Paris, le 18 décembre 1921.
Monsieur et Cher Confrère,
A la page 18 du numéro 236 (33e année) du 25 novembre 1921, à
propos d'une revue tout au plus belge : « Enquête : le dadaïsme, sa
renaissance, sa vie et sa mort ». Vous voudrez bien faire savoir à vos lecteurs
que la mort [de] Dada est tout de même moins inquiétante que la vie de M.
Florent Fels qui se permet (page 11 du numéro précité) de nous parler des
moeurs édifiantes de nos jeunes gens nationaux, André Salmon et Max Jacob, et
des vingt ans de MM. Gabory, Radiguet, Malrot, Sauvage, Fels et Jules Renar
Nous vous prions d'excuser le ton un peu plaisant de cette lettre
(il nous est difficile, vous le comprendrez, de vous parler sérieusement), mais
nous insistons pour qu'elle soit publiée. Nous sommes décidés à ne plus laisser
passer aucune ordure dans le genre de la lettre de M. Fels et de vos divers
articles sur
Nous envisageons d'ailleurs d'autres sanctions.
N'y revenez pas.
Philippe Soupault, André Breton, Paul Eluard, Louis Aragon,
Tristan Tzara, Charchoune, Jacques Rigaut, Max Ernst, Evola, Van Doesburg, G.
Ribemont-Dessaignes, Arp, Benjamin Péret.
[L'Université de Paris, 25 février 1922.]
Nous apprenons qu'un groupe d'amateurs, auquel se sont mêlés
adroitement quelques critiques d'avant-garde, a pris l'initiative de célébrer
le cinquantenaire de la mort d'Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. La
cérémonie anniversaire doit avoir lieu le 22 mars, place Vendôme. On a pu
remarquer l'extrême discrétion avec laquelle nous avons laissé passer les fêtes
du tricentenaire de l'esprit français. Les monuments, tant qu'ils ne
commémorent qu'Apollinaire ou Jules Simon, ne requièrent pas autrement notre
attention. Mais nos lecteurs, qui n'ont pas oublié les Poésies d'Isidore
Ducasse parues ici même, comprendront que nous trouvions cette fois la
plaisanterie douteuse. Non, nous ne permettrons pas que Lautréamont serve à
remonter le niveau des morts pour la patrie (M.P.L.P.). Nous sommes prêts à
tout pour empêcher cette mascarade.
Ce n'est pas à nous de faire observer que le prétexte même de
cette petite fête est mal fondé, puisque le centenaire de Ducasse est échu
l'année dernière.
LA REDACTION
[Littérature nouvelle série, n° 1, 1er mars 1922.]
Charles Chassé a déclaré que Jarry n'était pas l'auteur d'« UBU
ROI ». Nous ne voulons pas plus discuter avec monsieur Chassé qu'avec messieurs
Souday, Thérive, et autres critiques.
Pour nous, UBU ROI n'a rien à faire avec les comédies de Molière
et de Shakespeare et les romans de Rabelais.
Il est fâcheux d'ailleurs qu'on ait profité du tricentenaire de
l'un de ces messieurs pour nous infliger ce petit cours de littérature
comparée.
Qui s'amuserait à prendre au sérieux un homme qui, comme le
commandant Morin, a passé trente ans de sa vie dans l'armée ?
Devant l'évidence, nous nierons qu'UBU ROI soit l'oeuvre de
messieurs Chassé et Henri Morin.
Alfred Jarry a signé UBU ROI et en est mort. Jarry est un des
hommes dont nous admirons sans réserve l'attitude, et nous défions qui que ce
soit d'entamer sa personnalité par la contestation d'une de ses oeuvres.
Nous nous réjouissons qu'UBU ROI soit tenu pour une « c...ade »
par les imbéciles. Nous n'avons pas souvent l'occasion de préférer un Paul Fort
à un Binet-Valmer. Mais lorsqu'on nous met dans cette alternative à propos de
Jarry, nous n'hésitons pas un seul instant.
Cette histoire ne comporte pas de morale.
Nous ajoutons, et il serait trop facile d'en faire la preuve à la
manière de messieurs Morin et consorts, qu'UBU demeure un fait unique qui
n'engage en aucune façon ce qui l'a suivi.
LA REDACTION
[Littérature nouvelle série n° 1, 1er mars 1922.]
Georges-Anquetil, le sympathique directeur du Grand Guignol,
actuellement sous les verrous, est, on ne l'a pas oublié, le créateur de « La
Carte postale littéraire » (E
[Littérature nouvelle série n° 2, 1er avril 1922.]
Contrairement au bruit qu'on en fait courir avec persistance,
Littérature n'est pas, comme nombre de publications d'avant-garde, sur le point
de disparaître. Après un silence de trois mois qu'elle mit à profit pour
s'épurer de certains éléments stationnaires et se concilier d'autres éléments
entièrement nouveaux, elle est prête à poursuivre son action avec le concours
administratif d'un grand éditeur et sous la direction unique de
Littérature, qui dédaigne les causes gagnées, abandonne
définitivement Dada et entend passer à un autre ordre de révélations. Au
sommaire du prochain numéro : Aragon, Baron, Breton, Desnos, Huelsenbeck,
Picabia, Soupault. Une tribune entièrement libre est réservée, dans
Littérature, à tous ceux qui jugent dérisoires les diverses expressions
assignées jusqu'à ce jour à la conscience moderne, se déclarent ennemis de
toute vulgarisation mais ne se refusent pas à concerter une action véritable
dont les effets ne se fassent pas sentir seulement en littérature et en art.
[L'Ere nouvelle, 24 août 1922.]
Paris, le 18 février 1923.
Monsieur,
En réponse à votre enquête : « Le symbolisme est-il mort ? », nous
répondons :
1. Nous n'avons pas l'habitude d'être dérangés pour des choses
semblables.
2. Nous vous faisons grâce de ce qui reste encore : Jean Cocteau,
Georges Gabory, la Noailles, Raymond Radiguet, André Salmon, Erik Satie.
3. Nous n'avons pas lu l'article de M. Romains, et pour causes
(sic).
4. En voilà assez.
Salutations.
René Crevel, André Breton, Louis Aragon, Max Morise, Paul Eluard,
Robert Desnos, Jacques Baron, Max Ernst, Roger Vitrac, Jean Carrive.
[Le Disque vert nos 4-5-6, février-mars-avril 1923.]
6 août 1923.
Monsieur Vautel,
Nous avons pris par hasard connaissance de votre papier
d'aujourd'hui. C'est, comme à l'ordinaire, du propre, toutefois nous nous
permettons de vous faire observer qu'il ne sera jamais question d'élever une
statue au pauvre petit scribouillard Léon (sic) Vautel, bien qu'il soit
peut-être vérolé et dément et que la magnifique entreprise du Liséré Vert ne
lui en ait pas encore attachés au derrière. Gérard de Nerval et Charles
Baudelaire vous enculent (pas dégoûtés) et te font savoir par notre
intermédiaire que tu vas bientôt te faire moucher. C'est ainsi que nous avons
l'habitude de régler les petits différends de cet ordre.
Maintenant, si tu préfères que l'on s'en prenne à tes oreilles...
André Breton, 42, rue Fontaine, 9e. Roger Vitrac, 22, rue du
Sommerar
Lautréamont, Jarry, Nouveau, Apollinaire et Saint-Pol-Roux.
Dix signatures
[L'Eclair, 23 septembre 1923.]
Paris, le 26 mai 1924.
Messieurs les Directeurs,
Nous lisons dans Les Nouvelles littéraires de la semaine dernière
la petite note que vous avez consacrée au prix du Nouveau-Monde. Vous avez
l'amabilité de citer notre nom à propos de Pierre Reverdy et de déclarer que
notre oeuvre est plus caractéristique que la sienne.
Notre littérature, que nous vous remercions d'apprécier, est très
inférieure à celle de Reverdy. Nous ne craignons pas, en effet, de déclarer que
Reverdy est actuellement le plus grand poète vivant. Nous ne sommes auprès de
lui que des enfants. Son influence, que vous semblez nier, est la plus profonde
que l'on puisse distinguer.
Reverdy, en effet, a influencé Max Jacob, Tzara, Delteil, Crevel,
Arland, Vitrac, Limbour, Morise, Desnos, Malraux, Gérard, Lübeck, Honnert,
Naville, ce peintre pour personnes pâles, Picabia, et nous-mêmes, sans compter
ceux de moindre importance que nous nous excusons d'oublier. Et puisqu'il
s'agit encore de nous, nous avouons avec joie que si nous continuons à écrire,
c'est grâce à l'exemple de Reverdy.
Nous sommes persuadés qu'un examen plus attentif de la poésie
moderne vous obligera très simplement à déclarer avec nous que Pierre Reverdy
est le plus grand poète de ce temps, et que vous ne manquerez pas de lui
envoyer toutes vos excuses les plus plates.
Veuillez agréer, Messieurs les Directeurs, l'assurance de nos
sentiments très distingués.
Louis Aragon, André Breton, Philippe Soupault
[Le Journal littéraire, 31 mai 1924.]
<Fig>
Si le mot est de Guillaume Apollinaire, la forme est plus
ancienne. Sans remonter aux Nuits de Young, ni à l'Inspiration
romantique (Petrus Borel, Hugo, Byron, Radcliffe et tant d'autres) qui en sont
les premières manifestations, c'est, en réalité, avec Les Chants de Maldoror
de Lautréamont et Les Illuminations de Rimbaud que naquit le surréalisme.
Pour en trouver des exemples plus anciens, il faut considérer les prophètes et
les devins.
Mais de nos jours, il n'apparaît pas que MM. Pierre Reverdy ou Max
Jacob soient des surréalistes : ils sacrifient trop à l'esprit critique. (...)
[Paris-Soir, 27 mai 1924.]
Comme un certain nombre des modes de l'activité humaine, la
critique a cessé de nous intéresser : elle est trop bête. Nous renvoyons donc
nos lecteurs, comme tu dis, au comptoir de l'épicerie (Revue universelle, Revue
hebdomadaire, N.R.F., Le Temps, Le Figaro, etc.). Nous nous bornerons désormais
à publier quelques extraits des livres et de la conversation de nos
contemporains les plus remarquables, aussi bien que des personnages qui ont su
par eux-mêmes ou par la bonne volonté d'un éditeur garder au-delà de la mort un
semblant d'actualité.
LA REDACTION.
Paul GAUGUIN : « D'ailleurs, à défaut de lecteurs sérieux, il faut
que l'auteur d'un livre soit sérieux.
Ces nymphes, je les veux perpétuer... et il les a perpétuées, cet
adorable Mallarmé...
Je hais la nullité,
Ceci n'est pas un livre. »
AVANT ET APRES (Crès, é
SAINT-POL-ROUX : « C'est la crainte et l'amour de la Beauté, les
deux servantes qui firent mes malles, voilà 30 ans. Ayant élu le long silence,
je ne saurais être un envieux, et j'accepte ma modeste destinée... Laissez-moi
regagner cette solitude où je vins creuser jusqu'à l'os, bien avant le silex et
l'ambre. Voyez-vous, nous sommes les prisonniers de
LETTRE A ANDRE BRETON
D.A.F. DE SADE : « Ah ! foutre ! est-on délicat quand on bande ! »
Joseph DELTEIL : « O phrases ! il me
plairait que votre correction menât en correctionnelle ! ou
qu'une plume barbare vous barbouillât le visage ! ... Les pensées prenaient une
forme physique comme celles qui pendent à la poitrine des belles filles. Tout
devenait volumineux et tombait sous les sens. Joie énorme, vaste, et calme,
pareille à un melon sur l'herbe, à un hippopotame dans l'eau, à un puceron dans
l'azur. »
CHOLERA (Kra, é
Philippe SOUPAULT : « Il ne voulait pas se soumettre et se
trouvait des excuses. Il fallait vivre. C'était ce motif qu'il invoquait le
plus volontiers. Les jours de désespoir, il se disait : « J'ai perdu ma vie ».
L'orgueil était un piédestal qui l'aidait à se méconnaître. Il cherchait des
raisons de s'estimer et cette poursuite le jetait dans une tristesse sans
limite ; ce n'est ni l'absence de raison ni la faiblesse de ces raisons, car il
en trouvait et d'excellentes, qui créaient cette mélancolie, mais, tout au
contraire, la découverte d'excuses. Il aurait préféré être impardonnable pour
pouvoir s'accuser et se révolter davantage. Son caractère ou, pour employer un
mot moins juste mais plus net, son tempérament, lui jouait encore le mauvais
tour de faire aboutir ses recherches pour excuser ses révoltes à une révolte,
comme si tout ce qu'il jetait par-dessus bord, reniant et discréditant,
rebondissait et s'ajoutait de nouveau à ce poids qui le faisait se courber. »
A LA DERIVE (Ferenczi, é
Alphonse RABBE : « Il faut que j'écrive mes ultime lettere. Si
tout homme ayant beaucoup senti et pensé, mourant avant la dégradation de ses
facultés par l'âge, laissait ainsi son Testament philosophique, c'est-à-dire
une profession de foi sincère et hardie, écrite sur la planche du cercueil, il
y aurait plus de vérités reconnues et soustraites à l'empire de la sottise et
de la méprisable opinion du vulgaire.
J'ai pour exécuter ce dessein d'autres motifs : il est de par le
monde quelques hommes intéressants que j'ai eus pour amis ; je veux qu'ils
sachent comment j'ai fini. - Je souhaite même que les indifférents,
c'est-à-dire que la masse du public pour qui je serai l'objet d'une
conversation de dix minutes (supposition peut-être exagérée) sache, quelque peu
de cas que je fasse de l'opinion du grand nombre, sache, dis-je, que je n'ai
point cédé en lâche ; et que la mesure de mes ennuis était comble quand de
nouvelles atteintes sont venues la faire verser ; que je n'ai fait qu'user avec
tranquillité et dignité du privilège, que tout homme tient de la nature, de
disposer de soi.
Voilà tout ce qui peut m'intéresser encore de ce côté-ci du
tombeau : au-delà de lui sont toutes mes espérances, si toutefois il y a lieu.
»
ALBUM D'UN PESSIMISTE (Les Presses Françaises, é
[Littérature nouvelle série n° 13, juin 1924.]
Après un si grand nombre de manifestations anodines dans le
domaine de l'art et de la pensée, qui allèrent ces dernières années jusqu'à
faire perdre de vue leur objet même et le sens de l'évolution qui seul importe,
alors que le public et la critique s'accordent à n'encourager que la médiocrité
et les concessions de toute nature, nous tenons à témoigner de notre profonde
et totale admiration pour Picasso qui, au mépris des consécrations, n'a jamais
cessé de créer l'inquiétude moderne et d'en fournir toujours l'expression la
plus haute. Voici qu'avec MERCURE il provoque à nouveau l'incompréhension
générale, en donnant toute la mesure de son audace et de son génie. A la lueur
de cet événement, qui revêt un caractère exceptionnel, Picasso, bien au-delà de
tous ceux qui l'entourent, apparaît aujourd'hui la personnification éternelle
de la jeunesse et le maître incontestable de la situation.
Louis Aragon, Georges Auric, André Boiffard, André Breton, Joseph
Delteil, Robert Desnos, Max Ernst,
[18 juin 1924.]
Cher Monsieur,
C'est avec une vive surprise que, dans le dernier numéro du
Journal littéraire, nous avons vu un écrivain non qualifié, M. Ivan Goll, se
poser en protecteur du surréalisme et, sous ce prétexte, créer le plus fâcheux
malentendu. Nous doutons d'ailleurs que vos lecteurs aient rien démêlé à ce
galimatias. M. Ivan Goll a écrit cet article à la suite d'une conversation avec
Robert Desnos qui lui annonça la parution, en octobre, d'une revue intitulée La
Révolution surréaliste, laquelle doit coïncider avec le début d'un « Mouvement
surréaliste ». M. Goll tente, à ce propos, de rattacher à « ces jeunes de vingt
ans » MM. Birot et Dermée auxquels nous prétendons ne rien devoir et, par la
même occasion, de s'asseoir lui-même sur les boggies du « dernier express ».
Nous renvoyons pour toute explication sur la question à la revue
annoncée ci-dessus. On y verra que le surréalisme n'a été en rien étouffé par
le mouvement Dada, puisque plusieurs de ses membres contribuèrent à son
développement. A ce sujet, il nous paraît utile de préciser que M. Dermée a
joué involontairement les utilités grotesques du dadaïsme et que son activité
fut toujours étrangère au surréalisme. Autrement prétendrait-il, en 1924, faire
le premier article sur Lautréamont quand vingt personnes l'ont précédé (Valery
Larbaud, Breton, Soupault, Tzara, Aragon, pour citer les plus modernes) et
découvrir Pétrus Borel six mois après l'article d'André Breton dans Les
Nouvelles littéraires ? Ignorerait-il que toute l'activité de Littérature s'est
exercée en ce sens et particulièrement depuis 1922, avec la collaboration de
Louis Aragon, Jacques Baron, André Breton, Joseph Delteil, Robert Desnos, Paul
Eluard, Georges Limbour, Man Ray, Benjamin Péret, Francis Picabia, Philippe
Soupault, Roger Vitrac, etc.
Le surréalisme est tout autre chose que la vague littérature
imaginée par M. Goll. C'est le retour à l'inspiration pure, c'est la poésie
enfin dégagée du contrôle arbitraire du sens critique et, loin d'avoir été
abandonné depuis Apollinaire, c'est depuis ce temps qu'il a pris toute sa valeur
: aussi bien la question est-elle autre.
Sans insister sur le fait de dénaturer des propos à lui tenus,
nous entendons signifier, une fois pour toutes, que nous n'avons aucun rapport
avec M. Goll non plus qu'avec ses amis. Le premier numéro de La Révolution
surréaliste, les livres à paraître : Manifeste du Surréalisme (Breton, Kra
édit.), Deuil pour deuil (Desnos, Kra édit.), Les Amants de l'horloge (Péret),
Le Mouvement perpétuel (Aragon), Les Mystères de l'amour (Vitrac, N.R.F.
