre ans qu'avec un admirable ensemble, tous les sapins éclatent de vie. J'aimerais vous avoir dit là une chose inconnue; sinon du moins, peut-être, elle vous rappellera ce grand élan concerté, une telle harmonie dans la démesure (*) ».
(*) Allusion à Fourier.
La mauvaise habitude
Je n'aime, je ne vibre, je ne m'éblouis qu'au spectacle de ce qui n'est pas moi-même, de ce qui ne recèle rien que j'aurais déjà pu deviner en moi, rien de ce qui serait familier à ce jeu de trapèze où l'acrobate que je nourris saute du cœur à l'esprit et de l'esprit au cœur avec des grâces parfois lourdes. Tout ce qui est moi, tout ce que j'ai pu marquer de mon signe, une cohorte, hélas ! de minces choses, si j'évite de le vouer à l'oubli, c'est pour mieux me garder des retours.
Si je me jette à la tête d'une femme, croyez bien que c'est pour son rêve inviolable et non parce qu'elle était dans le mien... ou alors... ce n'est pas le mien, mais celui du quidam, à la « une » de « France-soir ».
Je m'ennuie rarement, et seulement avec ce qui me ressemble.
Stirner a raison, contre Feuerbach : Dieu, dans l'homme, est sans doute plus intolérable que hors.
On m'a tant emmerdé avec la subjectivité que je finirai par raffoler des apparences les plus convenues du monde extérieur. Mais l'égoïsme stirnerien n'est par leur subjectivité.
Prendre congé de soi.
Alcools, drogues, suicide : pas au point.
Les fous. Il n'y a décidément que les fous.
O! Fous, inventez-moi des maisons d'où je me ficherai à la porte, chaque minute.
Jean Schuster.
...Comme une rare fleur...
J'ai le bonheur de posséder un esprit généralement très attentif à l'expression quotidienne d'une certaine forme d'imbécillité : celle qui se fait jour au travers de ce perpétuel état défensif, faculté suprême dont dispose l'homme qui désire éviter à tout prix le contact du merveilleux. Plus que jamais cerné par « la grandeur française », prisonnier de la vente à crédit, homogénéisé, pasteurisé, entraîné par le besoin d'avoir le linge le plus propre du monde, il est en passe de posséder aussi le cerveau le plus triste du monde. L'hygiène, toujours l'hygiène ! Automate sans problème, créature idéale qui a remis ses pouvoirs entre les mains de celui qui sait tout, voit tout, peut tout, à savoir Dieu-le-Père ou le Sauveur de la France, de préférence le second par l'intermédiaire du premier (n'a-t-il pas sa place réservée près de l'autel, aux côtés du Seigneur, comme nous le montraient il y a peu les actualités cinématographiques), l'homme de la rue évite soigneusement ce qui pourrait réveiller en lui le sens de l'émerveillement. Il y a quelques jours, l'une des plus jolies filles de Paris, Ketty Rodgers, avait été chargée par un revuiste (1) d'offrir aux passants une fleur, comme ça, pour le plaisir. De se voir abordés par une femme qui ne leur demandait rien, si ce n'est de prendre cette rose qu'elle leur tendait, — et avec quel sourire ! -, semblait tellement dépasser la pauvre imagination de ces messieurs qu'il n'y en eut pas un seul pour l'accepter sans inquiétude. Lorsqu'ils acceptaient ! La plupart refusaient même de regarder vers cette illuminée, certains se frappaient le crâne avec mépris, d'autres commençaient par se renseigner sur le prix éventuel de cette rose, la main au porte-feuille et les yeux excédés, ceux enfin qui prenaient la fleur le faisaient avec un regard effrayé de tant d'impudence de la part de cette femme et de tant d'imprudence de la leur. Sait-on jamais, un mauvais coup est si vite arrivé! Le hasard seul m'a fait assister à ces images filmées par la télévision ; mais si je dois dire encore qu'il se trouva, en tout et pour tout, deux jeunes gens pour reconnaître ce geste comme des plus naturel, c'est que la somme de dégoût dont je dispose à l'égard des autres est à la mesure de leur bassesse. Insondable.
Alain JOUBERT.
