MÉLUSINE

Le Principe d'équivalence et sa moyenne élevée, 2

Seconde vue

SECONDE VUE.

  1. Philologie. Dans cette ville de garnison, le champ de manœuvre, comme le bordel, se nomme le Panier Fleuri. Cette appellation d’origine populaire est passée dans la langue des officiers eux-mêmes, qui l’ont adoptée sans réticence, y voyant gauloiserie et non malice.

Madame Laure règne au Panier Fleuri. Le colonel commandant la place a conservé la prononciation de sa province ; lorsque, à la fin d’une conférence, il congédie les officiers, sa voix martiale et bien timbrée accentue fortement la voyelle initiale de sa formule de salutation : “ A r’voir, Messieurs, à r’voir ”.

  1. Plan et relief. Vers la route, le champ de manœuvre, plus loin creusé et bossué par les habituels produits de l’art militaire, tranchées, trous d’obus ou abris, est plat et herbeux, bordé d’une haie. L’entrée, guère plus large, ne diffère point de celle d’un quelconque pacage.

Le piétinement quotidien de la troupe en a fait disparaître l’herbe. La zone pelée, que les hivers de ce pays pluvieux transforment en fangier, va s’élargissant jusqu’au point où l’herbe, après une frange de transition parsemée de touffes rases et isolées, finit par reprendre le dessus.

En aucune saison les taupes n’y travaillent, non plus que dans la région qui lui succède, où compagnies et sections isolées effectuent leurs “ en ligne face à gauche ”, “ présentez armes ” et autres cérémoniaux de fin de journée. Par contre, dans les angles morts, entre la draille à soldats et la haie, les taupinières sont nombreuses, de plus en plus serrées à mesure qu’on se rapproche de la clôture.

L’observateur attentif note que cet espace tondu, entre les territoires occupés par les taupes, dessine sur le sol la coupe d’une taupinière (ou d’un volcan) dont le sommet serait tourné vers la route.

  1. Architecture. Le centre de la construction souterraine de la taupe se nomme donjon. (il est éloigné de la taupinière - seule accessible à l’observation directe - laquelle, loin de constituer l’objet même du travail taupin, n’est à proprement parler qu’un terril.) C’est l’image inversée, à l’échelle de l’utilisateur, des donjons jadis élevés par l’homme. Au-dessus du plan de nos semelles, la sécurité, semble-t-il, est assurée par le plein des murs, au-dessous, par le creux des galeries. On rend mieux compte des faits en disant :

a) que l’homme et la taupe occupent l’un comme l’autre les vides de leurs édifices (en dépit du langage courant, l’homme n’est pas dans les murs, mais dans les salles voûtées, les passages couverts, les escaliers vrillant les murailles) ;

b) que la taupe, par une méthode de construction directe, obtient le creux habitable à l’intérieur d’un plein préexistant ;

c) que l’homme, édifiant le plein autour du creux qu’il souhaite obtenir, procède par création indirecte.

  1. Exception. L’homothétie n’est pas parfaite, le renversement n’est pas total quand on va de l’édifice humain au domaine de la taupe. Par un côté les deux constructions sont identiques : les fameux souterrains pour sorties secrètes ou fuites désespérées des forteresses médiévales relèvent de la même technique directe que les boyaux de la taupe.

Note. A partir de cette constatation, d’intrépides théoriciens ont cherché à établir une corrélation entre sécurité statique et construction indirecte, sécurité mobile et architecture directe. Théorie absurde, puisque le terrier du grillon n’a qu’une issue.

  1. Symbolique. Le château fort reste la plus accomplie des créations de la volonté de puissance. Ceux qui sottement disent qu’il est “ dépassé ” oublient qu’un archétype reste vivant dans ses doublets successifs. Que sont le char de combat ou le cuirassé, avec leurs tourelles-donjons, sinon des châteaux forts qui se déplacent ?

D’autres avatars sont plus subtils. L’officier porte un képi. Ce cylindroïde à paroi rigide, si mal fait pour tenir sur une tête, serait, vu son incommodité en tant que coiffure, parfaitement inexplicable si l’on ne s’avisait qu’il est la simple reproduction du donjon féodal.

L’objet qui, comme le képi, tire sa signification non de lui-même, mais de ce qu’il représente (parfois de façon si cursive que l’allusion échappe à l’œil non prévenu) est couramment nommé objet symbolique.

Remarque. Dans une civilisation plus avisée que la nôtre, le crâne du futur officier serait façonné dès le berceau “ à la demande ”, comme disent les artisans et, l’âge venu, s’adapterait parfaitement au képi. Celui-ci, fermement assuré sur sa base, pourrait avoir une hauteur plus satisfaisante à l’esprit que celle dont il doit se contenter quand il couronne un crâne brut.

  1. Variantes instructives. L’exemple ci-dessus ne doit pas abuser. Le couvre-chef symbolique est modelé par le rêve immédiat ou lointain de ceux qui le portent. Sa signification n’est donc pas nécessairement commandée par le seul passé.

L’officier prussien, au temps de Bismarck, portait un casque à pointe, visiblement inspiré de la coiffure guerrière de nos ancêtres les Gaulois. Le rêve de l’armée prussienne était alors de battre celle de Badinguet, réputée la plus forte du monde. Par le casque à pointe, représentant l’adversaire, elle s’attribuait (opération magique élémentaire) les vertus de celui-ci pour le mieux vaincre. L’objet a rempli cette fonction jusqu’à la guerre de 1914, tant que le militarisme germanique a considéré le coq gaulois comme son principal antagoniste.

La casquette à forte tonture des officiers d’Hitler marquait que pour eux l’ennemi le plus redoutable, auquel ils s’identifiaient symboliquement pour l’abattre, n’était plus la France mais l’Angleterre. Leur casquette, sous la forme simplifiée du pont d’un navire d’autrefois, représentait la puissance maritime britannique.

  1. Moulages et musées. Les naturalistes, pour mieux étudier les travaux de la taupe ou d’autres animaux fouisseurs, ont coutume d’en prendre des moulages. La partie haute du système étant atteinte on y coule du plâtre à prise lente, très liquide. Il ne reste plus, quand il est solidifié, qu’à déterrer sommairement l’ensemble puis à éliminer avec soin la terre, au jet si elle est friable, à l’ébauchoir quand elle est compacte.

Outre qu’elle permet des mensurations précises, la méthode a l’énorme avantage d’épargner au chercheur l’épuisant effort d’imagination qui consiste à réduire sa propre taille à la dimension voulue pour aller circuler dans des galeries obscures.

Le vide transformé en plein, les ténèbres en blancheur, le donjon de la taupe, par le moulage, devient semblable à la lanterne d’Aristote d’un oursin gigantesque. Contrairement à ce qu’imagine le profane, le réduit terminal n’est que très exceptionnellement circulaire ; en règle générale, il est oblong. De sorte que, si on le sépare de l’enchevêtrement des couloirs d’accès, on obtient une espèce de fossile crayeux de même forme que la casquette hitlérienne.