édit.), etc., nous départageront : à titre de compensation, nous abandonnons
volontiers, à Paul Dermée et à Ivan Goll, toute parenté avec Rabelais.
Veuillez croire, cher Monsieur, à nos sentiments distingués.
Louis Aragon, André Boiffard, André Breton, Robert Desnos,
[Le Journal littéraire, 23 août 1924.]
Beaucoup d'hommes extraordinaires ont cru aux présages, aux songes,
aux moyens secrets des forces invisibles ; beaucoup d'hommes extraordinaires
ont donc été superstitieux : je le veux bien, mais du moins ce ne fut pas à la
manière des petits esprits.
SENANCOUR. - Obermann
Arthur Rimbaud :
Ah ! passez,
Républiques de ce monde !
a commencé par disparaître,
atténuant ce qu'il y a au monde de meilleur, appelant à lui tout ce qui n'a pas
encore de nom ; Rimbaud, le tournesol qui se morfond, un entonnoir où je n'ai
pas peur de glisser ; celui qui monte et celui qui descend ; son ombre, sa
paresse, et tout ce que le génie excuse, décolore et brusquement échoue ;
Arthur Rimbaud, l'endormeur de l'Académie d'Absomphe, une espèce d'absolu.
Quant au poète moderne, qui fuit la multiplication faite par Rimbaud, et qui le
copie dans son récit, il a changé, sans peut-être s'en être aperçu, la
particule et en la conjonction disjonctive ou. Tel rente un hôpital qui ne l'a
pas fondé. C'est cela : toi, public, un départ - dédoublement ou arrivée -
contente-toi de plus qu'il n'en faut pour mourir, et, que Rimbaud se couche, tu
murmureras comme Memnon dans les aurores australes que frappent l'évidence et
la magie.
Grâce à M. Ronald Davis, nous sommes heureux de faire ici chavirer
la légende de Rimbaud catholique. Le catholicisme, cette pierre dans le jardin
poétique, qui donc l'a glissé dans le jeu du hasard ? Ce n'est pas nous, les
nègres prédits. Voici, délié des spoliations éthiques, ce qu'on dissimulait
encore, pour ne faire qu'une proie de l'esprit de révolte : un défi obscur, une
trêve à ce fameux consentement dont s'autorise l'idée de Dieu.
Un mendiant, Paterne Berrichon, hésitait à publier UN COEUR SOUS
UNE SOUTANE. Il nous en laissa
Si intéressée qu'elle soit, nous espérons qu'une telle divulgation
de notre part ne sera pas pour entretenir l'équivoque que fortifie en
Louis Aragon, André Breton
[22 août 1924.]
Il était devenu si hideux, qu'en passant sa main sur son visage il
sentit sa laideur.
L'ERREUR
Anatole France n'est pas mort ; il ne mourra jamais. Quelques
braves écrivains dans une dizaine d'années auront inventé un nouvel Anatole. Il
y a des gens qui ne peuvent pas se passer de ce personnage comique, le « plus
grand homme du siècle » ou « un maître écrivain ». On recueille ses moindres
mots, on étudie à la loupe ses moindres phrases et puis on bêle : « Comme c'est
beau..., mais c'est magnifique, c'est splendide ! » Le maître éternel.
Celui qui vient de disparaître n'était pourtant pas très
sympathique. Il n'a jamais songé qu'à son petit intérêt, à sa petite santé. Il
attendait la mort, paraît-il. C'est une jolie solution. Mais à part cela,
sérieusement qu'a-t-il fait, à quoi a-t-il pensé ? Puisqu'il ne s'agit
aujourd'hui que de déposer une palme sur un cercueil, qu'elle soit aussi lourde
que possible et qu'on étouffe ce souvenir.
Un peu de dignité, Messieurs de la famille ! Pleurez toutes les
larmes de votre corps. Anatole a rendu ce qu'on appelait son âme. Vous n'avez
rien à attendre de cette mémoire molle et sèche. C'est fini !
La nuit descend déjà. On reste étonné, lorsqu'on a le courage de
parcourir les articles nécrologiques, de la pauvreté des éloges décernés à feu
France. Quelles tristes couronnes en simili-celluloïd ! On rapporte
régulièrement le mot de Barrès : « C'était un mainteneur ». Quelle cruauté ! le mainteneur de la langue française : cela fait penser à un
adjudant ou à un maître d'école très pédant. Je pense que c'est une singulière
idée que de perdre quelques minutes à adresser des adieux à un cadavre dont on
a retiré le cerveau ! Puisqu'enfin tout est fini, n'en parlons plus.
J'ai assisté aujourd'hui à de bien jolis spectacles. Des
croque-morts qui se disputaient en marchant devant un cercueil. J'ai vu aussi
une femme en deuil, voilée de crêpes, aller à l'hôpital tailler une bavette
avec son moribond de mari et lui montrer les beaux habits tout neufs qu'elle
avait achetés le matin en attendant sa mort.
Philippe Soupault
Le visage de la gloire, le visage de la mort, celui d'Anatole
France vivant ou mort. Tes semblables, cadavre, nous ne les aimons pas. Que de
bonnes raisons, pourtant, ils ont de durer, comme la beauté et l'harmonie qui
les remplissent d'aise, qui leur mettent aux lèvres un bon sourire, un sourire
de père de famille. La beauté, cadavre, nous la connaissons bien et si nous
nous y prêtons, c'est qu'elle ne nous donne pas précisément à sourire. Nous
n'aimons le feu et l'eau que depuis que nous avons envie de nous y jeter.
L'harmonie, ah ! l'harmonie, le noeud de ta cravate,
mon cher cadavre, et ta cervelle à l'écart, bien rangée dans le cercueil et les
larmes qui sont si douces, n'est-ce pas.
Ce que je ne puis plus imaginer sans avoir les larmes aux yeux, la
Vie, elle apparaît encore aujourd'hui dans de petites choses dérisoires
auxquelles la tendresse seule sert maintenant de soutien. Le scepticisme,
l'ironie, la lâcheté, France, l'esprit français, qu'est-ce ? Un grand souffle
d'oubli me traîne loin de tout cela. Peut-être n'ai-je jamais rien lu, rien vu,
de ce qui déshonore la Vie ?
Paul Eluard
NE NOUS
La France est morte ? Vive
Mais ce n'est qu'une France qui vient de mourir, il y en a
plusieurs, il y en a qui naissent, étranges et terribles. Dans le siècle : une
France comme un Far-West brut, pleine d'étrangers inquiétants, de mines de fer,
d'autos et d'avions, avec des millions de nègres et un avenir de Byzance battue
et fortifiée par la barbarie - hors du siècle : une poésie française qui éclate
dans la peinture, qui gronde inentendue depuis cinquante ans, dans plusieurs
livres téméraires, merveilleux, austères.
Et par là-dessus, il y a une France éternelle, qui a été et qui
sera, comme une amoureuse qu'on n'oublie pas, même si, éventrée, crevée par une
invasion, elle expire son âme personnelle, mais nous ne la connaissons pas, et
personne n'a le droit d'en appeler parmi nous, que nous soyons vivants ou
morts, car si depuis toujours sa figure fut tracée tout entière d'un trait
foudroyant, nous ne sommes qu'un des imperceptibles siècles dont elle est
tissue, et seules les étoiles contemplent cette figure dans la touchante
corbeille des visages humains.
Est-ce pour ces raisons astronomiques que nous avons un peu envie
de soulever nos épaules aujourd'hui quand le croque-mort vient nous dire avec
des airs satisfaits : « Je vous l'avais bien dit, voilà encore la France morte.
Quelle perte, mes enfants. Cette France-là, c'était la vraie, la seule, celle
qu'on montre aux étrangers, et celle dont nous nous congratulons
confortablement depuis quelques années que nous avons pris
Mais nous n'écoutons pas les larbins. Nous savons ce que nous
avons perdu, nous qui - jeunes encore - avons tant perdu de divers côtés, et
par exemple des amis de notre âge qui tiendraient peut-être mieux que nous la
place.
Bien sûr : Anatole France nous a sauvés. Il a sauvé les meubles.
Victor Hugo écrivait bien en prose, vous savez ! Choses vues, mais après lui,
en attendant Barrès ? Eh bien ! oui ! il y a eu Anatole France. Il a sauvé les mots... non, pas
les mots, Dieu sait que les mots ne se sont jamais si bien portés qu'au XIXe...
mais pourtant certains mots, comme sur la langue la saveur essentielle du pain
et du sel... mais il a maintenu cette présence, cette vigilance, cette prudence
qui fait que les mots vivent ensemble comme une nation unie et forte : cela s'appelle
la syntaxe, cela peut être comme l'amour entre les citoyens. Chez lui, c'était
comme le gouvernement de la France de ce temps, de ce temps-ci encore : une
régence méfiante, sèche, peureuse avec, pourtant, cet air de bonhomie
républicaine.
C'est le grand-père qui a fait des économies : mais il nous lègue
une maligne fortune d'avare. Si nous n'avions eu que lui pour vivre, pour vivre
et pour mourir ?
Encore un qui a vécu en cet âge d'or, d'avant la guerre, à quoi
nous ne comprenons rien. C'est même le Français par excellence de cet âge-là,
cette France-là.
Mais vous vous apercevez que toute notre piété est tournée d'un
autre côté, puisqu'elle n'est pas disponible pour ce trépas douillet, pour ces
funérailles abondantes qui durent depuis deux ans - que de pleureuses, à barbe.
Non, notre piété est restée à ceux qui sont morts jeunes, à qui la
parole ne fut pas laissée dans la bouche comme un antique morceau de sucre,
mais à qui on l'a arrachée dans le sang et l'écume. Et je vous le demande - et
cette question faite, toute mon excuse pour ce ton qu'il faut bien prendre ici
pour qu'on n'entende pas en Europe que des gens qui se mouchent et qui peut
seul s'accorder à cette pensée fondamentale que France mort, vit la France,
vivent des Frances nombreuses que d'aucuns voudraient étouffer aujourd'hui sous
ce catafalque, des Frances mystiques, crédules, obscures, brutales,
merveilleusement insolites dans un décor vieilli, - je vous le demande, ces
enfants-là, de quel secours leur fut ce grand-père ?
Drôle de grand-père qui ressemble à beaucoup trop de grands-pères
français : sans Dieu, sans amour touchant, sans désespoir insupportable, sans
colère magnifique, sans défaites définitives, sans victoires complètes.
Ignorance totale de Dieu - nous nous entendons, n'est-ce pas, ô
poètes éperdus dans le vide. Maigre, maigre philosophie : vous comprenez que le
Jardin d'Epicure nous a fait bayer d'une inanition trop creuse, pour que l'écho
n'en arrive pas jusqu'aujourd'hui. Et la politique, l'allure nationale : il
nous a bien laissé tomber entre la République du boudoir de l'Histoire
contemporaine, la Révolution sournoisement trahie des Dieux ont soif et le
bolchevisme qui l'a peloté comme un banquier anglais. Maurras ! ce n'est pas généreux d'avoir aussi flatté cet historien-là
!
Et l'amour ? les amours, à
Non, nous ne pouvons pas oublier tout cela, si nous nous rappelons
que pourtant nous lui devons l'outil qui nous fait travailler et vivre et qui
peut-être se cassera dans nos mains épaissies sur la crosse du fusil ou sur le
volant. Il nous a donné la vie, mais il a manqué nous tuer. Alors quoi ?
Nous ne pouvons pas oublier qu'à quatorze ans on nous faisait
adorer ces vieux bonshommes : Bergeret, Coignard, Bonnar
Notre amour est ailleurs, et notre espoir, ô métamorphoses, mais
notre amertume est de ce côté. Il est bon qu'on la sente dans les larmes des
crocodiles qui vont ramper sur l'avenue du Bois, religieux.
Pierre Drieu La Rochelle
Eh bien non, je ne peux pas, je ne veux pas le nommer : Maître !
Il y a dans cette appellation quelque chose de haut et de grave à quoi cet
esprit bas n'a jamais atteint. Et lorsque je dis esprit bas, j'entends : à
l'étiage de
Oui, je sais, tous les tempéraments femelles se pâment devant sa
prose : mais les mâles !
Cet homme médiocre a réussi à étendre les limites du médiocre. Cet
écrivain de talent a poussé son talent jusqu'à la porte du génie. Mais il est
resté à la porte.
On raconte qu'un jour, à M. Léopold Kahn lui disant : « Vous êtes
le meilleur des hommes ! » Anatole France répondit : « Je crois être, au moins,
un civilisé. » Ah ! combien prophétique parole, et
qu'il me plaît de lui appliquer dans son sens le plus moche, des reliures de
veau, de l'esprit, une tasse de thé à la main, un civilisé, oui mon cher, un
civilisé ! - Nous, nous avons besoin de barbares !
Poli ! Cet homme a été pleinement, infiniment poli, dans sa
personne et dans son style. Poli comme une perle ! Mais le moindre grain de
mil...
Nous avons soif et nous avons faim. Anatole France, c'est le
régime des hors-d'oeuvre !
Vraiment, il ne m'intéresse pas, il ne nous intéresse pas. C'est
de l'indifférence absolue. Il ne jouait aucun rôle dans notre vie, dans nos
recherches, dans nos combats. Il vivait solitaire, hermétiquement clos. Chez
lui, pas la moindre trace de curiosité pour l'ardente jeunesse, pas un cri, pas
un geste. Oui, nous nous intéressons aussi peu à lui qu'il s'est intéressé à
nous. - N'est-ce pas notre droit ?
Il a été notre Voltaire, qu'ils disent ! Oui, Voltaire, et rien
que Voltaire. Or ce n'est pas de Voltaires que nous avons besoin (cela pullule,
les petits Voltaires, les Voltaires au petit pied), nous avons besoin de
Rousseaux, de Bonapartes, de Robespierres...
Et que son titre de communiste ne nous en impose point ! Là où
manquent les actes, la parole est stérilité. Blanqui passa quarante ans en
prison. Je n'admets les communistes qu'en prison...
En réalité, Anatole France dut beaucoup aux salons. Parbleu, c'est
le salonnard-type, ou si vous préférez, le salonneux...
C'est un vase - vide. Ce bibelot peut amuser l'oeil un instant,
mais il ne saurait prendre l'homme jusqu'aux entrailles. Cette perfection formelle
manque de profondeur et de jus. Vide ! Tout est vide en lui et autour de lui.
Ses livres coulent entre les doigts comme du sable. Son oeuvre est bâtie sur le
sable...
C'est une surface plane - une seule dimension. Aujourd'hui, ce
côté dubitatif, négatif de son intelligence, cela nous paraît si facile ! C'est
vraiment trop simple !
Seule la mémoire fonctionne dans son univers. Des réminiscences
rassemblées avec goût. Et certes je ne nie pas le goût. Je ne nie pas la grâce,
l'agilité d'esprit, les heureuses manières, la limpidité de la langue,
l'harmonie et le miel ; mais je dis que dépourvues de substance et de moelle,
isolées et stériles, toutes ces vertus, je m'en fous !
Ce sceptique, cet aimable sceptique me laisse froi
Anatole France est mort !
Joseph Delteil
Si, de son vivant, il était déjà trop tard pour parler d'Anatole France,
bornons-nous à jeter un regard de reconnaissance sur le journal qui l'emporte,
le méchant quotidien qui l'avait amené. Loti, Barrès, France, marquons tout de
même d'un beau signe blanc l'année qui coucha ces trois sinistres bonhommes :
l'idiot, le traître et le policier. Ayons, je ne m'y oppose pas, pour le
troisième, un mot de mépris particulier. Avec France, c'est un peu de la
servilité humaine qui s'en va. Que ce soit fête le jour où l'on enterre la
ruse, le traditionnalisme, le patriotisme, l'opportunisme, le scepticisme, le
réalisme et le manque de coeur ! Songeons que les plus vils comédiens de ce
temps ont eu Anatole France pour compère et ne lui pardonnons jamais d'avoir
paré des couleurs de la Révolution son inertie souriante. Pour y enfermer son
cadavre, qu'on vide si l'on veut une boîte des quais de ces vieux livres «
qu'il aimait tant » et qu'on jette le tout à
André Breton
La colère me prend si, par quelque lassitude machinale, je
consulte parfois les journaux des hommes. C'est qu'en eux se manifeste un peu
de cette pensée commune, autour de laquelle, vaille que vaille, un beau jour
ils tombent d'accor
Les conseils municipaux de localités à mes yeux indistinctes
s'émeuvent aujourd'hui d'une mort, posent au fronton de leurs écoles des
plaques où se lit un nom. Cela devrait suffire à dépeindre celui qui vient de
disparaître, car l'on n'imagine pas Baudelaire, par exemple, ou tout autre qui
se soit tenu à cet extrême de l'esprit qui seul défie la mort, Baudelaire
célébré par la presse et ses contemporains comme un vulgaire Anatole France.
Qu'avait-il, ce dernier, qui réussisse à émouvoir tous ceux qui sont la
négation même de l'émotion et de la grandeur ? Un style précaire, et que tout
le monde se croit autorisé à juger par le voeu même de
son possesseur ; un langage universellement vanté quand le langage pourtant
n'existe qu'au-delà, en dehors des appréciations vulgaires. Il écrivait bien
mal, je vous jure, l'homme de l'ironie et du bon sens, le piètre escompteur de
la peur du ridicule. Et c'est encore très peu que de bien écrire, que d'écrire,
auprès de ce qui mérite un seul regar
Je tiens tout admirateur d'Anatole France pour un être dégradé. Il
me plaît que le littérateur que saluent à la fois aujourd'hui le tapir Maurras
et Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait
écrit pour battre monnaie d'un instinct tout abject, la plus déshonorante des
préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la
fin le coup de pied de cet âne officiel. Ce qui vous flatte en lui, ce qui le
rend sacré, qu'on me laisse la paix, ce n'est pas même le talent, si
discutable, mais la bassesse, qui permet à la première gouape venue de s'écrier
: « Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ! » Exécrable histrion de l'esprit,
fallait-il qu'il répondît vraiment à l'ignominie française pour que ce peuple
obscur fût à ce point heureux de lui avoir prêté son nom ! Balbutiez donc à
votre aise sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu'à son tour les vers
vont posséder, râclures de l'humanité, gens de partout, boutiquiers et bavards,
domestiques d'état, domestiques du ventre, individus vautrés dans la crasse et
l'argent, vous tous, qui venez de perdre un
Je me tiens aujourd'hui au centre de cette moisissure, Paris, où
le soleil est pâle, où le vent confie aux cheminées une épouvante et sa
langueur. Autour de moi, se fait le remuement immonde et misérable, le train de
l'univers où toute grandeur est devenue l'objet de
Louis Aragon
A
[18 Octobre 1924]
____________________
(1) Les extraits de presse qui, dans ce tract, entourent les
textes signés, sont renvoyés ici dans la partie « Description et Commentaires
», infra. (N.D.E.)