(1) Il semble très probable que Jacques Grello, puisque c'est de lui qu'll s'agit, connaissant l'expérience analogue tentée par André Breton en 1931 et rapportée dans « Les Vases Communicants ».
Un Caruso des détritus
Le Crapouillot, qui poursuit sous une fausse défroque libérale son programme immuable : exaltation de l'arrivisme, délirante xénophobie, antisémitisme peu nuancé, etc., ajoute à son haras une bête racée (Vinneuil-Rebatet lui-même doit en pâlir). Nous ne savons rien de M. Charles Blanchard, demeurant seuls, en ère policière, à nous passer résolument d'un service de renseignements. Mais il est des hommes que l'on situe dès leur troisième ligne de prose châtiée.
Blanchard (Charles) : commis (comme l'on dit d'épicerie) au Dictionnaire dit des contemporains. Digère mal le surréalisme, qui le lui rend bien. Se documente dans les poubelles (Noël Arnaud). Décorations: ce Matamore de l'adjectif perfide, ce Ma- reyeur de poissons faits, ce Nostalgique des Archanges (il croit à l'innocence des guerriers) est aussi un Indigent de la définition, un Débile de l'image. Animaux familiers : Noël Arnaud, Prend Nimier pour James Dean. Mille roueries à l'endroit des éditeurs, ou des grands de la plume lui assurent un bel avenir dans la littérature (Noël Arnaud). D'où vient qu'un personnage aussi typé n'attire point l'irrésistible sympathie ? On se le demande.
Robert Benayoun.
A propos de Michel Féline
Suis, mon désir, comme un caniche, la cocotte M. F.
Parmi les oubliés et les dédaignés, Michel Féline occupe une place tout à fait paradoxale. On a cru longtemps que son nom cachait la personnalité de Paul Valéry. Malgré cette flatteuse confusion, il n'en fut pas moins méconnu des symbolistes eux-mêmes (il ne figure pas dans l'anthologie de Van Bever et Léautaud). Seuls, les surréalistes ont tenté de le remettre à sa vraie place, sans éveiller cependant aucun écho. Une fois de plus l'habituelle erreur d'attribution vient d'être rééditée dans une notice du catalogue de la vente Lucien-Graux. Pourtant les « experts » devraient savoir définitivement à quoi s'en tenir puisqu'un parent du poète, M. Pierre Féline, racontant des souvenirs sur Paul Valéry écrivait, il n'y a pas si longtemps: « ...Je tiens à rectifier l'erreur de certains journalistes qui attribuèrent à Valéry des poèmes parus sous la signature de Michel Féline. Ce nom n'est pas un pseudonyme: c'est le nom de mon frère aîné lequel fit paraître lui aussi, en 1890, un sonnet dans La Plume; et plus tard, chez Léon Vanier (I), un recueil de poésies : l'Adolescent confidentiel, que quelques critiques ont aussi attribué à Paul Valéry » (2). Cette plaquette datant de 1892 est à ranger sur le même rayon que celle d'Henry Jean-Marie Levet, plus tardive mais mieux connue car ce dernier eut la chance d'avoir des amis célèbres et dévoués à sa gloire posthume. Dans le cadre quelque peu rococo de l'esthétique symboliste, Féline sy livre à une confrontation sur le mode ironique, de « L'ldéal » et du « Réel » (selon la terminologie de l'époque), en de courts poèmes qu'il drape avec nonchalance de surprenantes images. Petit chef-d'œuvre, incontestablement, et bien digne d'être timbré, à la page de titre, de la marque de la célèbre librairie qui l'édita : la sirène moqueuse de Rops avec l'avertissement: « Non hic piscis omnium ».
Elie-Charles Flamand.
(1) M. P. Féline commet ici une inexactitude, c'est en réalité à la Librairie de l'Art Indépendant que fut publié l'Adolescent confidentiel. Le même éditeur annonçait un au- tre livre du même auteur : Cantabiles de l'amoureux vieillard qui ne parut jamais.
(2) Mercure de France, 1er juillet 1954, p. 404 note 1.
