Quelques énigmes du destin scénique d'Ubu roi
par Henri Béhar, le 26 mai 2009
PASSAGE EN REVUES« Quelques énigmes du destin scénique d’Ubu roi », Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, n° 5, 2009, pp. 91-95.
Puisqu’Ubu roi entrait au répertoire de la Comédie Française, aussi bien qu’une œuvre de Molière ou de Racine, il me parut nécessaire d’indiquer au lecteur du programme ce qui avait précédé cet événement. Non pas en énumérant les diverses créations, mais en soulignant les étrangetés que les spectateurs avaient pu percevoir à son sujet depuis 1896. J’y faisais surtout état de mes propres souvenirs, depuis la première représentation à laquelle j’avais assisté en 1958 au TNP (Théâtre Natioanal Populaire) de Jean Vilar. Article des Nouveaux Cahiers de la Comédie Française :
Article texte seul:
Quelques énigmes du destin scénique d’Ubu roi
C’est à dessein que je reprends ici, à propos d’Ubu roi, le titre d’un article consacré à Lorenzaccio dans les présents Nouveaux Cahiers par Frédérique Plan, tant les deux pièces, créées à une semaine d’intervalle, me semblent avoir eu le même destin scénique. Réputées injouables, elles ont rarement été montées dans leur version intégrale. « Restitué en son intégrité tel qu’il a été représenté par les marionnettes du théâtre des Phynances en 1888 » : cette mention sur la page de titre d’Ubu roi ou Les Polonais indique d’emblée l’origine juvénile et collective d’une œuvre élaborée par les lycéens de Rennes, dont Jarry s’est voulu le fidèle transcripteur et adaptateur, en passant du théâtre d’enfants à la scène adulte. Se coulant dans la forme de la tragédie shakespearienne tout en la parodiant, la pièce montre, schématiquement, comment Ubu, commandant au passé autrefois glorieux, poussé par une femme ambitieuse, élimine le roi de Pologne Venceslas et s’empare de son trône. Il conspire avec le capitaine Bordure, qu’il renie une fois son forfait accompli. Toute la famille royale est massacrée. Seul en réchappe le fils du roi, le jeune Bougrelas, qui, finalement, vengera ses aïeux. Ubu gouverne avec la seule ambition de manger de l’andouille et de s’enrichir : « je tuerai tout le monde, puis je m’en irai ». Il extermine les nobles, les magistrats, les financiers qui lui résistaient. Le Czar de Russie lui déclare la guerre. Il part en campagne et confie la régence à la Mère Ubu. Celle-ci, chassée par le peuple révolté, se réfugie dans une caverne où, par une étrange coïncidence, elle retrouve Ubu vaincu. Les époux réconciliés s’embarquent sur la Baltique et voguent vers de nouvelles aventures. Ubu regrette son pays : « S’il n’y avait pas de Pologne, il n’y aurait pas de Polonais » dit-il pour finir, faisant allusion au titre primitif de la pièce, mais aussi au fait que le pays était rayé de la carte depuis le Congrès de Vienne. Ubu roi fut donc créée par Aurélien Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre, plus précisément salle du Nouveau Théâtre (aujourd’hui Théâtre de Paris), le 10 décembre 1896, avec Firmin Gémier dans le rôle principal. La générale ayant eu lieu la veille, comme il se doit, il n’y eut jamais que deux représentations pour ce qui allait être considéré comme une bataille historique. Jarry explique lui-même, dans la brochure-programme, que le spectacle devait parvenir à l’abstraction, sur tous les plans (décor visuel et sonore, jeu de l’acteur, représentation du temps et de l’espace). Quant au Père Ubu, il est une synthèse, tant des trois éléments composant l’individu (la physique, la phynance et la merdre) que de l’humanité tout entière. Le soir de la générale, quasiment inaudible, Jarry, devant le rideau, met en garde contre ceux qui ont investi le Père Ubu de trop de satiriques symboles. Mais surtout, il relève tout ce à quoi il a dû consentir pour que la représentation ait lieu, en dépit de tous les obstacles : Gémier disponible deux soirs seulement, des acteurs ne sachant pas leur texte, demandant des coupures (qu’il a dû accepter) en dépit du bon sens. C’est dire combien la mise en scène de Lugné-Poe était loin d’être fidèle au texte et même à l’esprit de l’œuvre ! Seul le décor (peint par Sérusier et Bonnard, assistés de Vuillard, Ranson et Toulouse-Lautrec) le satisfait en ce qu’il condense des espaces opposés, et suggère bien une abstraction. Quant à l’orchestre, il se réduit à des timbales et deux pianos. La reprise par Firmin Gémier comme metteur en scène et principal interprète au Théâtre Antoine, en 1908, ne fut pas plus respectueuse de l’œuvre, puisqu’elle s’annonçait comme une « Pièce en deux actes et 10 tableaux » et faisait paraitre les Hommes Libres, qui sont d’Ubu enchainé. Et Lugné-Poe lui-même, reprenant sa création initiale en 1922 ne s’attacha pas davantage au texte intégral, de telle sorte que celui-ci tomba dans l’oubli pendant un certain nombre d’années, laissant s’établir l’idée qu’il était injouable. L’Ubu monté par Jean Vilar en 1958 puis pour quelques représentations exceptionnelles en 1960 fut un succès populaire, une véritable consécration. Il en ressortait une extraordinaire convergence entre le « régisseur », comme aimait à