____________________
A Monsieur Pierre Morhange, 50, rue de Douai, Paris (9e).
Paris, le 11 octobre 1924.
MONSIEUR,
Nous vous avertissons une fois pour toutes que si vous vous
permettez d'écrire le mot « Surréalisme », spontanément et sans nous en
avertir, nous serons un peu plus de quinze à vous corriger avec cruauté.
Tenez-vous le pour dit !
Pour le Bureau de Recherches Surréalistes Ont signé : Paul Eluard,
Louis Aragon, André Breton, Roger Vitrac, etc.
[Le Journal littéraire, 18 octobre 1924.]
Voulez-vous nous faire confiance ?
L'activité inconsciente de l'esprit semble n'avoir été explorée
jusqu'à présent qu'à des fins discutables (psychologiques, médicales,
métaphysiques, poétiques).
se propose de libérer absolument
cette activité : il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de
l'Homme. C'est à ce titre qu'elle doit intéresser tous les individus, de
quelque manière qu'ils aient pensé ou agi jusqu'ici.
Si vous êtes, dans une mesure quelconque, l'ennemi des solutions
positives, si les méthodes d'introspection actuelles vous paraissent
insuffisamment appliquées à leur objet, et si vous êtes prêts à pénétrer dans
le champ inexploré du Rêve, lisez
organe mensuel du Bureau de Recherches
Surréalistes, 15, rue de Grenelle, Paris, qui vous renseignera sur la genèse du
Surréalisme et vous permettra de suivre (sic) et de collaborer à son
développement.
Le premier numéro paraîtra le 1er Décembre.
Directeurs : Pierre NAVILLE et Benjamin PERET 15, Rue de Grenelle
PARIS (7e)
Le surréalisme ne se présente pas comme l'exposition d'une
doctrine. Certaines idées qui lui servent actuellement de point d'appui ne
permettent en rien de préjuger de son développement ultérieur. Ce premier
numéro de
Nous sommes à la veille d'une
REVOLUTION
SURREALISME
Vous pouvez y prendre part.
Le BUREAU CENTRAL DE RECHERCHES SURREALISTES 15, Rue de Grenelle,
PARIS-7e
est ouvert tous les jours
[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924]
Le procès de la connaissance n'étant plus à faire, l'intelligence
n'entrant plus en ligne de compte, le rêve seul laisse à l'homme tous ses
droits à
Chaque matin, dans toutes les familles, les hommes, les femmes et
les enfants, S'ILS N'ONT RIEN DE MIEUX A FAIRE, se racontent leurs rêves. Nous
sommes tous à la merci du rêve et nous nous devons de subir son pouvoir à
l'état de veille. C'est un tyran terrible habillé de miroirs et d'éclairs.
Qu'est-ce que le papier et la plume, qu'est-ce qu'écrire, qu'est-ce que la
poésie devant ce géant qui tient les muscles des nuages dans ses muscles ? Vous
êtes là bégayant devant le serpent, ignorant les feuilles mortes et les pièges
de verre, vous craignez pour votre fortune, pour votre coeur et vos plaisirs et
vous cherchez dans l'ombre de vos rêves tous les signes mathématiques qui vous
rendront la mort plus naturelle. D'autres, et ce sont les prophètes, dirigent
aveuglément les forces de la nuit vers l'avenir, l'aurore parle par leur
bouche, et le monde ravi s'épouvante ou se félicite. Le surréalisme ouvre les
portes du rêve à tous ceux pour qui la nuit est avare. Le surréalisme est le
carrefour des enchantements du sommeil, de l'alcool, du tabac, de l'éther, de
l'opium, de la cocaïne, de la morphine ; mais il est aussi le briseur de
chaînes, nous ne dormons pas, nous ne buvons pas, nous ne fumons pas, nous ne
prisons pas, nous ne nous piquons pas et nous rêvons, et la rapidité des
aiguilles des lampes introduit dans nos cerveaux la merveilleuse éponge
défleurie de l'or. Ah ! si les os étaient gonflés
comme des dirigeables, nous visiterions les ténèbres de
***
Toute découverte changeant la nature, la destination d'un objet ou
d'un phénomène constitue un fait surréaliste. Entre Napoléon et le buste des
phrénologues qui le représente, il y a toutes les batailles de l'Empire. Loin
de nous l'idée d'exploiter ces images et de les modifier dans un sens qui
pourrait faire croire à un progrès. Que de la distillation d'un liquide
apparaisse l'alcool, le lait ou le gaz d'éclairage, autant d'images
satisfaisantes et d'inventions sans valeur. Nulle transformation n'a lieu mais
pourtant, encre invisible, celui qui écrit sera compté parmi les absents.
Solitude de l'amour, l'homme couché sur toi commet un crime perpétuel et fatal.
Solitude d'écrire l'on ne te connaîtra plus en vain, tes victimes happées par
un engrenage d'étoiles violentes, ressuscitent en elles-mêmes.
Nous constatons l'exaltation surréaliste des mystiques, des inventeurs
et des prophètes et nous passons.
On trouvera d'ailleurs dans cette revue des chroniques de
l'invention, de la mode, de la vie, des beaux-arts et de
Déjà les automates se multiplient et rêvent. Dans les cafés, ils
demandent vite de quoi écrire, les veines du marbre sont les graphiques de leur
évasion et leurs voitures vont seules au Bois.
La Révolution...
J.-A. Boiffard, P. Eluard, R. Vitrac
[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924.]
____________________
(*) Berkeley.
____________________
<Fig>
[La Révolution surréaliste n° 1, 1er décembre 1924.]
I.
Le Surréalisme
est à la portée
de tous les inconscients
II.
APRES DES TENTATIVES REITEREES POUR SAISIR L'IDÉE DE TRIANGLE,
J'AI CONSTATE QU'ELLE ÉTAIT TOUT À FAIT INCOMPRÉHENSIBLE. BERKELEY.
III.
Le parapluie du chocolat est dédoré.
Trempez-le dans la porte et nattez.
IV.
Le SURRÉALISME est-il
le communisme du génie ?
V.
LE SURRÉALISME
c'est l'écriture niée
VI.
PARENTS !
racontez vos rêves à vos enfants
VII.
Le presbytère n'a rien perdu
de son charme
ni le jardin de son éclat
VIII.
Ariane ma soeur ! de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ?
IX.
VOUS QUI NE VOYEZ PAS
pensez à ceux qui voient
X.
Ouvrez la bouche comme un four,
il en sortira des noisettes.
XI.
Si vous aimez
L'AMOUR
vous aimerez
le SURRÉALISME
XII.
On ne saurait rien attendre de trop grand de la force et du
pouvoir de l'esprit.
HEGEL.
XIII.
Vous qui avez du plomb dans la tête
fondez-le pour en faire de l'or surréaliste
XIV.
JOIE ÉNORME COMME
LES COUILLES
D'HERCULE !
XV.
Le Surréalisme
vous cherche
Vous cherchez
le surréalisme
[Décembre 1924]
IL N'Y A PAS DE CRIMES DE DROIT COMMUN
Les contraintes sociales ont fait leur temps. Rien, ni la
reconnaissance d'une faute accomplie, ni la contribution à la défense nationale
ne sauraient forcer l'homme à se passer de
La conscience une fois reprise de l'abus que constituent d'une
part l'existence de tels cachots, d'autre part l'avilissement,
l'amoindrissement qu'ils engendrent chez ceux qui y échappent comme chez ceux
qu'on y enferme, - et il y a, paraît-il, des insensés qui préfèrent au suicide
la cellule ou la chambrée, - cette conscience enfin reprise, aucune discussion
ne saurait être admise, aucune palinodie. Jamais l'opportunité d'en finir n'a
été aussi grande, qu'on ne nous parle pas de l'opportunité. Que MM. les
assassins commencent, si tu veux la paix prépare la guerre, de telles
propositions ne couvrent que la plus basse crainte ou les plus hypocrites
désirs. Ne redoutons pas d'avouer que nous attendons, que nous appelons
Le Parlement vote une amnistie tronquée ; une classe au printemps
prochain partira ; en Angleterre toute une ville a été impuissante à sauver un
homme ; on a appris sans stupeur que pour la Noël en Amérique on avait suspendu
l'exécution de plusieurs condamnés parce qu'ils avaient une belle voix. Et
maintenant qu'ils ont chanté, ils peuvent bien mourir, faire l'exercice. Dans
les guérites, sur les fauteuils électriques, des agonisants attendent, les
laisserez-vous passer par les armes ?
OUVREZ LES
PRISONS
LICENCIEZ L'ARMEE
[La Révolution surréaliste n° 2, 15 janvier 1925.]
Eu égard à une fausse interprétation de notre tentative
stupidement répandue dans le public,
Nous tenons à déclarer ce qui suit à toute l'ânonnante critique
littéraire, dramatique, philosophique, exégétique et même théologique
contemporaine :
1° Nous n'avons rien à voir avec la littérature,
Mais nous sommes très capables, au besoin, de nous en servir comme
tout le monde.
2° Le SURREALISME n'est pas un moyen d'expression nouveau ou plus
facile, ni même une métaphysique de la poésie ;
Il est un moyen de libération totale de l'esprit
et de tout ce qui lui ressemble.
3° Nous sommes bien décidés à faire une Révolution.
4° Nous avons accolé le mot de SURREALISME au mot de REVOLUTION
uniquement pour montrer le caractère désintéressé, détaché, et même tout à fait
désespéré, de cette révolution.
5° Nous ne prétendons rien changer aux moeurs des hommes, mais
nous pensons bien leur démontrer la fragilité de leurs pensées, et sur quelles
assises mouvantes, sur quelles caves, ils ont fixé leurs tremblantes maisons.
6° Nous lançons à la Société cet avertissement solennel :
Qu'elle fasse attention à ses écarts, à chacun des faux-pas de son
esprit nous ne la raterons pas.
8. Nous sommes des spécialistes de la Révolte.
Il n'est pas de moyen d'action que nous ne soyons capables, au
besoin, d'employer.
9. Nous disons plus spécialement au monde occidental :
le SURREALISME existe
- Mais qu'est-ce donc que ce nouvel isme qui s'accroche maintenant
à nous ?
- Le SURREALISME n'est pas une forme poétique.
Il est un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même et est bien
décidé à broyer désespérément ses entraves,
et au besoin par des marteaux
matériels.
DU BUREAU DE RECHERCHES SURREALISTES 15, rue de Grenelle
Louis Aragon, Antonin Artaud, Jacques Baron, Joë Bousquet, J.-A.
Boiffard, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard,
Max Ernst, T. Fraenkel,
Monsieur le Recteur,
Dans la citerne étroite que vous appelez « Pensée », les rayons
spirituels pourrissent comme de la paille.
Assez de jeux de langue, d'artifices de syntaxe, de jongleries de
formules, il y a à trouver maintenant
Mais la race des prophètes s'est éteinte. L'Europe se cristallise,
se momifie lentement sous les bandelettes de ses frontières, de ses usines, de
ses tribunaux, de ses universités. L'Esprit gelé craque entre les ais minéraux
qui se resserrent sur lui. La faute en est à vos systèmes moisis, à votre
logique de 2 et 2 font 4, la faute en est à vous, Recteurs, pris au filet des
syllogismes. Vous fabriquez des ingénieurs, des magistrats, des médecins à qui
échappent les vrais mystères du corps, les lois cosmiques de l'être, de faux
savants aveugles dans l'outreterre, des philosophes qui prétendent à
reconstruire l'Esprit. Le plus petit acte de création spontanée est un monde
plus complexe et plus révélateur qu'une quelconque métaphysique.
Laissez-nous donc, Messieurs, vous n'êtes que des usurpateurs. De
quel droit prétendez-vous canaliser l'intelligence, décerner des brevets
d'Esprit ?
Vous ne savez rien de l'Esprit, vous ignorez ses ramifications les
plus cachées et les plus essentielles, ces empreintes fossiles si proches des
sources de nous-mêmes, ces traces que nous parvenons parfois à relever sur les
gisements les plus obscurs de nos cerveaux.
Au nom même de votre logique, nous vous disons : La vie pue,
Messieurs. Regardez un instant vos faces, considérez vos produits. A travers le
crible de vos diplômes, passe une jeunesse efflanquée, perdue. Vous êtes la
plaie d'un monde, Messieurs, et c'est tant mieux pour ce monde, mais qu'il se
pense un peu moins à la tête de l'humanité.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
Le Confessionnal, ce n'est pas toi, ô Pape, c'est nous, mais,
comprendsnous et que la catholicité nous comprenne.
Au nom de la Patrie, au nom de la Famille, tu pousses à la vente
des âmes, à la libre trituration des corps.
Nous avons entre notre âme et nous assez de chemins à franchir,
assez de distances pour y interposer tes prêtres branlants et cet amoncellement
d'aventureuses doctrines dont se nourrissent les châtrés du libéralisme
mondial.
Ton Dieu catholique et chrétien qui, comme les autres dieux, a
pensé tout le mal :
1° Tu l'as mis dans ta poche.
2° Nous n'avons que faire de tes canons, index, péché,
confessionnal, prêtraille, nous pensons à une autre guerre, guerre à toi, Pape,
chien.
Ici l'esprit se confesse à l'esprit.
Du haut en bas de ta mascarade romaine ce qui triomphe c'est la
haine des vérités immédiates de l'âme, de ces flammes qui brûlent à même
l'esprit. Il n'y a Dieu, Bible ou Evangile, il n'y a pas de mots qui arrêtent
l'esprit.
Nous ne sommes pas au monde. O Pape confiné dans le monde, ni la
terre, ni Dieu ne parlent par toi.
Le monde, c'est l'abîme de l'âme, Pape déjeté, Pape extérieur à
l'âme, laisse-nous nager dans nos corps, laisse nos âmes dans nos âmes, nous
n'avons pas besoin de ton couteau de clartés.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
Nous sommes tes très fidèles serviteurs, ô Grand Lama, donne-nous,
adresse-nous tes lumières, dans un langage que nos esprits contaminés
d'Européens puissent comprendre, et au besoin, change-nous notre Esprit,
fais-nous un esprit tout tourné vers ces cimes parfaites où l'Esprit de l'Homme
ne souffre plus.
Fais-nous un Esprit sans habitudes, un esprit gelé véritablement
dans l'Esprit, ou un Esprit avec des habitudes plus pures, les tiennes, si
elles sont bonnes pour la liberté.
Nous sommes environnés de papes rugueux, de littérateurs, de
critiques, de chiens, notre Esprit est parmi les chiens, qui pensent
immédiatement avec la terre, qui pensent indécrottablement dans le présent.
Enseigne-nous, Lama, la lévitation matérielle des corps et comment
nous pourrions n'être plus tenus par la terre.
Car, tu sais bien à quelle libération transparente des âmes, à
quelle liberté de l'Esprit dans l'Esprit, ô Pape acceptable, ô Pape en l'Esprit
véritable, nous faisons allusion.
C'est avec l'oeil du dedans que je te regarde, ô Pape, au sommet
du dedans. C'est du dedans que je te ressemble, moi, poussée, idée, lèvre,
lévitation, rêve, cri, renonciation à l'idée, suspendu entre toutes les formes,
et n'espérant plus que le vent.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
Vous qui n'êtes pas dans la chair, et qui savez à quel point de sa
trajectoire charnelle, de son va-et-vient insensé, l'âme trouve le verbe
absolu, la parole nouvelle, la terre intérieure, vous qui savez comment on se
retourne dans sa pensée, et comment l'esprit peut se sauver de lui-même, vous
qui êtes intérieurs à vous-mêmes, vous dont l'esprit n'est plus sur le plan de
la chair, il y a ici des mains pour qui prendre n'est pas tout, des cervelles
qui voient plus loin qu'une forêt de toits, une floraison de façades, un peuple
de roues, une activité de feu et de marbres. Avance ce peuple de fer, avancent
les mots écrits avec la vitesse de la lumière, avancent l'un vers l'autre les
sexes avec la force des boulets, qu'est-ce qui sera changé dans les routes de
l'âme ? Dans les spasmes du coeur, dans l'insatisfaction de l'esprit.
C'est pourquoi jetez à l'eau tous ces Blancs qui arrivent avec
leurs têtes petites, et leurs esprits si bien conduits. Il faut ici que ces
chiens nous entendent, nous ne parlons pas du vieux mal humain. C'est d'autres
besoins que notre esprit souffre que ceux inhérents à
L'Europe logique écrase l'esprit sans fin entre les marteaux de
deux termes, elle ouvre et referme l'esprit. Mais maintenant l'étranglement est
à son comble, il y a trop longtemps que nous pâtissons sous le harnais.
L'esprit est plus grand que l'esprit, les métamorphoses de la vie sont
multiples. Comme vous, nous repoussons le progrès : venez jeter bas nos
maisons.
Que nos scribes continuent encore pour quelque temps à écrire, nos
journalistes de papoter, nos critiques d'ânonner, nos juifs de se couler dans
leurs moules à rapines, nos politiques de pérorer, et nos assassins judiciaires
de couver en paix leurs forfaits. Nous savons, nous, ce que c'est que
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
Messieurs,
Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l'esprit.
