Le Principe d'équivalence et sa moyenne élevée, 4
D'une année sur l'autre
D’UNE ANNÉE SUR L’AUTRE
La scène.
Vers la fin d’un repas amical. Tablée d’une douzaine de personnes, hommes et femmes dans la vivacité de leur jeunesse, quelques adolescents ; un seul homme âgé, pas encore un vieillard : le maître de maison. Les bouteilles vides disent que l’on a bu de bon vin avec discernement ; l’animation générale tient à l’intérêt de la conversation, au plaisir d’être ensemble, non à l’alcool.
L’hôte, avec une sorte de solennité timide, demande l’autorisation de raconter une anecdote. Il obtient d’emblée l’attention de tous, çà et là teintée d’indulgence amusée.
Il parlera lentement, avec des silences inhabituels, comme s’il hésitait, déchiffrant un texte peu lisible, ou attendait que se forme dans son esprit la suite d’un récit improvisé, ou encore, conférencier mondain, calculait ses effets.
La fable.
Le citoyen Charles Marx - comme écrivait Bakounine - n’aimait pas les Français, ce qui était, il faut en convenir, parfaitement son droit. Ses filles ne partageaient pas cette aversion La première épousa un Français. La seconde épousa un Français. La troisième, un beau jour... UNE JEUNE FEMME (sincère, mal à l’aise, craignant quelque mystification) - Tu inventes ou bien c’est une histoire vraie ? - Une histoire vraie... ...la troisième donc, à son tour, tombe amoureuse d’un Français. Le père n’était pas content, mais pas content du tout ; on le comprend, mettez-vous à sa place… Et quel était ce Français ? Etait-ce un bellâtre, un coureur de jupons, un séducteur professionnel ? Nullement, encore qu’il fût bel homme. Etait-ce un nobliau, un bourgeois, un réactionnaire, bref un “ ennemi de classe ” ? Non : un communard. Etait-ce un imbécile, un être fruste, sans culture, quelque Caliban des faubourgs dont la présence au sein d’une famille d’intellectuels aurait pu devenir gênante ? Point... c’était Lissagaray, le brillant et sagace historien de la Commune. Mais il était français ! Deux gendres français, c’était déjà trop ; l’idée d’avoir à en supporter un troisième était intolérable au pater familias. Il s’opposa catégoriquement au mariage... La fille devint folle. (Un silence, puis :)
Les miroirs.
UN JEUNE DOCTRINAIRE (agacé, moins agressif qu’ironique ; manifestement, il connaissait déjà l’histoire) - Et après ? Où veux-tu en venir ? Qu’est-ce que ça prouve ? (La réponse, du tac au tac, est d’abord alerte, quelque peu martelée, puis reprennent lenteur, hésitation vraie ou feinte ; la voix souligne, non sans malice, les reprises de la phrase finale.) - A mon sens, cela ne prouve rien, absolument rien, contre la théorie de la plus-value, ni contre aucun des travaux de Marx sur la société capitaliste. Mais cela prouve qu’on peut, tout à la fois, être un grand penseur et un vilain bonhomme. Cela prouve encore... mais n’abusons pas des mots ; en de pareils domaines, comment définir la preuve ? Disons : cela donne à penser... qu’on ne fait pas le bonheur des filles malgré elles. Peut-être pas seulement des filles... Quand on a commencé de penser, peut-on savoir jusqu’où l’on ira ? Personnellement, j’en arrive à croire qu’en éliminant Bakounine, par de savantes manœuvres rien moins qu’honnêtes, Marx n’a pas, contrairement à ce qu’affirment avec tant d’assurance MM. les Staliniens et certains de nos amis d’extrême gauche, n’a pas définitivement clos le débat au sein des diverses tendances du socialisme, entre ceux qui estiment seules capables d’engendrer un monde meilleur, la contrainte, physique ou morale, la loi coercitive qui dicte à chacun sa conduite, et ceux qui voient la liberté non comme un idéal destiné à resplendir à la fin des temps, mais comme un bien positif, l’apanage de tous, susceptible de s’accroître indéfiniment, bref n’a pas clos le débat entre autoritaires et libertaires.