Feuilletons dramatiques : Le Suaire chaud
I
Le plastron du maître d'hôtel est taché par le sang du carnaval et je ne peux en détacher mes yeux. Après une attente de quel- ques négligeables secondes à quatre heures de l'après-midi, la porte s'ouvre et une servante, traînant avec elle une odeur de buanderie, me guide à travers les corridors. Elle est nue sous sa blouse, à un petit soutien-gorge près, dont j'aperçois le bouton à travers l'étoffe. Je transpire. « Vous avez chaud, me dit-elle, c'est bien. »
II
..Il ne me reste qu'une chose à faire : attendre, au crépuscule, près du bois où l'an passé la petite fille du maire est morte, elle dont l'assassinat mit en déroute les enquêtes les plus approfondies, car
les cheveux roux qu'on retrouva dans ses mains ne sont autres que les poils d'un cochon d'Inde qui, à en juger par les traces multiples qu'il laissa sur la mousse, promet d'être énorme.
III
Ivan éteint son lorgnon sur l'œil d'une mouche : Ivan, grand et roux près de la cheminée en ruine, tient d'une main ferme un verre de gin en ruine.
« Chérie... › murmure-t-il, et Chérie s'enveloppe de plus belle dans sa couverture de papillon de nuit.
« Le plaisir de la méchanceté échappe aux âmes simples », songe Ivan.
(à suivre)
Jean-Claude SILBERMANN
Des enfants nous répondent
Instituteur dans un collège technique de province, l'un de nous a eu l'idée de poser à ses élèves, des garçons âgés en moyenne de 11 ans, - la question: « Que feriez-vous si vous étiez invisible pendant une heure entre 8 et 9 heures du soir, le 7 janvier 1959? »
Très peu des vingt-cinq réponses ainsi recueillies sont insignifiantes. Deux constatations statistiques s'imposent le désir de « faire peur à tout le monde » ou « aux gens que je n'aime pas », l'emporte largement (une dizaine de réponses) sur celui de dérober des friandises ou des jouets. D'autre part, 6 réponses parlent de « se déguiser en fantôme » ce qui sous-entend une certaine confusion entre le moyen et le but de l'invisibilité. Le scepticisme ne s'est pour ainsi dire exprimé qu'une fois : « Comme je sais que tout ceci ne pourra être vrai, ceci est le moindre de mes soucis ».
Une réponse ramène l'invisibilité à une sorte de rêve éveillé : « ...Je ferais du bruit pour éveiller mes parents, puis je leur ferais peur. Ensuite je retournerais me coucher, je lirais jusqu'à la fin de mon pouvoir magique et je me rendormirais ».
Quelques textes n'expriment qu'un désir d'activité ludique désordonnée et optimiste :
« Je ferais des farces dans ma maison : exemple, quand ma mère mettra la bouteille de cidre pour manger, je la prendrais et je la fendrais dans la main : alors elle verra la bouteille rester dans l'air (...) et je me rappellerai de ce jour du 7 janvier 1959. » « Je m'amuserais à taquiner les gens, à faire le fantôme, ou la voix de leur conscience. Je voyagerais gratuit, je monterais dans la benne des camions sans qu'on me voit. Je ferais du vélo en effrayant ainsi les gens qui ne verraient que le vélo marcher tout seul. Ce serait vraiment amusant. » Mais dans la plupart, gronde en sourdine une révolte, quelquefois hypocrite: « J'embêterais mon frère pour me venger. J'irais courir au buffet manger toutes les confitures... J'éteindrais la lumière, j'irais ches les voisins et j'écouterais ce qu'ils disent. » Non sans regret, on croirait avoir affaire ici à un « persécuté-persécuteur ». Toutefois la colère peut se tourner contre la famille et « l'ordre » en général, dans un climat euphorique :
« Je ferais beaucoup de choses pour faire peur à mes parents. J'irais au cinéma, sans le dire évidemment à mes parents. Ma mère mettra la soupe dans les assiettes, et aussitôt il n'y a plus de soupe. Je ferais rêver mes parents à faire les chanteurs (sic). Je ferais des infractions auprès des agents de police et ils ne me trouveront jamais. Je ferais les pires bêtises de la terre. Je dirais des bêtises sans qu'ils me voient. »
Se cristalliser contre la figure maternelle :