Cette juridiction souveraine, redoutable, c'est avec votre entendement que vous
l'exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants,
des gouvernants pare la psychiatrie d'on ne sait quelles lumières surnaturelles.
Le procès de votre profession est jugé d'avance. Nous n'entendons pas discuter
ici la valeur de votre science, ni l'existence douteuse des maladies mentales.
Mais pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la
matière et de l'esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont
encore les seules utilisables, combien de tentatives nobles pour approcher le
monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous, par
exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie
sont autre chose qu'une salade de mots ?
Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tâche
pour laquelle il n'y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le
droit attribué à des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l'incarcération
perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l'esprit.
Et quelle incarcération ! On sait, - on ne sait pas assez - que
les asiles, loin d'être des asiles, sont d'effroyables geôles, où les détenus
fournissent une main-d'oeuvre gratuite et commode, où les sévices sont la
règle, et cela est toléré par vous. L'asile d'aliénés, sous le couvert de la
science et de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne.
Nous ne soulèverons pas ici la question des internements
arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons
qu'un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous suivant la
définition officielle, sont, eux aussi, arbitrairement internés. Nous
n'admettons pas qu'on entrave le libre développement d'un délire, aussi
légitime, aussi logique que toute autre succession d'idées ou d'actes humains.
La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu'inacceptable
en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les
victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette
individualité qui est le propre de l'homme, nous réclamons qu'on libère ces
forçats de la sensibilité, puisqu'aussi bien il n'est pas au pouvoir des lois
d'enfermer tous les hommes qui pensent et agissent.
Sans insister sur le caractère parfaitement génial des
manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les
apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la
réalité, et de tous les actes qui en découlent.
Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l'heure de la
visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur
lesquels, reconnaissez-le, vous n'avez d'avantage que celui de la force.
[La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.]
<Fig>
André Masson : Pour Saint-Pol-Roux
Saint-Pol-Roux, né le 15 janvier 1861, à Saint Henri, près de
Marseille, qu'on nomma « le Magnifique », s'est retiré du monde il y a trente
ans. Fixé depuis cette époque à Camaret (Finistère), il quitte aujourd'hui sa
retraite, et à son arrivée, le 8 mai 1925, il sera reçu à la gare par les
surréalistes. Ceux-ci veulent marquer par là l'admiration qu'ils portent à ce
grand poète et protester ainsi contre l'oubli et l'indifférence où les
contemporains vieillis de celui qu'ils saluaient jadis comme leur maître ont
cru pouvoir, au profit des plus remuants d'entre eux, confiner l'auteur des
Reposoirs de
Tout ce qui est amer comme l'infini, tout ce qui se brise avec un
son pur, le mot Adieu qui n'admet pas que l'on poursuive, l'instant que file un
câble coupé au-dessus de l'abîme, à cette cassure du bonheur sur la tempête, au
manoir de Coecilian, à Camaret-du-bout-du-monde, un homme entre ses doigts
laisse couler le temps. Qu'était-ce que la vie, et ce charme pourtant qui porte
le plaisir dans tout l'air du visage, qu'était-ce le facile, et la douceur ? Il
s'est enfermé dans cette spirale : le Destin. Maintenant, détournez-vous et
contemplez le monde.
Toute l'agitation des hommes, ce qu'elle a de dérisoire et d'enfin
limité, ces retours, ces entreprises que c'est trop demander que d'y croire, le
manteau de brises, drapé sur le silence et les oiseaux marins de l'orgueil,
enfin là manifeste, et si je regarde l'homme dans son repaire d'ailes enfuies
et de reflets, je comprends, je comprends la bassesse, les pièges de lueurs où
je vis, l'illusion à laquelle, encore passif, je souscris, chaque jour, à
chaque souffle. Il est arrivé avec ses chimères, à l'extrême pointe des
réalités. O Magnifique, tu n'as pas
____________________
(1) Ce texte de présentation était accompagné d'une bibliographie
du poète. (N.D.E.)
____________________
marchandé ta vie, à quoi le passes-tu ce
temps pareil au sable ? On sait seulement qu'à la Noël, sur une barque de
jouets, il vient atterrir à la grève où les enfants des pêcheurs attendent ce
grand fantôme de frimas qui s'avance vers eux les mains pleines.
Dans cet hiver mental où, doucement, la sottise neigeuse
aujourd'hui nous confine, nous voyons revenir ainsi vers nous ce Cygne, ce
signe de toute pureté. De rien ne lui a servi toute cette fièvre que dans la
jeunesse, alors que les mots divins avaient sur eux le pouvoir de l'amour, les
hommes aujourd'hui en place (et combien payent-ils leurs femmes, leurs souliers
?) ont ressentie un soir :
Souris ! Par le chemin léger de ton haleine,
Un ange s'est blotti sous ta peau de baiser.
Retourne vers le peuple et dis-lui, Magdeleine,
Qu'une larme a suffi pour te diviniser !
Nul ne peut tirer parti de l'infini. Vous, braves gens, que vous
voici loin de compte : pourquoi s'évertuer à plaire, et pour charmer ? Ils sont
les serviteurs de leur cadavre. Aucun sacrifice, d'ailleurs, ne leur a été
demandé. Ils monnayent le ciel, ils trouvent des chopins dans les étoiles. Mais
éteignez enfin vos quinquets au gaz pauvre. L'Homme-Rayon vient d'apparaître
sur votre seuil. C'est le cas ou jamais d'apprendre ce
qu'est la lumière.
Et de quoi la lumière servirait-elle non plus à la lumière ? Vieux
soleil, que te font les longs cris de tes admirateurs ? J'aime à penser combien
l'estime, et l'enthousiasme, combien ma pensée est inopérante en ce monde. Il
semble incroyable qu'un homme ait fait s'élever dans le coeur d'un autre l'idée
d'une telle grandeur, et que Saint-Pol-Roux ne soit pas revêtu de tous les
insignes divins que j'imagine quand je rêve à cette destinée. Une anecdote
dérisoire donne la mesure de la pensée, et d'un pays : il n'a pas été du
pouvoir de Guillaume Apollinaire, qui la sollicitait vers 1910, d'obtenir pour
Saint-Pol-Roux la Légion d'honneur. Il n'est pas de notre pouvoir que ce
peuple, obsédé par mille tracasseries, passagères, taise enfin ses caquets et
ses jérémiades pour prosterner, comme il se doit, son front souillé devant les
pieds purs du voyageur. Que l'inefficacité du moins ne me retienne. L'illusion
me tient, et je lève vers vous, d'un geste qui fait rire, ô Poète qui foulez l'horizon, le fardeau expiatoire de l'or à la grande
couleur. Et voici nos plaisirs qui sont à vos pas des jonquilles. Voici notre
paresse, et la sueur du monde. Voici pour les suspendre votivement dans votre
mémoire les vaisseaux mystérieux de nos demeures. Enfin, daignez recevoir avec
douceur la dernière corbeille de nos fruits : voici ce que nous avons de plus
cher et de plus terriblement uni à nous-mêmes, nos femmes, la lueur et la
lâcheté de nos jours. Elles sont, vous savez, méchantes, un peu folles. Elles
ne répondent pas toujours à nos baisers. Elles rient. Mais pourtant, comme
elles sont, avec leurs yeux paniques, recevez-les de nous : c'est ce que nous
avons.
Louis Aragon
Atteint les bornes de la faiblesse, lorsque entre ma mémoire et
l'esprit je ne tiendrai plus qu'à un fil, au lieu d'entrer de plain-pied dans
la terre des légendes, malgré toutes mes tentatives d'évasion et d'effraction,
je mourrai ayant le sentiment d'une déchéance que je me crois incapable de
combattre désormais.
Que j'envie ceux que la pureté et la noblesse sollicitent à chaque
instant ! Prédestinés à quelle gloire d'outre-vie, ils sont le théâtre des
images éternelles. D'un geste ils ramènent sur leur tête les cercles les plus
éloignés du silence, d'un geste ils enchaînent les bruits à la terre comme le
son l'est dans l'airain.
Saint-Pol-Roux, parmi eux, en conciliant la liberté et l'exil,
vous avez retrouvé le sens salutaire de la solitude cependant que les hommes
demeuraient les captifs de leur indifférence. Car ce peuple préfère s'adonner à
je ne sais quelle médecine pratique, à quelles mécaniques, servir des maîtres
muselés et les esclaves du bien-être plutôt que d'ouvrir les yeux sur les
ténèbres fraîches.
La guerre reprend de plus belle entre le monde extérieur et la vie
intérieure.
Et l'enchanteur pourrit dans les cerveaux.
O Saint-Pol-Roux ! vous qui, vous étant tenu loin des travaux des
hommes, savez qu'ils doivent s'élever jusqu'à leur ombre et se nourrir du
fantôme des viandes et de l'apparence des fruits ; vous qui avez placé le paon
entre la colombe et le corbeau comme un arc-en-ciel entre le soleil et la
pluie, assurant ainsi à la contemplation et à l'immobilité des droits à une
activité surnaturelle ; vous qui avez réuni sous le masque de la même impassibilité
le rire et les larmes et qui m'avez confirmé la réalité d'une émotion unique et
continue, Saint-Pol-Roux, que votre venue à Paris réduise cette ville en un
désert et que votre présence me donne le goût calcaire d'une solitude sans
laquelle il ne peut être de liberté spirituelle, avec laquelle on découvre la
première de « ces vérités qui font connaître la mort, empêchent de la craindre
et la font presque aimer ».
Roger Vitrac
Solitaires ! Solitaires sur leur Caucase dérisoire, les Prométhées
inconnus attendent les vautours blancs dont le vol s'élargira, selon la
légende, haut dans un ciel sans couleur avant de se rétrécir concentriquement
au sommet du mont choisi pour leur supplice volontaire et les conjonctures de
l'attente meurtrissent leurs prunelles, et leur joie tumultueuse gonfle
douloureusement leur hanche palpitante.
S'il déserte aujourd'hui les horizons semés de voiles blanches ou
bien écartelés par le panache lourd des paquebots pour revenir, voyageur las
des voyages, non poursuivis parce qu'inutiles eu égard à la toute puissance de
l'imagination, dans la capitale lasse au milieu des usines sinistres et des
gazogènes pleins de feux follets, que du moins la lumière parfaite des rues
nocturnes lui fasse le tapis parfait destiné à ses rêves. Je m'interdis, parce
que volontairement proche des abîmes escarpés de la désolation, de juger
ceux-là, aventuriers, ambitieux du rêve, désespérés qui se confrontèrent avec
leur double évoqué dans la solitude réelle de la nature ou celle virtuelle de
la pensée.
Quels que soient leurs rêves, empires restitués à leur destin
sanglant, savanes explorées ou coeurs, coeurs fébriles d'amantes, mon rêve les
connaît. Et lui, Poète chevelu comme les vieux bateaux que les courants du
large trimbalent avec des colliers d'huîtres perlières et des crinières
d'algues précieuses, je le salue comme une figure déjà rencontrée.
Ceux-là qui lui doivent le respect, qu'ils se taisent. Hypocrites,
modestes patelins qui lui distilleriez le mets des «
cher maître », taisez-vous aussi, vos flatteries dissimuleraient mal
l'exorbitante prétention de votre vanité.
Mais nous, du moins, sciemment orgueilleux, de par les droits à
nous impartis par la poésie, en dépit des rires narquois et sceptiques,
simplement, recevons-le sur notre plan, comme il convient à des naufragés se
rencontrant après des semaines et des semaines de navigation solitaire sur le
sol magique d'une île déserte, la poésie,
Magnifiquement.
Et que, sur ce mot évocateur des splendeurs, que soit close à
jamais l'histoire des nouveaux continents.
D'autres que vous, ô futurs Christophe Colombs, d'autres avant
vous, dont Saint-Pol-Roux, les ont reconnus et défrichés.
Robert Desnos
Entre les pierres de la légende, les toisons précieuses des mythes
plus durables que les continents, un homme s'est dressé dont la voix se propose
à travers les couches superposées de nos cerveaux géologiques comme le filon
d'un métal rare et souterrain. Que s'engloutissent les faux prophètes avec leur
cortège de sacrifices menteurs, que s'enfuient éternellement à notre gauche les
oiseaux maléfiques, il restera toujours près de nos coeurs celui dont les
doigts habiles à capturer le pouvoir magique des mots ne se sont jamais pliés
qu'à la noble besogne de construire des édifices de charmes et d'incantations.
Plus haut que le domaine matériel où la Mort déplace son bagage
organique d'os ruginés et de carnations pierreuses, plus haut que le monde même
de notre pensée, sa voix se meut parmi les sphères sanglantes du désir, flèche
rapide dont la pointe roide déchire obliquement une atmosphère toujours de plus
en plus noire et de plus en plus haute.
Michel Leiris
Le soleil s'éloignait des mitres et des casques
poussé par la colère des forêts
entraînant avec son ombre
les visages noircis par la suie de
leurs rêves
Et tels des escaliers
leurs rêves simulaient leurs nuits et
leurs jours
absurdes comme une épingle au sommet du
Kilima N'diare
Seul sur la neige usée
un homme aux yeux de planète
levait ses bras chargés de lis
vers un ciel de marbre
d'où pleuvaient des yeux
si beaux que les revolvers
crépitaient
Un vrai ciel de mariage
où la mariée nue comme la mer
attendait que l'homme jetât ses lis
pour remplacer l'écho
qui tremblait au son de sa voix
Benjamin Péret
Il m'arrive parfois de me demander où vont les parcelles subtiles
du chloroforme quand, après avoir visité les rêves des humains, elles se
retrouvent en liberté dans une contrée du monde qui échappe aux recherches
chimiques mais qui n'est déjà plus le vaste empire où s'étend la puissance du
sommeil et de
Max Morise
Les choses sont au poète ce que les notes de musique sont au
musicien.
Les Reposoirs de la Procession.
Le temps qui chasse les corps disperse mal les âmes. Il en est de
fort lointaines qui participent si étroitement de ma vie que je me situe plus
volontiers par rapport à elles que je ne me vois au milieu de mes
contemporains. C'est ainsi que je m'entends avec Baudelaire et qu'à la réalité
absolue de Lautréamont, dont j'ignore le visage, ne manque pas même en moi ce
grain de présence ailée. Que d'autres s'adonnent au petit jeu des dates ou à
toute autre récréation stupide. Tout ce que j'aime est jeune et ne saurait
vieillir. Tout ce que j'aime vit. Tout ce que j'aime est là.
C'est plutôt défiance de mes gestes et sens cruel du malaise qui
peut peser sur une reconnaissance trop inattendue et trop brusque, si parfois
j'imagine l'entrée dans cette pièce où j'écris d'un de ces grands « disparus »,
retour je ne sais d'où, et qui dirait son nom : Germain Nouveau, par exemple.
Ou Saint-Pol-Roux. M'appartiendrait-il de me montrer à la hauteur
de ce qui m'arriverait ? Serais-je assez bien inspiré tout d'abord pour baiser
sans mot dire ces mains de lumière ?
Mais Saint-Pol-Roux serait à Paris dans quelques jours... Le grand
solitaire revenant à ce monde d'étroitesse, d'ingratitude et de discorde ! Il
parlera, dit-on, aux étudiants, peu capables d'apprécier l'honneur qu'il leur
fait. Ceux d'entre eux qui ont entendu nommer Saint-Pol-Roux le Magnifique
sauront-ils entourer d'assez de rayons la plus belle chevelure blanche ? Il
parlera, et ce sera la voix d'un homme qui peut tout dire, et ce sera la voix
de la sagesse, mais de la vraie sagesse, celle qui n'a nullement le ton
didactique et qui n'est pas incompatible, à la longue, avec le génie.
***
La crise que subit aujourd'hui l'esprit poétique, crise
essentiellement morale, on oublie trop que Saint-Pol-Roux en a été l'un des
principaux annonciateurs. De par son incessante clairvoyance et l'extrême
pureté de son attitude, il demeure, de tous ceux de sa génération, le plus
hautement, ou, pour mieux dire, le seul qualifié pour intervenir dans le débat
qui nous passionne : ordre ou aventure, raison ou divination, Occident ou
Orient, esclavage ou liberté, nonrêve ou rêve. Lui seul n'a jamais été pris en
flagrant délit de concession personnelle, il ne peut à aucuns yeux être entaché
d'erreur.
« Le monde des choses, hormis telles concessions générales de
primitivité, me semble l'enseigne inadéquate du monde des idées ; l'homme me
paraît n'habiter qu'une féerie d'indices vagues, de légers prétextes, de
provocations timides, d'affinités lointaines, d'énigmes. (1) »
Cette seule réserve suffirait à jeter le grand jour sur l'oeuvre
la moins sceptique qui soit. « En pleine humanité, mais au seuil du mystère » :
c'est ainsi qu'il l'a voulue. Effleuré un moment de cet esprit négateur auquel
on a tant sacrifié ces dernières années (« L'oeuvre, même excellente, n'est que
le souvenir imparfait d'un instant parfait. Se confiner dans la jouissante
contemplation, ne point réaliser, serait la meilleure conduite et la plus sûre
manière » : M. Teste, un peu plus tard, ne dira pas mieux), il tire d'une
méditation plus profonde sur sa condition humaine la seule raison qui vaille,
peut-être, de passer outre. « L'émotion, ce sillon du vrai » le guide désormais
à travers
____________________
(1) Liminaire aux Reposoirs de la Procession.
____________________
toute émotion lui est bonne puisque
aussi bien le choix de cette émotion ne dépend pas de lui. Non content
d'affirmer à nouveau le droit de se contredire, il semble qu'il tienne pour
rien cette contradiction et, d'une conscience quasi divine de son rôle, qu'il
dégage une certitude capitale, à savoir que rien ne peut le mettre en conflit
avec lui-même. « Toutes les opinions éparses m'habitent tour à tour. » N'est-ce
pas cette gratuité, à laquelle il est si difficile de parvenir, qui nous livre
le plus sûrement la beauté ? Depuis un demi-siècle, sans contredit, toute
l'évolution poétique en fait foi.