se nommer Vilar, et les conceptions d’Alfred Jarry, notamment sur le plan de la synthèse et de l’abstraction. Il considérait comme une gageure la succession de tableaux divers, en des lieux éloignés : « C’est une œuvre où les péripéties sont d’une grande variété, où le personnage affronte les classes les plus diverses, et où la discontinuité de l’action est beaucoup plus “fiévreuse” que dans une œuvre épique » disait-il, et les ruptures de ton n’étaient pas pour l’effrayer. Est-ce uniquement pour une raison de durée qu’il éprouva le besoin de procéder à un montage d’Ubu roi et d’Ubu enchaîné entrelardés de scènes d’Ubu sur la Butte ou pour donner une plus grande portée à cette œuvre ? Le fait est qu’il signa une note de service enjoignant à la troupe de bien mentionner son titre, Ubu « version pour la scène », et non Ubu roi. Certes, les attaques du Collège de Pataphysique, au nom du respect de l’œuvre, paraissent secondaires au regard de la consécration qu’il lui offrait. Fait curieux, Vilar, comme Lugné-Poe, rêvait secrètement d’interpréter lui-même le rôle du Père Ubu. Comme son prédécesseur, il dut le confier à un autre, Georges Wilson, qui se voulant « sérieux comme un clown anglais » avait su donner une interprétation personnelle du personnage. Restent, inoubliables, ses déplacements à petits pas ronds, sa voix tranchante comme un couperet, sa couardise, vivement appréciée du public et de la critique. Si bien que, pendant des années, Wilson fut Ubu, comme Gérard Philippe le Cid. Est-ce une intervention des dieux de la scène ou une simple coïncidence ? cette création anticipait de deux mois l’arrivée de De Gaulle au pouvoir ! Bien des années après, une autre création marqua la scène parisienne. Ce fut en 1977 celle de Peter Brook au Théâtre des Bouffes du Nord, sous le titre significatif Ubu aux Bouffes. Et là encore le metteur en scène réalisa un montage à partir d’Ubu roi et d’Ubu enchaîné. On pourrait croire qu’il voulait mettre en relief le principe d’identité des contraires et surtout jouer sur la notion de « contrepartie » que Jarry affectait à Ubu enchaîné, d’autant plus qu’un comédien blanc s’affrontait à une comédienne noire. Il n’en était rien. Alors, pourquoi souder les deux pièces antithétiques si ce n’était dans le but de faire mieux comprendre les thèses de Jarry ? En dépit du dépouillement de la scène et d’un remarquable jeu des acteurs, on ne comprend pas pourquoi cette manipulation textuelle. À croire que le praticien ressent une frustration à la seule lecture d’Ubu roi, qu’il prétend combler avec la seconde pièce, ce qui, bien évidemment, ne fait que reporter le problème. En revanche, s’il est un montage à partir d’Ubu roi, Ubu sur la butte et Ubu enchaîné qui se justifiait, c’est bien celui réalisé, en 1990, par Guilhem Pellegrin en Avignon. L’adaptation pour deux comédiens, quelques fruits et beaucoup de légumes était si intelligente, dynamique et plaisante qu’elle tourne encore. On ne saurait dire par quelle alchimie les végétaux semblaient prendre leur revanche sur les humains et donner un sens, unique, à l’ensemble. Néanmoins, l’interrogation persiste, lancinante : la démonstration ne serait-elle pas aussi convaincante avec le seul Ubu roi ? Dans mon souvenir de spectateur, je ne relève qu’une seule mise en scène fidèle au texte et, on ne peut plus, à l’esprit potachique de l’œuvre. Ce fut, en 1970, celle de Guénolé Azerthiope à la tête du Phénoménal Théâtre au Théâtre de Plaisance. Pas de rideau, mais un ring de boxe. Les comédiens tombaient d’un boyau, comme évacués par Pantagruel lui-même. Interpellé et même pris à partie, le spectateur était bien dans la cour du lycée, tout au fond, dans les lieux, si je puis dire. Étrangement, la critique a fait comme si elle n’avait rien vu. Toutefois, on ne saurait conclure ce relevé des énigmes sans mentionner l’unique interprétation suivant le texte d’Ubu roi à la lettre, ponctuation comprise : celle que Jean-Christophe Averty donna à la télévision en 1965, avec la musique de Claude Terrasse, Jean Bouise dans le rôle du Père Ubu, Rosy Varte dans celui de la Mère Ubu. Tout y est d’une fidélité, d’un respect absolu envers l’œuvre et son auteur. Mais peut-on encore parler de théâtre face à cette débauche de trucages ? Média différent, pour ne pas dire opposé au théâtre, le spectacle télévisé requiert une attitude différente de la part du regardeur. Je conclurai avec les propres termes de Frédérique Plain : si Ubu roi a été rarement joué en son intégralité, et si son personnage central, devenu mythique, a été longtemps réduit à l’état de fantoche, c’est que la pièce dérangeait et dérange toujours, par son extrême liberté formelle, la portée de ses thématiques et la violence communicative de sa langue. Si, en dehors des grandes mises en scène de l’institution théâtrale, nombre de compagnies choisissent de travailler sur ce texte, dans tous les sens et dans toutes les formes, c’est que le théâtre n’a tout simplement pas fini de résoudre cette énigme qu’un jeune homme de 23 ans lui a posée, il y a plus d’un siècle.
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