« Je ferais des farces à ma mère et à mon frère. Je ferais une croix avec deux bouts de bois et je mettrais un drap par-dessus et cela ferait un fantôme. Je ferais une promenade dans les bois et ma mère ne le saurait pas. Je crierais et ma mère se demanderait qui a fait cela. Je casserais une pile d'assiettes et ma mère accuserait mon frère. Je prendrais les affaires de mes copains qui m'embêtent et ils ne pourraient pas me suivre parce que je serais invisible. »
Véhiculer des tendances sadiques et incestueuses :
« Je ferais peur aux gens en leur parlant. Je réveillerais ceux qui dorment, je placerais des pétards sous les chaises de ceux qui m'ennuient le jour. J'irai leur piquer le derrière avec des épingles et j'irais me coucher. »
« Je sauterais sur le dos de mes sœurs quand elles voudraient prendre mon petit neveu et je me pro- mènerais avec lui dans la maison (...). Et après je monterais sur la table et je me rendrais visible. »
Enfin, l'envie d'un acte à la fois étonnant et qui restera inconnu, a été exprimée avec un mélange de netteté et de trouble révélateur :
« Je rentrerais dans la piscine. Je la remplirais, Je grimperais sur le premier plongeoir et d'un bond ie sauterais dans leau. Un grand plouf! résonnera dans le silence puis à 9 h. moins 10 (lacune) afin de rentrer dans mon lit pour 9 heures. »
Si ces réponses ne témoignent pas de la même variété que les dialogues entrepris par les spécialistes de la psychologie enfantine (Piaget, Claparède) on y aura vu, en revanche que l'expression d'un désir tend moins à se modeler sur la « logique » des adultes que l'explication d'une situation (ou l'enfant cherche peut-être davantage à « briller »). La trace parfois sanglante de ses pas sur la neige prouvait naguère, au cinéma, que l'Homme Invisible ne se débarrasse ni de la pesanteur, ni de la mort. J'oserai dire que nos jeunes répondants, sans s'émouvoir des contradictions qu'il implique, ont joué le jeu d'un merveilleux matérialiste dont l'alternative du « spiritualisme » ou du pragmatisme social nous interdit à peu près de retrouver les ressorts.
G. L.
Présentation de Martini
La grande lignée qui part de Nardo di Cione et de son frère Orcagna — voué presque exclusivement à de magistrales illustrations de l'Enfer -, et qui passe par Uccello et Léonard, n'aboutit nulle part, sinon aux tableaux métaphysiques de Chirico et à la peinture d'Alberto Martini: ce dernier, pourrait-on dire, fut doublement influencé par Chirico, en ceci aussi qu'il commença bien — la splendeur de ses lithographies de 1915 laissait tout espérer de lui —, et qu'il finit très mal.
Né en 1876, Martini illustre dès 1911 Mallarmé, Poë, Rimbaud (et plus tard Nerval). Attiré par le surréalisme, qu'il fut le premier à saluer en Italie par un long article dans Il Perseo, il vint en 1924 à Paris où il fréquenta Ernst, Arp, Magritte, Picabia et Miro. Dans le livre qu'il lui a consacré, Carlo Belloli souligne l'influence exercée sur Martini par l'enquête sur l'amour que publia la Révolution Surréaliste. En effet, soit avec des toiles telles que « L'esprit travaille », « Tête hypnotique », « Les yeux de l'Amour », soit avec quelques-uns de ses nombreux portraits (dont ceux de Breton et de la femme-vampire, comme il nommait Luisa Casati, qui passait alors pour la reine de Paris) Martini se jette au cœur de la grande conflagration. Le premier « âge d'or » de la peinture surréaliste fut aussi le sien : c'est entre 1918 et 1935 qu'il donne le meilleur de lui-même. On rapporte que G.B. Shaw s'écria à la vue d'un pastel de la série des femmes-papillons : « Si le paradis est peuplé de telles créatures, je vais croire en Dieu ». L'inconvénient est que Martini s'en tint là. A quelques exceptions près, ce ne sont plus jusquà sa mort (1954) que « Nature Morte », « le Palais Ducal », « l'Ere Atomique », « la Vie du Christ ». Ces titres d'œuvres témoignent assez de l'affaiblissement d'une vision qui avait été néanmoins de celles, très rares dans l'Italie contemporaine, que le surréalisme peut revendiquer.