***
Il apparaît de plus en plus que l'élément générateur par
excellence de ce monde qu'à la place de l'ancien nous entendons faire nôtre,
n'est autre chose que ce que les poètes appellent l'image. La vanité des idées
ne saurait échapper à l'examen, même rapide. Les modes d'expression littéraires
les mieux choisis, toujours plus ou moins conventionnels, imposent à l'esprit
une discipline à laquelle je suis convaincu qu'il se prête mal. Seule l'image,
en ce qu'elle a d'imprévu et de soudain, me donne la mesure de la libération
possible et cette libération est si complète qu'elle m'effraye. C'est par la
force des images que, par la suite des temps, pourraient bien s'accomplir les
vraies révolutions. En certaines images il y a déjà l'amorce d'un tremblement
de terre. C'est là un singulier pouvoir que détient l'homme et qu'il peut s'il
le veut, sur une échelle de plus en plus grande, faire subir.
La vertu et la volonté de toute-puissance des images, il pourrait
bien s'agir là d'un phénomène nouveau, caractéristique. Il y a quelque témérité
à le prétendre et si j'ajoute que pour l'avoir pressenti, le rôle futur de
Saint-Pol-Roux me paraît grand entre les grands - Saint-Pol-Roux, le maître de
l'image - chacun se retirera en paix. Mais moi qui sais de quel
désintéressement prodigieux ceci est la somme (l'image ne trompe pas),
j'affirme que là même où vous dites n'être sensible qu'à l'ingéniosité, que là
où vous vous avouez vaincu par la grâce, vous ne voyez que du feu.
Sur la Danse : « Mais encore, au hasard, diversement, voici la
courbe basse des travailleurs du sol ambitieuse de se détendre vers l'azur, les
plateaux des hanches du marin débarqué balançant des îles inconnues ; les
gestes du citadin à la campagne et du campagnard à la cité ; les grimaces
pleurées des héritages ; l'effet de brouillard d'une désillusion ; le goût de
citron d'une trahison ; le regard affamé qui, longeant un palais, y laisse son
écharde ; sur les joues la poignée de verre de la bise ; la décharge algide
d'un velours touché ; le bêlement des membres du condamné devant la guillotine
; la musique tricotée des éphémères ; le rapetissement de la maison natale
diminuée en raison du carré des absences ; la différence notable entre les
identiques chiffres d'une somme qui vous est due et d'une somme que l'on doit,
ces deux sommes étant pareilles ; voilà... la venue biaisée du renard qu'un
aboi fait s'enfuir en cambrioleur qui dans ses yeux cache deux louis ; le
rythme extensible de la couleuvre, la fuite régimentaire de la scolopendre ;
les miaulements d'amour qui mettent des étoiles sur le toit ; voilà le fagot
d'angles du cerf,... le sablier retourné des sautes du vent,... les révolutions
du cône multoblique du tourbillon qui se creuse afin d'aller pirouetter en
bonnet de clown sur la pointe de quelque roc profond, les spires du volcan
s'achevant en fumées de hauts fourneaux ou matériaux d'entreprise de
démolition, l'agonie d'un poisson sur le sable, le flux et le reflux brisés de
ces amants soudés sur le ressac de leurs caresses, et la changeance infiniment
multiple des flots. »
Ce vertige, pour moi, n'est comparable qu'à celui de l'amour. Un
tel souffle est de ceux qui emportent
André Breton
Par l'honneur qu'il fait aux choses en les nommant, et la couleur
de sa parole et la forme de ses mots, et le jour et la nuit autour de ses
images, et l'univers multiplié dans ses poèmes, Saint-Pol-Roux nous montre la
réalité de l'irréel.
Sur les miroirs mystérieux de sa poésie, vivent et muent tous les
ciels, tous les vents, tous les orages du merveilleux. Nul plus que lui n'a
subi avec autant d'allégresse et de force cette profusion d'images variables,
d'idées éblouissantes, de miracles perpétuels. L'âme façonnée à toutes les
transformations et les plus inattendues de la vie, voici un homme, qui n'a pas
craint de se mêler au peuple insensé de son esprit, de se livrer entièrement au
monde parfait de ses rêves. Connaissant son pouvoir, il songe à tout ce qui lui
est possible, à l'univers infini qu'il possède et qu'il tient prisonnier dans
sa tête radieuse :
Espace pour l'oiseau, glèbe pour les moissons,
De mon front chaque chose est toujours à descendre,
Les océans prochains ne sont que des frissons,
Les soleils imminents des tisons sous la cendre.
Il s'est appelé le Magnifique, ce poète pétri d'amour et de
clartés, de tendresse et de flammes, mais nous, quand nous le lisons, tout
tremblants, enchantés et les yeux pleins de larmes devant cette Beauté si
nouvelle et candide, cette Beauté qui sourit irrésistiblement à l'homme et aux
quatre éléments, un nom nous vient aux lèvres, qui nous fait ses enfants :
Saint-Pol-Roux le Divin.
Paul Eluard
Nous qui sommes les derniers trompés d'un siècle faux et pervers,
nous à qui l'on enseigna toute la triste rigidité de l'existence, nous qui nous
débattons, dans ce monde, avec cette froide rage des Hommes Libres, nous voilà
enfin devant l'homme libre, le véritable et le magnifique prince de l'Esprit
pur.
Inclinons-nous, mes amis, inclinons-nous devant cette figure qui
nous apparaît réellement parfaite ; il ne faut plus, aujourd'hui, parler de
règles ni de syntaxe, voilà que s'élève dans le ciel une ombre qui nous couvre
de sa majesté.
Il est des temples où il est bon de s'arrêter souvent lorsqu'on a
la face déchirée, lorsqu'on pleure. Je plains ceux qui ne savent pas y trouver
de fraîcheur. Je plains ceux qui plongent leur front dans une sueur impure. Je
plains ceux qui n'ont pas de dévotions !
Jacques Baron (1)
[Les Nouvelles littéraires, 9 mai 1925.]
____________________
(1) Les textes de Saint-Pol-Roux et le poème - en anglais - d'Evan
Shipman qui faisaient également partie de l'Hommage à Saint-Pol-Roux sont
renvoyés ici dans la partie « Description et Commentaires ». (N.D.E.)
____________________
« Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une
véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique.
Plus d'un s'étonne non que je sois bon catholique, mais écrivain,
diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais moi, je ne trouve en tout cela
rien d'étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter
du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j'ai fait gagner
à mon pays deux cents millions. »
« Il Secolo », interview de Paul Claudel reproduite par « Comoedia
», le 17 juin 1925.
Monsieur,
Notre activité n'a de pédérastique que la confusion qu'elle
introduit dans l'esprit de ceux qui n'y participent pas.
Peu nous importe
Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici
déjà long-temps que l'idée de Beauté s'est rassise. Il ne reste debout qu'une
idée morale, à savoir par exemple qu'on ne peut être à la fois ambassadeur de
France et poète.
Nous
saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui
est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et
tout ce qui, d'une façon ou d'une autre, peut nuire à la sûreté de l'Etat
beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de
lard » pour le compte d'une nation de porcs et de chiens.
C'est une singulière méconnaissance des facultés propres et des
possibilités de l'esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des
goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. Le
salut pour nous n'est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a
désespéré de son salut et dont l'oeuvre et la vie sont de purs témoignages de
perdition.
Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à
vos bondieuseries infâmes. Qu'elles vous profitent de toutes manières ;
engraissez encore, crevez sous l'admiration et le respect de vos concitoyens.
Ecrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une
fois pour toutes de cuistre et de canaille.
Paris, le 1er juillet 1925.
OUI OU NON, CONDAMNEZ-VOUS LA GUERRE ?
Les tragiques événements du Maroc mettent en demeure les
écrivains, les « travailleurs intellectuels », tous ceux qui par quelque point
ou à quelque degré exercent une influence sur l'opinion et jouent par là un
rôle public, de juger ce qui se passe en ce moment en Afrique ; de dire si oui
ou non ils sont d'accord avec des iniquités politiques dont la trame est trop
visible ; si oui ou non il leur suffit d'émettre contre la sanglante réalité,
quelques béats regrets humanitaires. Les faits sont là.
Contre la guerre du Maroc, cette nouvelle grande guerre qui se
déploie et s'allonge sept ans après le massacre de dix-sept cent mille français
et de dix millions d'hommes dans le monde, nous sommes quelques-uns qui élevons
hautement notre protestation.
Nous avons trop médité l'expérience de l'histoire et surtout
l'histoire des guerres coloniales, pour ne pas dénoncer l'origine impérialiste,
ainsi que les conséquences internationales probables de cette guerre.
Nous nous déclarons résolument opposés aux pratiques d'une
diplomatie secrète qui semblent rencontrer un renouveau de faveur après avoir
été solennellement répudiées et qui risquent de nous lier demain dans la
poursuite d'une aventure ruineuse, stérile et toute pleine de nouveaux conflits
éventuels.
Nous estimons qu'il n'y a plus à se réfugier dans les sophismes
par lesquels ceux qui capitulent devant les pouvoirs consacrés, s'acquittent
trop facilement avec leur conscience : « Ce n'est plus le moment d'intervenir
puisque l'action militaire est engagée... L'honneur de la France, etc. »
En effet, nous avons été mis en présence du fait accompli, mais ce
n'est pas une raison pour accepter la grossière intimidation de ce procédé
usuel des gouvernements. En effet, l'honneur de la France est engagé, mais
d'une façon beaucoup plus large et profonde que vous ne voulez le croire, et
dans un autre sens que celui que vous voulez croire.
Emus et révoltés par les atrocités commises de part et d'autre sur
le front de l'Ouergha, nous constatons qu'elles sont inhérentes à toutes les
guerres, et que c'est la guerre qu'il faut déshonorer.
Nous protestons contre le nouveau régime de censure établi depuis
le commencement des hostilités dans l'intention de cacher des vérités que le
pays a besoin de connaître.
Nous proclamons une fois de plus le droit des peuples, de tous les
peuples, à quelque race qu'ils appartiennent, à disposer d'eux-mêmes.
Nous mettons ces clairs principes au-dessus des traités de
spoliation imposés par la violence aux peuples faibles, et nous considérons que
le fait que ces traités ont été promulgués il y a longtemps ne leur ôte rien de
leur iniquité. Il ne peut pas y avoir de droit acquis contre la volonté des
opprimés. On ne saurait invoquer aucune nécessité qui prime celle de la
justice.
Nous faisons appel par-dessus les disputes passionnées des partis
politiques :
A la volonté pacifique d'une opinion que toute une presse opulente
s'emploie beaucoup plus à trahir qu'à éclairer.
Au gouvernement de la République pour qu'il arrête immédiatement
l'effusion de sang au Maroc par la négociation des clauses d'un juste
armistice.
A la Société des Nations pour qu'elle justifie son existence par
une intervention urgente en faveur de la paix.
Henri Barbusse
Rédaction de Clarté : Georges Altman, Georges Aucouturier, Léon
Bazalgette, Jean Bernier, Edouard Berth, J.-R. Bloch,
Groupe surréaliste :
Groupe Philosophies : Norbert Gutermann, Henri Lefebvre, Pierre
Morhange, Georges Politzer.
Georges Adrian, René Arcos, Autant, Marcel Batillat, Charles
Bellan, Camille Belliard, Prof. Cazamian, Michel Corday, Champeaux,
Géo-Charles, Georges Chennevière, Albert Crémieux, René Davenay, Donce-Brisy,
Desanges,
[Clarté, n° 76, 15 juillet 1925.] (1)
____________________
(1) Cette déclaration avait été précédemment publiée dans
L'Humanité du 2 juillet 1925 avec presque les mêmes signatures surréalistes,
exception faite
____________________
Nous nous soucions assez peu de répondre aux injures de
[Les Nouvelles littéraires, 18 juillet 1925.]
Le monde est un entrecroisement de conflits qui, aux yeux de tout
homme un peu averti, dépassent le cadre d'un simple débat politique ou social.
Notre époque manque singulièrement de voyants. Mais il est impossible à qui
n'est pas dépourvu de toute perspicacité de n'être pas tenté de supputer les
conséquences humaines d'un état de choses absolument bouleversant.
Plus loin que le réveil de l'amour-propre de peuples longtemps
asservis et qui sembleraient ne pas désirer autre chose que de reconquérir leur
indépendance, ou que le conflit inapaisable des revendications ouvrières et
sociales au sein des états qui tiennent encore en Europe, nous croyons à la
fatalité d'une délivrance totale. Sous les coups de plus en plus durs qui lui
sont assenés, il faudra bien que l'homme finisse par changer ses rapports.
Bien conscients de la nature des forces qui troublent actuellement
le monde, nous voulons, avant même de nous compter et de nous mettre à
l'oeuvre, proclamer notre détachement absolu, et en quelque sorte notre
purification, des idées qui sont à la base de la civilisation européenne encore
toute proche et même de toute civilisation basée sur les insupportables
principes de nécessité et de devoir.
Plus encore que le patriotisme qui est une hystérie comme une autre,
mais plus creuse et plus mortelle qu'une autre, ce qui nous répugne c'est
l'idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins
philosophique dans lequel on essaie de faire entrer notre esprit (1).
Nous sommes certainement des Barbares puisqu'une certaine forme de
civilisation nous écoeure.
Partout où règne la civilisation occidentale toutes attaches
humaines ont cessé à l'exception de celles qui avaient pour raison d'être
l'intérêt, « le dur paiement au comptant ». Depuis plus d'un siècle la dignité
humaine est ravalée au rang de valeur d'échange. Il est déjà injuste, il est
monstrueux que qui ne possède pas soit asservi par qui possède, mais lorsque
cette oppression dépasse le cadre d'un simple salaire à payer, et prend par
exemple la forme de l'esclavage que la haute finance internationale fait peser
sur les peuples, c'est une iniquité qu'aucun massacre ne parviendra à expier.
Nous n'acceptons pas les lois de l'Economie ou de l'Echange, nous n'acceptons
pas l'esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous
déclarons en insurrection contre l'Histoire. L'Histoire est régie par des lois
que la lâcheté des individus conditionne et nous ne sommes certes pas des
humanitaires, à quelque degré que ce soit.
C'est notre rejet de toute loi consentie, notre espoir en des
forces neuves, souterraines et capables de bousculer l'Histoire, de rompre
l'enchaînement dérisoire des faits, qui nous fait tourner les yeux vers l'Asie
(2). Car, en définitive, nous avons besoin de la Liberté, mais d'une Liberté
calquée sur nos nécessités spirituelles les plus profondes, sur les exigences
les plus strictes et les plus humaines de nos chairs (en vérité ce sont
toujours les autres qui auront peur). L'époque moderne a fait son temps. La
stéréotypie des gestes, des actes, des mensonges de l'Europe a accompli le
cycle du dégoût (3). C'est au tour des Mongols de camper sur nos places. La
violence à quoi nous nous engageons ici, il ne faut craindre à aucun moment
qu'elle nous prenne au dépourvu, qu'elle nous dépasse. Pourtant, à notre gré,
cela n'est pas suffisant encore, quoi qu'il puisse arriver. Il importe de ne
voir dans notre démarche que la confiance absolue que nous faisons à tel
sentiment qui nous est commun, et proprement au sentiment de la révolte, sur
quoi se fondent les seules choses valables.
Plaçant au-devant de toutes différences notre amour de la
Révolution et notre décision d'efficace (sic), dans le domaine encore tout
restreint qui est pour l'instant le nôtre, nous : CLARTE, CORRESPONDANCE,
PHILOSOPHIES,
1° Le magnifique exemple d'un désarmement immédiat, intégral et
sans contrepartie qui a été donné au monde en 1917 par LENINE à Brest-Litovsk,
désarmement dont la valeur révolutionnaire est infinie, nous ne croyons pas
votre France capable de le suivre jamais.
2° En tant que, pour la plupart, mobilisables et destinés
officiellement à revêtir l'abjecte capote bleu-horizon, nous repoussons
énergiquement et de toutes manières pour l'avenir l'idée d'un assujettissement
de cet ordre, étant donné que pour nous la France n'existe pas.
3° Il va sans dire que, dans ces conditions, nous approuvons
pleinement et contresignons le manifeste lancé par le comité d'action contre la
guerre du Maroc, et cela d'autant plus que ses auteurs sont sous le coup de
poursuites judiciaires.
____________________
(1) Ceux mêmes qui reprochaient aux socialistes allemands de
n'avoir pas « fraternisé » en 1914 s'indignent si quelqu'un engage ici les
soldats à lâcher pie
(2) Faisons justice de cette image. L'Orient est partout. Il
représente le conflit de la métaphysique et de ses ennemis, lesquels sont les
ennemis de la liberté et de
(3) Spinoza, Kant, Blake, Hegel, Schelling, Proudhon, Marx,
Stirner, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche : cette seule énumération
est le commencement de votre désastre.
____________________
4° Prêtres, médecins, professeurs, littérateurs, poètes,
philosophes, journalistes, juges, avocats, policiers, académiciens de toutes
sortes, vous tous, signataires de ce papier imbécile : « Les intellectuels aux
côtés de la Patrie », nous vous dénoncerons et vous confondrons en toute
occasion. Chiens dressés à bien profiter de la Patrie, la seule pensée de cet
os à ronger vous anime.
5° Nous sommes la révolte de l'esprit ; nous considérons la
Révolution sanglante comme la vengeance inéluctable de l'esprit humilié par vos
oeuvres. Nous ne sommes pas des utopistes : cette Révolution nous ne la
concevons que sous sa forme sociale. S'il existe quelque part des hommes qui
aient vu se dresser contre eux une coalition telle qu'il n'y ait personne qui
ne les réprouve (traîtres à tout ce qui n'est pas la Liberté, insoumis de
toutes sortes, prisonniers de droit commun), qu'ils n'oublient pas que l'idée
de Révolution est la sauvegarde la meilleure et la plus efficace de l'individu.
Georges Altman, Georges Aucouturier, Jean Bernier, Victor Crastre,
Camille Fégy, Marcel Fourrier, Paul Guitard, Jean Montrevel.
