MÉLUSINE

Le Principe d'équivalence et sa moyenne élevée, 3

Autre porte

AUTRE PORTE

  1. Expérience. Vous prenez un chapeau, une corbeille, une boîte à chaussures, peu importe ; vous y jetez 100 petits papiers pliés en quatre, rigoureusement identiques, sur lesquels vous avez préalablement inscrit les nombres de 1 à 100. Vous demandez à l’une des personnes présentes de tirer un billet.

Note. Désigner pour cette opération un enfant ou un adulte est sans importance quant à la suite ; la seule différence, si vous avez élu un enfant qui risque fort de ne pas s’intéresser à vos spéculations, est que vous serez conduit, les adressant à un autre que le tireur, à formuler les questions qui suivent à la troisième personne au lieu de la seconde.

Supposons qu’un adulte ait choisi, si tant est que l’on puisse ici parler de choix, déplié le papier et lu le nombre 27 (nous verrons que le nombre ne joue, par lui-même, aucun rôle dans la démonstration, donc que celle-ci est valable quel que soit le billet sorti du chapeau).

  1. Maïeutique. Le problème étant d’importance, il est recommandé de procéder avec la plus grande rigueur, sans oublier aucune étape du raisonnement. Vous demandez donc :
  • Quel nombre avez-vous tiré ?

  • Combien aviez-vous de chances de tomber sur un nombre différent ?

  • Quatre-vingt-dix-neuf.

  • Combien aviez-vous de chances de sortir le nombre 27 ?

  • Une.

  • Que dit-on d’un événement qui a 99 chances sur 100 de se produire ?

  • On en dit qu’il est probable.

  • Et de celui qui n’a qu’une chance sur cent ?

  • Qu’il est improbable.

  • Etait-il probable que vous preniez un papier portant un nombre autre que 27 ?

  • Evidemment.

  • Du fait probable ou de l’improbable, quel est celui qui s’est réellement produit ?

  • Le fait improbable.

  1. Loi. Profitant du silence interrogateur et plutôt hostile qui suit, vous pouvez alors formuler la loi d’improbabilité :

Tout fait réel, si on examine ses origines, apparaît comme ayant été hautement improbable.

  1. Sophismes. Même précédé d’une démonstration parfaitement probante, l’énoncé de cette loi capitale de l’histoire ne manque jamais de susciter, parmi nos civilisés s’entend, un vif malaise et des discussions aussi confuses que passionnées. La conduite de l’expérience étant inattaquable, on vous objectera que la loi n’est pas universelle, que dans certains cas (voire dans la plupart des cas) le fait probable devient réel, donc que le fait réel était probable.

  2. Réfutation Vous répondrez à votre contradicteur que l’objection est connue, mais de portée nulle, comme vous allez le lui montrer. Vous sortez de votre poche ou vous cueillez sur un meuble quelque petit objet, une bille de plomb ou d’acier, un coquillage, un dé, une pièce de monnaie. Étant assis, vous écartez les jambes, placez la main qui tient l’objet entre le pouce et l’index à égale distance de vos deux genoux (l’avant-bras appuyé sur l’un deux). Quand tous les regards convergent sur le dé, vous ouvrez les doigts. Comme chacun sait, le dé tombe sur le tapis. Vous faites répéter l’opération par celui que vous voulez convaincre. Il obtient le même résultat et vous fait triomphalement observer que si le dé a tombé [A. M.1]il était cependant probable qu’il tombât.

Vous ne repousserez pas cette conclusion empirique, mais personne n’étant capable d’en déduire la moindre règle, vous vous en chargerez avec le plus grand calme :

“ Quand une série arrive à son terme, et que tous les éléments sont disposés de manière à ce qu’un seul fait nouveau soit possible, ce fait, infiniment probable, devient réel. ”

Une telle formule étant plus facilement acceptée que comprise, ne craignez pas d’insister et de montrer qu’elle se ramène à cette constatation tautologique : tout fait en train de se produire se produit.

  1. Application sociologique. Quand un suicide[A. M.2] qui s’est jeté par une fenêtre du sixième étage d’un immeuble situé dans une rue sans arbres passe à la hauteur du second, il est extrêmement probable qu’il aille s’écraser sur le trottoir. Cette certitude ne contredit en rien la loi d’improbabilité puisqu’elle néglige (cf. la loi ci-dessus) les origines du fait qui va se produire ou, mieux, qui se produit.

La police, au cours de son enquête, trouve une photographie sur laquelle l’homme, aux côtés d’une femme belle et souriante, entouré d’amis, semble véritablement heureux (l’image est un travail d’amateur). La correspondance saisie, de nombreux témoignages concordants prouvent qu’il se considérait avec les meilleures raisons comme au faîte du bonheur et que son entourage s’en réjouissait sans réserves. Si l’enquêteur est intelligent (ce qui, à l’encontre d’une opinion très répandue, est fort possible) il ne manquera pas de se dire qu’il était alors tout à fait improbable que ce garçon dût un jour - deux ans plus tard à peine - quitter volontairement la vie.

  1. Futur et passé Le passé - c’est un truisme de dire qu’il s’allonge chaque jour - est la somme des faits, connus ou non, réellement advenus. Il a donc été soumis à la loi d’improbabilité. Le futur, rien ne permet de croire qu’il puisse échapper à cette même loi. La facilité dérisoire avec laquelle (par à travers le cerceau du présent, comme eût dit Verhaeren) il devient passé sous nos yeux interdirait à elle seule cette hypothèse saugrenue ; et cependant...

Cependant, chaque fois que les hommes pensent au futur, pour le prévoir, l’imaginer, le préparer, l’accueillir, le “ planifier ”, selon l’expression à la mode, ils le font en termes de probabilité ! Cette aberration explique pourquoi et comment les fameux “ enseignements de l’histoire ” n’ont jamais été de la moindre utilité pour personne.

  1. Témoignage et histoire. Professionnel, amateur ou profane, chacun a compris ou appris que l’histoire n’est accessible que par le dédale des témoignages, monumentaux, documentaires ou humains. Qui s’intéresse au passé déplore les lacunes, définitives ou temporaires, de la documentation qui s’offre aux chercheurs : civilisations disparues, édifices rasés, documents détruits, archives encore inaccessibles ; ce qui subsiste ne se lit pas à livre ouvert, il faut d’abord, par des méthodes ingénieuses et souvent efficaces, se livrer à la critique des témoignages. Il semble qu’historiens et philosophes n’aient jamais réfléchi à une particularité des témoignages relatifs aux périodes troublées, spécialement aux guerres : nous ne recueillons jamais que ceux des survivants. S’ils permettent (et encore) de reconstituer les faits matériels de façon relativement satisfaisante, l’absence de leur complément les transforme, à l’insu de tous, en faux témoignages pour ce qui concerne l’homme (où est l’historien qui accepterait de négliger l’humain dans l’histoire ?). L’adolescent qui interroge ici son aïeul sur Verdun, là ou ailleurs son père sur Stalingrad, ne peut connaître que le point de vue du survivant, se forger, en fonction d’une éventuelle tuerie, une mentalité déjà consentante de survivant.

La nouveauté absolue d’Hiroshima - dont l’éclair fabuleux, à côté des victimes traditionnelles, engendra des milliers de morts-parlants destinés à s’effacer les jours, les mois, les années qui suivirent - ce fut d’introduire dans l’histoire le témoignage des morts.