J. J. LEBEL.
Les jeux de l'amour et du bazar
LE RÊVE D'UNE PHILOMÈNE.
Je tenais ta tête au-dessus des vagues
Ta tête bien irriguée d'homme
Et nul ne peut nommer la tendresse qui perlait dans ma poêle
Nul ne peut s'emparer de tes yeux à demi-morts
Nul ne peut revivre un rêve déja cuit
Tes cheveux s'exaltaient sur ton front indivis L'assemblage mécanique de l'eau sur le carrelage Chantait électricité et le ciel intelligible
Tissait des jours de suie des nuits d'orage
Des résurrections et des amants sans gages
Et j'aimais le goût du beurre qui irrite l'estomac
Ce goût de beurre frais qui ne disparaît pas quand on pleure
Et qui affronte les sautés viandes crues légumes cheveux drus
Les têtes de veau vinaigrette casseroles valses voiturettes
Les têtes au jus hachées sur canapé de velours
Ta tête sans corps à l'appui
Yeux clos sur mon oreiller vide.
NOTRE COURRIER DE CUISSONS ET DE CŒURS.
Madame X de Bône nous écrit : Mon mari a laissé sa tête dans le four
Que dois-je faire ?
Nous conseillons l'utilisation :
Des bols en fil de fer
Qui vont au feu en couleur
Et qui conservent les époux
Vous verrez l'avenir est à vous.
Nous répondons à Pamplemousse :
Votre carotte a-t-elle donc le cœur bien accroché ?
Attention aux intempéries
Soyez docile et avantageuse dans votre tablier sans devanture
Et lancez votre logos fièrement en avant
Les êtres supérieurs sont immobiles et ailleurs
Et même la pomme de terre n'est pas fondamentalement forestière.
NOTRE RECETTE POUR LA ROUILLE DE POULET ET LE DÉCONFIT DE VOS ENNEMIS.
Non la vengeance n'est pas chère
Achetez un thermostat
Un chauffe-eau qui perd sa chaleur sans gémir
Une girouette en cuivre jaune pour faciliter l'aération
Et trois pattes d'oie
Mouillez avec six cuillerées à soupe d'individualité moderne
Salez comme une hallucinée et couvrez avec un voile
De sommeil diaphane et de contradictions
Mâchez une cuisse de crapaud et laissez mijoter sans découvrir la cocotte
Crachez la bouillie entre deux tranches de délicatesse mollement féminine
Et versez les aromates dans le creux d'une nuit de samedi
Mélangez en chantonnant la sauce homogène de votre haine
Et servez chaud arrosé de mensonges
L'orage prendra le dessus.
Joyce MANSOUR.
Un exemple à suivre
L'année 1959 a bien commencé à Lannion. Un missel mijotait dans une casserole tandis qu'une paroissienne accourue à l'église le cherchait en vain dans son sac à main : elle n'y trouva que des plates côtes (1).
Au moment de la préparation de son pot-au-feu, cette femme n'était-elle pas quelque peu en état de poésie ? On ne peut pas en dire autant du professeur soviétique Kazantsev qui veut que l'innomable fusée cosmique, porteuse du drapeau national, soit baptisée d'un nom « poétique »: Le Rêve (2). On lui aurait beaucoup pardonné s'il avait proposé de baptiser cette machine : Pot- au-Feu, après avoir laissé à la maison bouillir ses rêves, c'est-à-dire ses décorations. Mais cela serait demander trop. Aujour- d'hui les savants ne sont distraits que dans quelques livres pour les enfants. Alors que l'ancien professeur pouvait être confondu avec Guignol, le savant moderne est-il très différent d'un agent secret ? Passons.
Si, en Amérique, Mme Eberhard avait suivi le beau procédé de cette Lannionaise, restée malheureusement anonyme, elle n'aurait pas tué d'une balle de revolver un noir de 38 ans parce qu'il s'apprêtait, dit-elle, à voler des os à son chien (3). Elle aurait tout simplement tué un os, en s'apprêtant à voler son pro- pre chien.