Camille Goemans, Paul Nougé.
André Barsalou, Gabriel Beauroy, Emile Benveniste, Norbert
Gutermann, Henri Jourdan, Henri Lefebvre, Pierre Morhange, Maurice Muller,
Georges Politzer, Paul Zimmermann.
Hermann Closson.
Henri Jeanson.
Pierre de Massot.
Raymond Queneau.
Georges Ribemont-Dessaignes.
[Août 1925 ; L'Humanité, 21 septembre 1925.]
La lecture des journaux nous oblige tous les jours à constater que
la Pologne n'a pas su jusqu'ici mettre en action les principes démocratiques
dont elle s'était réclamée et au nom desquels elle s'était reconstituée. La
constitution n'est pas appliquée. Sans parler des libertés ouvrières, les
libertés établies par la déclaration des droits de l'homme et du citoyen
n'existent pas en Pologne. Les droits d'écrire, de parler, de se réunir pour
défendre ses opinions sont devenus le privilège des partis qui soutiennent le
gouvernement. Personne n'est sûr de ne pas être jeté en prison du jour au
lendemain pour le simple fait d'être dans l'opposition.
Bien plus, le gouvernement polonais a érigé
en système la provocation et les agents provocateurs répandus jusque dans les
plus petites bourgades sont parmi ses fonctionnaires attitrés. Nous pouvons
évoquer à ce sujet un témoignage des plus probants. On se rappelle qu'au mois
de mai dernier, M. [Huqutt ?] donna sa démission de vice-président du Conseil.
Dans la lettre qu'il écrivit à ce sujet à M. Grabsky, président du Conseil, il
spécifia qu'une des raisons motivant son geste était le dégoût que lui
inspirait le rôle [tenu] dans la politique intérieure de la Pologne par les
agents provocateurs devenus partie intégrante du régime policier en vigueur
aujourd'hui.
Mais voici que ces jours derniers, une série de procès
retentissants viennent mettre en lumière les faits que nous venons de
constater.
Le député communiste Landsusky, acquitté en mars dernier par la
cour d'assises de Przémysl, va avoir à répondre de trois discours tenus
plusieurs mois avant sa première arrestation et pour lesquels on n'a songé à
l'incriminer qu'au moment où il allait être déclaré libre. Depuis la fin de
décembre 1924, un député qui représente la volonté non seulement de millions
d'ouvriers mais aussi des minorités ethniques incorporées à la Pologne par le
traité de Versailles, est maintenu en prison et bâillonné. La fraction
communiste du Sejm qui [ne] compte plus que [4] Ukrainiens non encore rompus à
la vie politique est décapitée. Le procès de Landsusky a commencé le 4 de ce
mois et ce ne sont pas des jurés, cette fois, qui le jugeront, ce sont des
fonctionnaires : les juges des tribunaux des districts de Varsovie et de
[Lodz].
D'autre part, trois jeunes ouvriers, Hibner, Kniewsky et
Rutkowsky, décidés à mener la lutte contre le système de provocation dont ils
sont les victimes, sont menacés de mort pour s'être défendus contre les agents
de police qui voulaient les arrêter. Et être arrêté en Pologne, cela signifie,
on le sait, être mis en prison au régime de
Enfin une cinquième victime de la réaction, un jeune cordonnier,
âgé de vingt ans, Botwin, va passer en cour martiale. Il vient de tuer à
[Léopol] (1) un agent provocateur, Joseph Cechnowsky, qui avait causé la perte
de plusieurs centaines de ses camarades. Revendiquant l'entière responsabilité
de son acte, il a crié bien haut : « J'ai tué Cechnowsky, parce qu'il était un
agent provocateur. » Son sort est réglé à l'avance, il sera, si l'on n'intervient
pas, fusillé après un jugement des plus sommaires.
Devant des faits aussi troublants, nous ne pouvons qu'exprimer ici
notre douloureux étonnement et prier instamment le gouvernement de Pologne de
ne pas créer des précédents qui, s'ils étaient généralisés, conduiraient
bientôt à des [exécutions] quotidiennes.
Nous demandons : la libération de Landsusky ; le [désistement] de
la cour martiale en faveur de la cour d'assises dans la pro[cédure
à laquelle sont soumis Hibner, Rutkowsky,] Kniewsky et Botwin.
Nous protestons énergiquement contre l'usage de la torture et
contre l'application d'une juridiction exceptionnelle aux trois ouvriers qui se
sont trouvés lors de leur arrestation en état de légitime défense, et au jeune
cordonnier martyr de ses idées [et de] son sentiment de solidarité vis-à-vis de
ses camarades, qu'on cherche ainsi à identifier aux plus vulgaires des bandits.
[L'Humanité, 8 août 1925.]
____________________
(1) Aujourd'hui Lwow, en Ukraine (N.D.E.).
____________________
Nous apprenons que d'ici quelques jours doivent comparaître devant
la cour martiale de Kitchinev 386 paysans et paysannes accusés d'avoir
participé au soulèvement de la Bessarabie méridionale, au mois de septembre
dernier.
Le nombre seul des accusés eût suffi à attirer notre attention.
Mais les nouvelles qui nous parviennent de Roumanie ont transformé notre
curiosité en une véritable angoisse.
Est-il vrai que les 386 accusés ne sont que les boucs émissaires
d'une révolte dont les responsables sont ceux qui administrent aujourd'hui la
Bessarabie au nom de la Roumanie ?
Est-il vrai, ainsi que l'a établi à la tribune du Parlement
roumain le député M. Jacobesco, que 13 déjà d'entre les accusés ont été
exécutés avant le jugement ?
Est-il vrai que les accusés n'ont aucun contact avec leurs
défenseurs et qu'aucun journaliste, ni roumain, ni étranger, n'a le droit de
pénétrer sur le territoire bessarabien ?
Est-il vrai que les journalistes roumains ont dû recourir à leur
organisation : « L'Association de la Presse roumaine » pour protester contre
une pareille violation de leurs droits ?
Est-il vrai que le lieutenant Moraresco, accusé de plus de trente
meurtres politiques, a été mis en liberté, sans plus ?
Nous savons - car nous reproduisons ici les faits bruts, tels que
les a publiés la presse au mois d'octobre dernier - que la révolte partie de
Nicolaeva a été directement provoquée par les gendarmes de l'endroit, qui
fusillèrent en plein marché et en plein midi un paysan venu paisiblement vendre
ses produits et qui avait refusé de les leur livrer. Nous savons qu'à la suite
de l'indignation légitime provoquée par un pareil assassinat dans la masse des
paysans rassemblés sur la place du marché, le village de Nicolaeva et cinq
villages des environs furent cernés par l'artillerie et presque complètement
rasés, que dans la petite ville de Tatar-Benar, incendiée de plusieurs côtés,
78 maisons furent brûlées, 89 paysans fusillés dans la cour de l'église et 200
dans les rues.
Nous savons - car les communiqués de la presse l'ont
triomphalement annoncé - que la répression a fait deux mille victimes en
quelques jours en Roumanie et que toute la région, sur une étendue de soixante
kilomètres carrés, a été transformée en un désert.
Ne suffisait-il pas de toutes ces horreurs ? Faut-il encore
torturer 386 femmes, hommes et enfants ? Faut-il que ces prisonniers politiques
innocents soient traités comme de vulgaires criminels et livrés à une justice
militaire dont les sentences ne peuvent être dictées que par la haine ?
Douloureusement émus par ces faits, nous nous adressons aux
autorités roumaines pour leur demander :
1° que les 386 nouvelles victimes de la répression soient
immédiatement mises en liberté provisoire.
2° que la Cour martiale fasse place à la justice civile pour que
les avocats puissent librement prendre contact avec les accusés.
3° que le procès ne se fasse pas à huis clos, afin que la presse
roumaine et étrangère puisse librement suivre les débats.
4° que ce soient les vrais coupables : les chefs de
l'administration civile et militaire roumaine en Bessarabie, qui soient rendus
responsables des événements de septembre dernier.
Nous nous refusons à croire que la « grande Roumanie »
démocratique exige pour sa sûreté publique que la vie de chacun de ses citoyens
y soit journellement mise en danger et que l'état de siège - violation de toutes
les libertés - y soit maintenu en permanence.
Romain Rolland, Louis Aragon, Henri Barbusse, Victor Basch,
Balzagette, Jean Bernier, André Breton, J.-A. Boiffard, Joë Bousquet, Jacques
Calmy, Jean Carrive, René Crevel,
[L'Humanité, 28 août 1925.]
Au cours d'une déclaration reproduite dans L'Humanité du 21
septembre, nous avons contresigné l'appel du Comité Central d'Action.
La condamnation des membres de ce comité par la 11e Chambre nous
engage à reproduire sous notre responsabilité légale le texte incriminé.
A cette occasion nous protestons contre l'imbécile inculpation de
menées anarchistes qui est tout ce qu'un Etat de mauvaise foi et une justice
ignare savent opposer au prolétariat résolu à se faire entendre.
Nous nous élevons avec indignation contre l'arrestation de Jacques
Doriot, victime d'un guet-apens policier : « Coups et blessures aux agents de
la force publique ». Ce prétexte attendrissant suffit à dévoiler le véritable
esprit du Cartel des Gauches pacifiste et républicain.
AUX SOLDATS ET AUX MARINS
Camarades,
En dépit des promesses qui nous ont été faites en 1918, la guerre
a recommencé au Maroc, aussi horrible que celle qui a ravagé le monde pendant
plus de quatre ans.
Cette guerre n'a pas pour but de sauver l'honneur national. On
vous envoie mourir au Maroc pour permettre aux banquiers de mettre la main sur
les riches gisements de la République du Riff, pour engraisser une poignée de
capitalistes.
Vous faites la guerre des banquiers...
Camarades soldats et marins, nous vous faisons confiance : nous
savons que vous ferez votre devoir envers les Riffains qui luttent pour leur
indépendance. Vous ne serez pas les valets de
Vous comprendrez votre devoir :
FRATERNISER AVEC LES RIFFAINS. ARRETER
A bas la guerre du Maroc !
Paix immédiate avec le Riff !
Vive l'évacuation militaire du Maroc !
Vive la fraternisation avec les Riffains !
Georges Altman, Georges Aucouturier, Jean Bernier, Victor Crastre,
Camille Fégy, Marcel Fourrier, Paul Guitard, Jean Montrevel, André Barsalou,
Gabriel Beauroy, Emile Benveniste, Norbert Gutermann, Henri Jourdan, Henri
Lefebvre, Pierre Morhange, Maurice Muller, Georges Politzer, Paul Zimmermann,
[L'Humanité, 16 octobre 1925.]
Monsieur le Président du Conseil hongrois,
Les soussignés, représentants des milieux intellectuels et
artistes de France, considèrent qu'il est de leur devoir d'exprimer au
gouvernement hongrois leur douloureux étonnement devant les nouvelles qui leur
arrivent de Buda-Pest ; protestent contre les tortures infligées à l'ancien
commissaire du peuple RAKOSI, et aux cent ouvriers et ouvrières appartenant au
parti ouvrier socialiste indépendant et arbitrairement arrêtés avec lui ;
demandent sinon la libération immédiate des inculpés, tout au moins le recours
à des tribunaux ordinaires ; attirent l'attention du président Horty sur
l'incompétence des cours martiales pour juger des prisonniers politiques en
temps de paix et sur l'indignation que provoquerait dans le monde entier la
condamnation d'hommes et de femmes dont le seul crime est d'être de
l'opposition ; se dressent contre toute tentative de rouvrir une ère de
représailles pour des faits passés, remontant à six ans.
Ils disent : assez de sang !
Louis Aragon,
[L'Humanité, 17 octobre 1925.]
Le soi-disant (sic) « groupe surréaliste » tient à protester
publiquement contre l'abus de son nom et de celui d'un de ses membres. Cet abus
dépasse une simple question de droit. Il suppose de la part de ceux qui le
commettent une interprétation du surréalisme qui n'est fondée sur rien... Une
simple confusion de mots a seule permis à certains de croire qu'il existait une
doctrine surréaliste de
Le surréalisme est avant tout une méthode de pensée, la préférence
donnée à certains éléments de l'esprit sur d'autres éléments, la critique
violente d'une certaine hiérarchie intellectuelle des facultés. A ce titre, il
dépasse singulièrement les applications artistiques et littéraires à quoi on
voulait le réduire. A ce titre, il a une valeur morale et à ce titre seulement.
Il est donc un mécanisme de l'esprit en accord avec sa morale.
Il est arrivé, à cause de cet accord de leur morale et de leur
méthode de pensée, que les surréalistes, par l'exercice même du surréalisme, se
sont progressivement comptés sur une idée fondamentale qui est le véritable
fondement d'une morale véritable :
Il n'y a jamais eu de théorie surréaliste de
Sur le plan de la réalisation révolutionnaire, il ne pourrait être
question de « groupe surréaliste » en tant que tel. Déjà, sur le point très
précis de la guerre du Maroc, il avait été établi entre Clarté, Correspondance,
Philosophies et La Révolution surréaliste un manifeste qui témoignait d'une
entente générale au-delà de l'activité particulière de ces revues. Dans ces
revues mêmes, un nouveau regroupement s'est produit et justement sur l'idée de
la Révolution, ceux de leur collaborateurs qui se sont
unis entendent signifier qu'ils ne séparent en rien leur point de vue
révolutionnaire de celui de l'Internationale Communiste. Ils ne peuvent
concevoir la Révolution que sous sa forme économique et sociale : la Révolution
est l'ensemble des événements qui déterminent le passage du pouvoir des mains
de la bourgeoisie à celles du prolétariat et le maintien de ce pouvoir par la
dictature du prolétariat.
[L'Humanité, 8 novembre 1925.]
Il n'est pas admissible que la pensée soit aux ordres de l'argent.
Il n'est pourtant pas d'année qui n'apporte la soumission d'un homme qu'on
croyait irréductible aux puissances auxquelles il s'opposait jusqu'alors. Peu
importent les individus qui se résignent à ce point à en passer par les
conditions sociales, l'idée de laquelle ils se réclamaient avant une telle
abdication subsiste en dehors d'eux. C'est en ce sens que la participation des
peintres Max Ernst et Joan Miró au prochain spectacle des Ballets russes ne
saurait impliquer avec le leur le déclassement de l'idée surréaliste. Idée
essentiellement subversive, qui ne peut composer avec de semblables
entreprises, dont le but a toujours été de domestiquer au profit de
l'aristocratie internationale les rêves et les révoltes de la famine physique
et intellectuelle.
Il a pu sembler à Ernst et à Miró que leur collaboration avec M.
de Diaghilew, légitimée par l'exemple de Picasso, ne tirait pas à si grave
conséquence. Elle nous met pourtant dans l'obligation, nous qui avons avant
tout souci de maintenir hors de portée des négriers de toutes sortes les
positions avancées de l'esprit, elle nous met dans l'obligation de dénoncer,
sans considération de personnes, une attitude qui donne des armes aux pires
partisans de l'équivoque morale.
On sait que nous ne faisons qu'un cas très relatif de nos
affinités artistiques avec tel ou tel. Qu'on nous fasse l'honneur de croire
qu'en mai 1926 nous sommes plus que jamais incapables d'y sacrifier le sens que
nous avons de la réalité révolutionnaire.
Louis Aragon, André Breton
[18 mai 1926].
Toutes les recherches sur Lautréamont sont restées vaines. Le 2
avril 1921, Félix Vallotton, auteur du portrait de Lautréamont paru dans le Livre
des Masques, nous écrivait : « Ce portrait est une invention pure, faite
sans aucun document, personne, y compris de Gourmont, n'ayant sur le personnage
la moindre lueur. Cependant je sais qu'on chercha. C'est donc une image de pure
fantaisie, mais les circonstances ont fini par lui donner corps et elle passe
généralement pour vraisemblable. » L'ombre n'a fait que s'étendre au fur et à
mesure qu'on exhumait de nouvelles « oeuvres » de Lautréamont, ne fussent que
les Poésies et quelques lettres, qui ne permettent, qu'avec beaucoup de
mauvaise foi, de passer à l'ordre du jour. L'image de pure fantaisie a fini par
avoir raison de l'image véritable, celle qui se serait soustraite aux
contingences de temps, d'humeur, de lecture. Tous les portraits de Lautréamont,
dont aucun n'est d'après nature, se suivent et se ressemblent. L'auteur du
dernier en date, M. Philippe Soupault, a fait ses preuves. Nous le connaissons
depuis trop longtemps. Il mettra son nom, de plus en plus ignoble, au front de
tous les livres que nous croyions fermés sur nous pour toujours.
L'humanité est dans le sac et les oeuvres complètes de chacun ne
cessent de paraître. Celles du Comte de Lautréamont (mais je me vois vivre, tu
te vois vivre, ils meurent, nous sommes transparents comme si Lautréamont avait
mille ans) ces oeuvres paraissent pour la sixième et la dernière fois (1).
Toutes les études, tous les commentaires, toutes les notes passés, à venir, par
Philippe Soupault. « Allez la musique. » Mais quelle musique ! La fin du XIXe
siècle, les chanceliers, l'exotisme, le bizarre, les maisons bourgeoises, Edgar
Quinet, les citations à pleurer, l'Ecole Polytechnique, la nostalgie imbécile
des femmes et du reste, Ducaise, Ducaire, Dutiers ou Duquart, ces « grands papillons
qu'on nomme aujourd'hui encore les prostituées », ce qui se fait en moins ou en
plus d'un an, le désespoir des locataires, les petites tasses de café et la
grande tasse, savoir où l'on va, la critique littéraire, le fatal bouillon du
génie, un Plutarque
____________________
(1) Ne parlons pas de l'édition (illustrée !) que prépare le
relieur d'art Blanchetière. L'exemplaire : 1 200 francs. A ce prix, nous sommes
déchireurs.
____________________
pour écrire les Vies des Editeurs illustres, les offres plus
séduisantes que les demandes, les déménagements,
Certains révolutionnaires amateurs n'ont d'autre envie que de se
servir aujourd'hui de tout ce qui nous aide à vivre pour nous faire le coup du
père François. On abusera de notre amour de Lautréamont et de notre espoir dans
le communisme pour les ramener à une seule et même expression, de manière à les
discréditer à nos propres yeux, à nous abandonner à une sorte de point mort
d'où nous ne puissions plus distinguer l'absolu du relatif. Pour nos ennemis,
tout serait évidemment plus commode si de l'esprit à la vie, il n'y avait qu'un
pont à franchir. Il n'en est rien. Que Lautréamont ait été ou non un militant
révolutionnaire, qu'il ait parlé ou non aux foules, peu nous importe. Mais,
jusqu'à plus ample informé, tout nous porte à croire qu'il s'est suffi
désespérément à lui-même et que c'est en vain qu'on eût voulu, tant qu'il
vivait, le brandir sur une estrade. Nous tenons à faire savoir que le nommé
Ducasse qui, dans les réunions publiques de 1869, prit la parole pour citer des
épîtres
Nous disons que M. Soupault triche, le plus apparemment, le plus
misérablement du monde, à la seule partie où il se devait peut-être de ne pas
tricher. Il triche, non pour tricher, mais pour gagner ce qu'en échange de son
pire renoncement, lui octroient les éditions du « Sans Pareil ». Combien ?
Cependant, il fut jadis question de refuser la part du pauvre et
de gonfler à bloc le silence, la seule dignité que le Comte de Lautréamont
méritât. Autant dire qu'il était une attitude au monde qui défiait hautement
toute entreprise de vulgarisation, de classement intéressé, toute volonté
d'opportunisme, qui ne
____________________
(2) Tous cinq avaient été condamnés à quinze jours de prison à la
suite d'une manifestation contre l'empereur d'Autriche lors de sa venue à Paris
en 1867.
____________________
relevait de rien que d'éternel. Nous nous
opposons, nous continuons à nous opposer à ce que Lautréamont entre dans
l'histoire, à ce qu'on lui assigne une place entre Un Tel et Un Tel (3). Sur
terre, Monsieur Soupault, si même la place de Lautréamont était au coin de la
terre, du feu, de l'air et de l'eau, où pourrait bien être la vôtre, sinon
entre le vin et l'eau qui le coupe ?
Mais, comme la place de Lautréamont est ailleurs, vous n'êtes
plus.
Louis Aragon, André Breton, Paul Eluard
[Avril (?) 1927.]
____________________
(3) Par exemple, entre Baudelaire et Rimbau
____________________
L'activité surréaliste vient de traverser une crise qui doit
prendre fin. En l'absence de toute manifestation extérieure de cette activité,
les équivoques, les interprétations tendancieuses, les conclusions hâtives
étaient inévitables. Si le moment nous paraît venu de les dénoncer, c'est que
dans leur variété, l'ensemble des arguments qu'on nous oppose est tel qu'il
nous suffira d'y faire face pour rendre objective notre situation véritable. On
ne manquera pas de trouver nouveau de notre part ce souci du qu'en-dira-t-on.
C'est bien mal nous connaître. Nous nous sommes toujours fait un devoir de
caractériser aussi nettement que possible et à chaque instant notre attitude
morale. C'est encore de cela qu'il s'agit, et de cela seulement : en vain, dans
les textes qui suivent cherchera-t-on l'expression de préoccupations poétiques
ou politiques, suivant la sorte d'intérêt que chacun nous portera. Nous n'en
traiterons pas ici. Si nous réunissons ces quelques lettres, c'est, d'une part,
que pratiquement nous voyons ici un avantage à ce que leurs différents
destinataires puissent les confronter. D'autre part, il est aisé de comprendre
que par-delà ces destinataires occasionnels que nous considérons diversement,
nous avons en vue, plus que leurs personnes, les thèses générales qu'ils soutiennent.
Aussi la publication de ce dossier a-t-elle pour but de mettre les pièces du
procès entre les mains de quiconque s'intéresse au fondement moral de nos
actions.
Au nom d'un certain principe d'honnêteté qui doit, selon nous,
passer avant tout autre, en novembre 1926, nous avons rompu avec deux de nos
anciens collaborateurs : Artaud, Soupault. Le manque remarquable de rigueur
qu'ils apportaient parmi nous, l'évident contre-sens qu'implique, en ce qui
concerne chacun d'eux, la poursuite isolée de la stupide aventure littéraire,
l'abus de confiance dont chacun d'eux est à quelque titre le zélateur,
n'avaient été que trop longtemps l'objet de notre tolérance. En un rien de
temps, nous en avons fini, pour le second avec ce louvoiement incompréhensible,
pour le premier... (1). A l'heure où pour chacun de nous il importait de
conditionner, vraiment de conditionner, l'action surréaliste, conscience prise
unanimement de son but révolutionnaire, et pour cela d'assigner à cette action
les limites exactes qu'elle comporte, limites qui, révolutionnairement parlant,
ne sont pas imaginaires mais réelles, nous n'avons eu à envisager que ces deux
seules défections. Si, par ailleurs, et seulement en fonction de nos humeurs
respectives, nous n'avons pas tous cru devoir adhérer au Parti Communiste, du
moins nul d'entre nous n'a pris à sa charge de nier la grande concordance
d'aspirations qui existe entre les communistes et lui. Dans leurs rangs,
quelque jour qu'il se soit fixé pour rejoindre son poste, sans pour cela qu'il soit
trop tard, nul n'a voulu laisser croire qu'on ne le trouverait pas. Nous sommes
assez sûrs maintenant les uns des autres pour ne pas avoir à nous attendre.
Mais c'est ici d'une première tentative de reconnaissance, accomplie par cinq
d'entre nous, que nous voudrions rendre compte. Peut-être y va-t-il de
l'orientation de quelques hommes à venir, qui aimeront être tenus au courant de
certaines de nos démarches et les jugeront sans parti pris. Après tout, cela
peut être aussi édifiant que le récit d'un voyage en Russie des Soviets. Sans
dogmatisme aucun, et en essayant seulement de prendre les mots sur le vif, à la
faveur de ce que plusieurs lettres datées du même jour permettent de penser,
nous espérons donner la mesure de nos moyens actuels, faire apprécier ce que
nous vaut un effort d'accommodation tel, en tout cas, que nous n'en avions
jamais fourni, faire reconnaître cette volonté qu'on nous connaît et que rien
n'est près d'abattre.
____________________
(1) Soupault : Le bon Apôtre, Coeur d'or, etc.
Nous nous en voudrions de ne pas être plus explicites au sujet
d'Artaud ; il est démontré que celui-ci n'a jamais obéi qu'aux mobiles les plus
bas. Il vaticinait parmi nous jusqu'à l'écoeurement, jusqu'à la nausée, usant
de trucs littéraires qu'il n'avait pas inventés, créant dans un domaine neuf le
plus répugnant des poncifs.
Il y a longtemps que nous voulions le confondre, persuadés qu'une
véritable bestialité l'animait. Qu'il ne voulait voir dans la Révolution qu'une
métamorphose des conditions intérieures de l'âme, ce qui est le propre des
débiles mentaux, des impuissants et des lâches. Jamais, dans quelque domaine
que ce soit, son activité (il était aussi acteur cinématographique) n'a été que
concession au néant. Nous l'avons vu vivre deux ans sur la simple énonciation
de quelques termes auxquels il était incapable d'ajouter quelque chose de
vivant. Il ne concevait, ne reconnaissait d'autre matière que « la matière de
son esprit », comme il disait. Laissons-le à sa détestable mixture de rêveries,
d'affirmations vagues, d'insolences gratuites, de manies. Ses haines, - et sans
doute actuellement sa haine du surréalisme, - sont des haines sans dignité. Il
ne saurait se décider à frapper que bien assuré qu'il pourrait le faire sans
danger, ni conséquences. Il est plaisant de constater entre autres choses que
cet ennemi de la littérature et des arts n'a jamais su intervenir que dans les
occasions où il y allait de ses intérêts littéraires, que son choix s'est
toujours porté sur les objets les plus dérisoires, où rien d'essentiel à
l'esprit ni à la vie n'était en jeu. Cette canaille, aujourd'hui, nous l'avons
vomie. Nous ne voyons pas pourquoi cette charogne tarderait plus longtemps à se
convertir, ou, comme sans doute elle dirait, à se déclarer chrétienne.
____________________
Chers amis,
vous savez combien nous avons toujours
regretté de ne pouvoir que nous expliquer avec vous de nos actes, à de longs
intervalles, et d'une façon globale, assez sommaire. Nous aurions désiré que
vous fussiez les spectateurs de nos difficultés quotidiennes. Elles ne sont pas
tout à fait les vôtres. Cette dissemblance n'est pas étrangère à la diversité
de jugement que nous portons, les uns et les autres, sur certains faits.
Presque toutes les activités s'équivalent. Ce qu'était la nôtre,
au point où nous nous sommes rencontrés, il serait oiseux d'y revenir : tant
bien que mal s'en est formée une image qui a pris corps en dehors de nous et de
laquelle il faut donc bien que nous nous contentions. Pour vous, vous vous en
fiiez alors à l'exécution de ce plan de désorganisation méthodique, de
démoralisation particulière dont Correspondance fut l'expression durable. Vous
vous en fiiez à vous et à nous. Vous attendiez de vous et de nous
l'objectivation de notre volonté révolutionnaire sous les espèces de certaines
images matérialisées que vous nommiez « objets bouleversants ». Comme c'était à
peine suffisant, la fabrication de ces objets n'étant pas sans aléas, vous vous
en teniez abstraitement à une mystique de la réclame, de l'insinuation, de la
disqualification de chacun par ses moyens propres, de la discrétion active,
enfin de toutes les falsifications. Un certain défaitisme nécessaire ne nous a
jamais semblé suffisant. Sans préjuger d'une abstention réfléchie, que
d'ailleurs des membres du P.C. belge vous conseillèrent, nous avons pris, après
vous en avoir exposé les raisons, une décision différente de la vôtre : nous
avons adhéré au P.C. français, estimant avant tout que ne pas le faire pouvait
impliquer de notre part une réserve qui n'y était point, une arrière-pensée
profitable à ses seuls ennemis (qui sont les pires d'entre les nôtres).
Voici qu'un article du Drapeau rouge, et plus encore une réponse
faussement autorisée à cet article, vous entraînent à nous écrire : «
L'occasion se présente enfin d'anéantir cette absurde caricature de votre
pensée qui circule dans le P.C. en France comme en Belgique... Le marxisme a
fourni un instrument admirable : sa dialectique. On ne peut plus longtemps le
laisser exploiter et fausser à l'avantage d'entreprises, d'hommes et d'oeuvres
qui représentent exactement l'objet de notre haine. Vous avez cru devoir
adhérer au P.C. Personne n'a compris le sens véritable de cette démarche. L'on
tente de vous réduire. ». Remarquez bien que dans le P.C. français ne circule
aucune caricature de notre pensée. On n'y trouverait pas même un reflet de
cette pensée. Les diverses déviations qu'on peut faire subir au marxisme ne
prouveront jamais rien contre lui. Ce qui représente exactement l'objet de
notre haine est trop vaste pour qu'on puisse le réduire à la taille d'une
oeuvre ou d'un homme. Votre erreur à ce sujet est bien l'erreur de ceux qui
nous attaquent, et nous croient occupés d'une campagne particulière. Ce n'est
qu'en réduisant ce « bouleversant » objet qu'on aurait chance de nous réduire.
N'aviez-vous donc pas prévu une semblable tentative ? Comme vous verrez, nous
la prenons d'ailleurs de qui elle vient.
Mais votre émotion nous est sensible, et vous savez que nous
sommes vos amis.
Louis Aragon, André Breton, Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul
Eluar
P.-S. - Mais ne nous sommiez-vous pas d'agir au plus tôt ? Chers
amis, vous voulez rire.
Cher ami,
qu'est-ce à dire ? Depuis deux ans que
vous consacrez aux surréalistes un temps qui pouvait autrement s'employer, nous
avions toujours pensé que vous ne le faisiez que pour des raisons très
valables. N'avoir en vue que de doter Clarté d'une partie littéraire, eût été
perdre avec nous votre peine : la besogne littéraire est une sale besogne que
nous n'avons jamais assumée nulle part. S'il vous a plu de publier des poèmes,
nous ne vous en avons jamais prié, nous ne vous en savons aucun gré. Quel est
le responsable, en pareille matière, du signataire du poème ou du directeur de
la revue qui le publie ? Vous n'êtes pas un psychologue. Vous croyiez jeter du
lest, il vous retombe sur le nez. Vous sentant, à tort ou à raison, menacé par
une campagne à laquelle nous sommes étrangers, mais dont nous n'attendons pas
sans curiosité l'issue, il est impossible que vous croyiez pallier à vos
responsabilités en vous désolidarisant de ce à quoi vous teniez si fort. Nous
nous sommes toujours retenus de vous taxer d'opportunisme. Mais vous répondez
aujourd'hui à un article au nom de la rédaction de Clarté. Or, nous savons
pertinemment que celle-ci se compose de Naville et de vous. Sans doute
pensez-vous avoir agi très diplomatiquement, le commentaire qui suit votre
réponse mettant hors de cause vos « excellentes études fortement documentées,
clairement écrites et d'une orientation nettement communiste ». Documentation à
coups de ciseaux dans les journaux, écriture hâtive, orientation relativement
en accord avec les directives du P.C.F., tout cela, même si les faits se
plaisent à contredire les thèses successives que vous défendez, peut encore en
imposer pour de bon travail à la suite d'une lettre qui donne à d'autres satisfaction. Naturellement, vous prétendez avoir pris notre
défense, mais de quelle manière ! Vous ne voudriez pas vous tirer d'affaire, au
moment précis où vous nous faites mettre en demeure de nous expliquer. Cette
substitution de personnes ne servirait de rien et vous savez que, quand les
journaux des diverses capitales européennes nous demanderaient de le faire,
nous nous sommes déjà expliqués à qui de droit de notre attitude et que nous
n'y reviendrons pas.
....
Bien à vous.
Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul Eluard, André Breton, Louis
Aragon.
Chers amis,
avec nous, vous avez été d'avis que le
surréalisme pour exister n'a jamais cessé de faire sienne la dialectique
hégélienne et que si, dans son développement, il a tenté de réduire, par des
moyens encore inusités, les diverses antinomies qu'entraîne le procès du monde
réel, il n'a trouvé la réduction de ces anti-nomies que dans l'idée de
révolution. C'est en partant de la dialectique hégélienne que, les uns et les
autres, nous avons été amenés à considérer sa résolution historique dans le
marxisme. La considération du marxisme et de ses conclusions, nous a mis en
présence d'une organisation définie à laquelle, sur le plan révolutionnaire,
les surréalistes n'avaient aucune organisation à opposer, la Révolution ne
pouvant être envisagée que comme un fait concret à la réalisation duquel toute
volonté révolutionnaire doit servir. Dans ces conditions, nous avons reconnu
que le surréalisme ne pouvait manquer, sous peine de mort, de faire justice du
malentendu formel qui permet abusivement d'opposer l'idéalisme absolu au
matérialisme historique et, tenant compte à ce propos du rôle assigné à la
personne, de concilier à tout prix le point de vue du nonconformisme absolu et
d'un certain conformisme relatif. Ainsi se posait, sans comporter l'abandon de
l'activité surréaliste, le principe de l'adhésion des surréalistes au P.C., ce
principe paraissant la suite logique du développement de l'idée surréaliste et
sa seule sauvegarde idéologique.
Vous avez cependant continué à penser, sinon que le surréalisme se
suffisait à lui-même, abstraction faite de l'adhésion au P.C., du moins que
cette adhésion pouvait encore se réserver. Or vous ne proposiez rien. Chacun de
vous laissait plutôt deviner quelque doute. Etes-vous sûrs que certain jour le
rappel au merveilleux, la prééminence donnée à la solution poétique, vous
servant après tout de moyens d'intimidation, ne vous solidarisèrent pas
inconsciemment contre nous avec tous ceux pour qui ces arguments sont lettre
morte ? Nous ne saurions vous en vouloir. Mais vous traciez une ligne de
points, les yeux fermés, et pour vous la tache étoilée était inévitable. Toutes
les méthodes du monde ne pouvaient que vous obliger à ouvrir les yeux pour
constater, au lieu de miracles violents, des réalités inacceptables. Les yeux
fermés, vous n'avez pas fait un pas (1). Simple constatation. De votre côté,
vous allez peut-être nous demander des comptes. A quoi bon ? A quoi bon ? Nous
n'avons pas de comptes à nous rendre : la vie ne nous en rend pas. Et puis tout
n'est-il pas sans cesse à recommencer ? Au monde, à côté du monde et toujours
hors du monde, nous devenons plus ou moins étroitement ce que nous n'étions
pas. Le jeu qui n'en vaut pas la chandelle, est encore trop amusant ! Notre
conduite donne sur l'irresponsabilité comme une fenêtre sans carreaux, avec ses
grands aperçus sur le rêve, l'amour et les autres formes de
____________________
(1) Vous seul excepté, cher Jean Genbach.
(2) Chercher des parrains à la Révolution est une vieille habitude
scolastique. Ne voit-on pas l'auteur d'une brochure récente (Prétexte à la fondation
d'un organe de révolte, par Edouard Kasyade), qui reflète par ailleurs des
préoccupations intéressantes, s'embarrasser longuement du professeur Eddington,
de Marcel Proust, de la peinture, de Bergson, etc. Aujourd'hui ceux-là, demain
d'autres. Nous n'en pouvons mais.