Quand donc les médecins empocheront-ils leur cachet d'aspirine en tendant un chèque au malade? Quand donc les orateurs assoiffés avaleront-ils leurs paperasses pour se mettre à lire dans un verre d'eau ?
Quand donc les jeunes filles glisseront-elles leurs caniches dans leur sac à main et mène- ront-elles en laisse leur petit bâton de rouge tout nu ? Ces fugitives traces pourprées se- raient la seule piste que je sui- vrais passionnément : il se peut qu'elle conduise tout près d'ici mais assurément ailleurs.
Radovan Ivsic.
(1) Cf. France-Soir, le 6 Janvier.
(2) Cf. Le Figaro, le 6 Janvier.
(3) Cf. France-Soir, le 5 janvier.
Le retour de Musidora
Une chroniqueuse de mode notait tout récemment que chacune des femmes auxquelles fut signalée l'apparition sur le marché du collant entier - gaînant de la tête aux pieds — avait aussitôt exprimé le désir d'une telle vêture, nonobstant son peu d'utilité pratique. En effet, entier ou, plus souvent, à mi-hauteur, le collant noir de Musidora se répand autour de nous comme traînée de poudre de riz.
Serait-ce la silencieuse élégance des souris d'hôtel qui hanterait nos contemporaines ? N'est-ce pas plutôt la double et contraire jouissance du scandale — celui du corps, pleinement révélé en ses plus exquises nuances — et du secret. J'ai quelque peine à me représenter les sentiments de nos ancêtres mais jamais, me semble- t-il, la femme ne s'est, autant qu'aujourd'hui, à la fois offerte et refusée. Ses yeux ne sont « de biche » que pour mieux provoquer le chasseur, et le fuir ; ses lèvres de fumée ou de fruit confit n'attisent la soif que pour ne pas la satisfaire. Ainsi le collant noir, masque étendu au corps entier, ne nous suggère la nudité de la femme que pour mieux la confisquer.
Rouerie féminine, ruse de guerre des sexes, coup d'éventail sur les doigts de la convoitise ? Il y a autre chose. A peine consciemment, la femme, malgré les droits qu'en apparence lui concède la société moderne, se sent reléguée par un monde sénilement obsédé de virilité dans cette zone d'ombre où la malédiction s'enveloppe de mystère. Et, d'instinct, elle se veut cette créature infernale de délices, l'incarnation du péché, la Tentatrice jamais vaincue, celle qui pénètre par effraction dans la vie et la pensée de l'homme.
Retour de Musidora, ou retour de Morgane?
José PIERRE.
Cain, qu'as-tu fait de ton frère ?
Bonnard, Braque, Laurens, Chagall, Léger, Matisse, Picasso (vitraux d'une église de Mézières) : ce tableau de chasse de l'abbé Morel ne vous rappelle rien ? En treize ans, depuis qu'on « rouvrait les chantiers fermés par la guerre », ils sont tous venus, les mécréants, rejoindre le vieux déchet Rouault à la soupe bénite. L'abbé en conçoit une fierté compréhensible en présentant « l'œuvre religieuse » de Jacques Villon. Celui-ci, à quelques égards, pouvait passer pour détenir l'esprit du cubisme dont tant d'autres n'agitaient que les recettes. Nous savons maintenant que sa « réserve », comme dit l'abbé, cachait le même néant intellectuel et moral que leurs bruyantes ou fastidieuses « expériences ». A en juger par le pauvre gribouillage qui orne le catalogue de son exposition (galerie de Varennes, jusqu'au 31 janvier) ce ne peut être que par envie sénile de travailler que Villon s'applique désormais à célébrer l'Agneau Pascal. (Sur vingt pièces annoncées, six sont consacrées à ce ragoût). Si le cœur, comme on dit, y était, ça se verrait. Il a encore des progrès à faire pour satisfaire l'appétit de son nouveau public. Mais quel besoin de publicité allais-je supposer chez un artiste aussi « pur » !
G. L.