____________________
individualistes, vous ne vous êtes véritablement
réclamés de l'idéal anarchiste. Comment cela vous serait-il possible
aujourd'hui ? Le soir du dernier « vendredi saint », ceux d'entre nous qui
assistaient à une conférence sur « Le Christ et ses représentants sur la terre
», n'ont pu, sans laisser éclater leur indignation, voir monter à la tribune un
abbé qui venait, comme l'Union anarchiste l'en avait prié, apporter la
contradiction ! Les anarchistes d'aujourd'hui, qui acceptent le principe de
libre discussion, montrent assez par là le caractère platonique de leur
conception (3). D'autres qu'eux sans doute estimeront que notre attitude en
pareil cas relève de l'anticléricalisme bourgeois. Il est évident qu'elle est essentiellement
dictée par un antithéisme raisonné et méthodique, qui a ses raisons d'être en
France, vers 1927. Aujourd'hui non plus, quoi que vous puissiez penser de
l'efficacité non de l'action communiste, mais de l'attitude d'un homme qui, à
bout de cause, se soumet à cette action, rien, ni le goût de l'indépendance, ni
de l'héroïsme, ni l'irrespect des lois (et, par exemple, dans toute sa beauté,
la désertion en temps de guerre), ne sont capables de vous rejeter vers
l'anarchie.
Entre vous, qui croyez encore pouvoir donner à votre vie le sens
d'une protestation pure, et nous, qui avons pris le parti de soumettre notre
vie à un élément extérieur susceptible, croyons-nous, de porter au plus loin
cette protestation, il n'y a pourtant pas de barrière. Vraiment, vous ne
sauriez en voir une où il n'y en a pas.
Gardons pour nous le sens de la relativité de l'existence.
André Breton, Louis Aragon, Benjamin Péret, Pierre Unik, Paul
Eluar
____________________
(3) Serait-ce que pour un anarchiste le scandale est de ne pas
écouter un prêtre, alors que pour nous il est d'écouter ce qu'un prêtre dit ?
____________________
8,
boulevard de Vaugirard, Paris.
Cher ami,
ce n'est pas sans penser à vous que
nous écrivons ces lettres. A tous égards, il nous serait pénible de vous causer
des difficultés inutiles et de compromettre la position que vous avez prise
avec une lucidité qui n'appartient qu'à vous. Nous sommes depuis longtemps
attachés aux mêmes choses. L'esprit de décision dont vous avez fait preuve, la
multiplicité des tâches qui vous incombent, le courage intellectuel que vous y
apportez, sont toujours pour nous émouvoir et nous inspirer les plus grands
scrupules. C'est pourquoi nous nous adressons à vous précisément pour signifier
ce qui, aujourd'hui, nous anime. Comme nous, lorsque nous nous sommes
rencontrés, vous pensiez qu'il n'était de sécurité possible que dans une
démarche abstraite de l'esprit. C'est sans idée de retour que, plus tard, vous
avez accepté d'en passer par tout ce qui nous est encore interdit, quoique,
comme vous, nous croyions depuis longtemps à l'inévitabilité d'une incessante
acceptation des pires circonstances. Ce dont vous êtes capable, ce qui vous
laisse les mains libres, n'est pas ce dont nous sommes par définition capables,
ce qui risque le moins de nous enchaîner. Il y a Pierre Naville qui évolue,
sans risque connu, dans les milieux d'idées qu'il veut, et nous qui, en
général, aurions tout à perdre à cette précipitation. La fin, qui veut les
moyens, n'est pas sans permettre la discussion de ces moyens. L'outil qu'il
faut prendre en main pour paver et dépaver une rue risque, avec des équipes mal
constituées, de laisser la rue défoncée et pleine d'herbe. Nous n'avons pas
tous réussi à nous paver et à nous dépaver la tête de certaines idées, à nous
fier entièrement au pouvoir de cet outil si lourd, si imparfait, et humainement
parlant, si perfectionné. Des craintes nous prennent encore. Qui commande, ici
et là ? Qui répond, à chaque minute, de la suffisance de ce qui est entrepris ?
Vous savez à quel point nous sommes aux ordres de l'impatience. Le plus léger
retard dans l'accomplissement de ce qu'une fois pour toutes, nous avons tenu
pour fatal, nous affecte au-delà de toute autre, plus grave, défaite.
Cependant, si plus encore que des méthodes, nous sommes incertains de
nous-mêmes, de notre pouvoir, de notre adaptation à ces méthodes, il n'en est
pas moins vrai que nous sommes à jamais engagés à nos propres yeux. Il n'en est
pas moins vrai, comme vous c'est sans retour que nous avons cessé de nous fier
uniquement à nous-mêmes. En vain nous fait-on luire ce que nous avons perdu. On
nous promettait un peu partout une destinée précise. Vous savez qu'alors même
que rien ne la rendait apparemment improbable, nous n'avions qu'aversion pour
ce rôle donné. Pas plus alors qu'aujourd'hui, nous n'étions disposés à passer
sous silence, pour exercer paisiblement une faculté particulière, le prix
révoltant de ce silence. Ils perdent bien leur temps, ceux qui ne cessent de
nous solliciter : « L'oubli de l'exigence la plus intime, voilà ce que je
crains, ce que je découvre, ce que je dénonce dans le recours de beaucoup de
penseurs ou d'artistes à l'action. Ils ne font jamais de la meilleure action,
ils atténuent l'action des autres, et ils laissent beaucoup aux orties de la
belle robe de méditation que le sort avait attachée à leurs épaules. » (Drieu
La Rochelle, dans Les Derniers Jours : Deuxième lettre aux Surréalistes.)
Orties de méditation, robe de sort, passons sur cette littérature réactionnaire.
Dans votre brochure La Révolution et les Intellectuels, vous avez
été le premier à poser la question que nous débattons ici. Vous avez été mis, à
cette occasion, à l'épreuve de l'incompréhension et de
Mais vous connaissez aussi bien que nous le trouble du
thaumaturge. Que nous soyons inégalement soumis à ce trouble, ne prouve rien
contre un certain nombre de postulats que, d'un commun accord, nous avons posés
jadis. Ils ne sauraient limiter la part si importante que, depuis huit mois,
vous avez prise à la rédaction de Clarté. Autant, en effet, l'expectative trop
intéressante du surréalisme, dès qu'il s'agit de calculer le quotient de
l'inconscient par le conscient, est, nous persistons à le croire, sans
reproches, autant il est impossible de se laver les mains d'un certain « état
de fait » qui défie, à perte de vue, toute entreprise désintéressée de
finalisation. Nous voulons dire, cher ami, - et s'il devait exister, comme vous
l'avez cru, dans la pensée surréaliste une contradiction profonde, ce serait
celle-là - que si la grande inconnue du problème reste pour nous le quotient de
l'inconscient par le conscient, nous ne savons spontanément que déclarer la
guerre à un certain état de fait qui est incontestablement de nature à empêcher
le problème de se poser. Nous sommes, si vous préférez, trop loin de compte
avec ceux qui se bornent à déplorer qu'une chose soit, pour souhaiter qu'une
autre chose fût. Or, plus ou moins métaphoriquement parlant, la déviation
psychologique à la merci de laquelle, peut-être, nous sommes, serait tout à
l'opposé de la déviation de ceux qui, considérant le capitalisme comme une des
étapes du socialisme, finissent par être si fatalistes qu'ils ne songent plus
qu'à développer le capitalisme. Notre sort à nous serait dans la course, de ne
guère considérer les étapes ni la sueur du premier arrivant.
Cependant, malgré nos instincts et nos méthodes, nous savons
envisager les réalisations, fussent-elles humbles en apparence ; elles suffiraient
à vous accréditer auprès de nous. A cet égard, la nouvelle série de Clarté
témoigne de votre activité d'une façon saisissante. Vous seul avez su situer
cette publication, jusqu'alors assez velléitaire, et fâcheusement
expérimentale. Il est regrettable, toutefois, que, parant sans doute au plus
pressé, cherchant à vous garder de l'opportunisme, sans toujours pouvoir
prévenir près de vous certaines pusillanimités, certains impairs, il est
regrettable que vous ayez dû laisser se produire dans Clarté, ou à l'occasion
de Clarté, une équivoque touchant le surréalisme qui n'en présente point pour
vous. Cette équivoque est celle qui tend à faire passer le surréalisme pour une
déviation a priori du marxisme. Il est absurde de protester aussi longuement
que nous le faisons contre un tel mariage de la carpe et du lapin. Il nous faut
bien constater l'insistance avec laquelle, dans les milieux qui n'ont,
d'ailleurs, guère moyen d'être bien informés, on traite de surréalistes tous
les gens qu'on sait nous connaître. Il nous faut aussi constater l'insistance
qu'on met à présenter le surréalisme comme une doctrine politique positive.
Cette énormité a fait sa première apparition dans le journal Le Matin. C'était,
d'ailleurs, sa place. Mais il est plus étrange de voir une telle fantaisie
idéalistico-policière prise au sérieux par des matérialistes déclarés. Pendant
qu'on y était, que n'a-t-on suspecté le darwinisme (1), la relativité, la
psychanalyse, etc., de gauchisme ou de social-démocratisme ? A vrai dire, il ne
s'agit ici que d'une erreur de terme, et nous ne serions pas pour nous en
formaliser si
____________________
(1) Au fait, ne pourrait-on tenir le surréalisme pour une
tentative de réduction des diverses hypothèses psychologiques, toutes plus ou
moins les vestiges de croyances gnostiques, au même titre que, par exemple, le
darwinisme pourrait passer pour une tentative de destruction des différentes
versions anthropocentristes de l'histoire du monde ? Mais n'anticipons pas.
____________________
nous ne devions convenir que Clarté
entretient, tant par une absence d'explications que par des explications
d'origine privée et à tout prendre inexactes, une confusion dont il semble bien
que vous seul, à cet endroit, puissiez faire justice.
C'est pourquoi nous en appelons à vous, en toute confiance.
Bien amicalement.
Benjamin Péret, Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon, Pierre
Unik.
Camarades,
à peine avons-nous eu le temps de
prendre contact avec vous, de dissiper les premières appréhensions que notre adhésion
d'intellectuels devait nécessairement vous causer, qu'à nouveau nous voici
contraints de nous expliquer sur un terrain qui n'est pas le vôtre, et cela si
nous ne voulons pas laisser fausser le sens de cette adhésion. La plupart
d'entre vous contesteraient sans doute l'utilité de ces explications, d'autant
qu'à la fois elles nous obligent à mettre en cause certains de nos camarades et
des tiers. C'est pourtant à cette condition et à elle seule que nous pouvons
raisonnablement prétendre à votre confiance, espérer que notre geste vers vous
n'aura pas été vain. Si vous persistiez à nous tenir rigueur d'une telle
attitude, à nous attribuer des mobiles d'ordre personnel en opposition avec les
mobiles généraux de votre activité, nous ne pourrions plus nous en remettre
qu'au temps de la réparation d'une telle injustice, nous vous demanderions
purement et simplement de nous rendre notre parole.
Jamais, nous y insistons de toutes nos
forces, nous n'avons songé à nous affirmer devant vous en tant que surréalistes.
Inutile de dire que semblable proposition ne résiste pas au plus simple examen.
Fort heureusement, nous sommes venus à vous sans aucun point de vue théorique
de cet ordre à faire prévaloir. Il serait indigne de vous comme de nous que
nous eussions plus longtemps à nous défendre de cette ambition misérable.
L'acharnement des attaques auxquelles nous sommes en butte, la situation
exceptionnelle que l'on tend à nous faire en entretenant une confusion grave à
propos du surréalisme, donné pour une tendance politique, ce qui est absurde,
si ce n'est pour une « marque » entre les mains de quelques habiles réclamiers,
ce qui est bas, le peu de cesse que ces manoeuvres nous laissent, ne
parviendront pas, camarades, à nous rendre étrangers à vous. A vous les seuls sur
qui nous comptions. Avec qui, bon gré, mal gré, nous partagerons intégralement,
quoi qu'il arrive, le sens de la réalité révolutionnaire.
On ne saurait, pour de bonnes raisons, à l'intérieur d'un parti
révolutionnaire, et tant que la situation n'est pas insurrectionnelle, priver
quiconque du droit de critique dans les limites où il peut valablement
s'exercer. En ce qui concerne les signataires
Défense des salaires.
Respect intégral des huit heures.
Lutte contre le chômage, contre la rationalisation capitaliste et
la vie chère.
Amnistie générale et totale !
A bas
A bas la militarisation des syndicats !
Debout contre la guerre impérialiste !
A bas l'intervention en Chine !
Pas un seul de ces mots d'ordre à l'application duquel nous ne
demandions à nouveau qu'on nous fasse servir.
Mais nous entendons dire aussi qu'il est pénible que
l'organisation du P.C. en France ne lui permette pas de nous utiliser dans une
sphère où nous puissions réellement nous rendre utiles et qu'il n'ait été pris
d'autre décision à notre égard que de nous signaler un peu partout comme
suspects. De là une campagne qui ne fait encore que s'annoncer contre nous,
mais qui n'attend pour se faire plus violente qu'une manifestation quelconque
de notre présence à l'intérieur du Parti. On sait assez que, sur d'autres
terrains, nous avons toujours accepté
____________________
(1) A l'origine de la révolte du Cuirassé Potemkine, il nous plaît
de reconnaître ce terrible morceau de viande.
____________________
Dans ce cas, nous attendrons à regret de meilleurs jours, ceux
durant lesquels il faudra bien que la Révolution reconnaisse les siens. Nous
laisserons sans mot dire passer dans L'Humanité et ailleurs d'« admirables »
nouvelles de M. Blaise Cendrars (« Mon jeune passé sportif saura suffire... Je
saute sur mon antagoniste. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque
décollée. J'ai tué le Boche (2) »). Mais, n'est-ce pas, Cendrars n'est pas
communiste. Nous laisserons passer dans Le Premier Mai d'aujourd'hui l'ignoble
bout de feuilleton intitulé : Devant le Cirque d'Hiver, extrait d'un ouvrage de
M. Jules Romains, et qui est un bon devoir de police. Comment peut bien
s'étaler un tel jour et à telle place pareille glorification du crime, de la
sottise et de la lâcheté ? Au fait, nous venons de recevoir une lettre de M.
Jules Romains :
Paris, le 29 avril 1927.
Les milieux artistiques et littéraires de France et de l'U.R.S.S.
ont toujours désiré se connaître, mais l'absence de toute organisation les en a
empêchés.
Un groupe vient de se former qui se propose d'établir la liaison
nécessaire. Profitant du passage à Paris de Mme O. Kameneva, Présidente de la
Société pour le rapprochement intellectuel de l'U.R.S.S. avec l'étranger, nous
nous adressons à vous, parce que votre activité est de nature à intéresser de
façon toute particulière les milieux littéraires et artistiques de l'U.R.S.S.
comme elle intéresse ceux de France.
Nous serions très heureux que vous veuilliez bien accepter de
collaborer avec nous pour la réalisation de cette oeuvre dont vous saisirez
certainement toute l'importance.
Une première réunion aura lieu le 5 mai prochain, à 21 heures, 4,
rue Chevreuse, dont le but sera de rechercher les bases pratiques de
l'organisation qui doit assurer la liaison envisagée.
Nous espérons qu'il vous sera possible d'assister à cette réunion.
Pensez-vous, Camarades, que nous ayons tort de répondre : « Merde
» ?
Paul Eluard, Louis Aragon, Pierre Unik, André Breton, Benjamin
Péret.
[Mai 1927.]
____________________
(2) Blaise Cendrars : J'ai tué (1919). Cf. aussi La guerre au
Luxembourg (1916).
____________________
Ce qui peut être invoqué, ce qui a force dans le monde, ce qui est
valable, avant tout défendu, aux dépens de tout, ce qui entraîne
infailliblement contre un homme quel qu'il soit la conviction d'un juge, et
songez un instant à ce que c'est qu'un juge, combien vous dépendez à chaque
instant de votre vie d'un juge auquel soudain le moindre accident vous défère,
bref ce qui met en échec toute chose, le génie par exemple, voilà ce qu'un
récent procès met soudain dans une lumière éclatante. La qualité du défendeur
et la nature des arguments qu'on lui oppose valent qu'on s'arrête à la plainte
de Mme Charlie Chaplin, telle qu'on a pu la lire dans Le Grand Guignol. Il va
sans dire que ce qui suit suppose le document authentique, et, bien qu'il soit
du droit de Charlie Chaplin de nier les faits allégués, les phrases rapportées,
tiendra pour conformes à la vérité ces faits, ces phrases. Il s'agit de voir ce
qu'on trouve à opposer à un tel homme, d'apprécier les moyens qu'on emploie
pour le réduire. Ces moyens reflètent étrangement la moyenne opinion morale aux
Etats-Unis en 1927, c'est-à-dire celle d'un des plus grands groupements
humains, opinion qui tendra à se répandre et à prévaloir partout, dans la
mesure où l'immense réservoir qui s'engorge de marchandises dans l'Amérique du
Nord est aussi un immense réservoir de sottise toujours prêt à se déverser sur
nous et particulièrement à crétiniser tout à fait l'amorphe clientèle d'Europe,
toujours à la merci du dernier enchérisseur.
Il est assez monstrueux à songer que s'il existe un secret
professionnel pour les médecins, secret qui n'est après tout que la sauvegarde
de la fausse honte et qui pourtant expose ses détenteurs à des répressions
implacables, par contre il n'y a pas de secret professionnel pour les femmes
mariées. Cependant l'état de femme mariée est une profession comme une autre, à
partir du jour où la femme revendique comme due sa ration alimentaire et
sexuelle. Un homme que la loi met dans l'obligation de vivre avec une seule
femme, n'a d'autre alternative que de faire partager des moeurs qui sont les
siennes à cette femme, de se mettre à la merci de cette femme. Si elle le livre
à la malignité publique, comment se fait-il que la même loi qui a donné à
l'épouse les droits les plus arbitraires ne se retourne pas contre elle avec
toute la rigueur que mérite un abus de confiance aussi révoltant, une
diffamation si évidemment liée à l'intérêt le plus sordide ? Et de plus comment
se fait-il que les moeurs soient matière à législation ? Quelle absurdité !
Pour nous en tenir aux scrupules très épisodiques de la vertueuse et
inexpérimentée Mme Chaplin, il y a du comique à considérer comme anormale,
contre nature, pervertie, dégénérée et indécente l'habitude de la fellation
(*). (Tous les gens mariés font cela, dit excellemment Chaplin). Si la libre
discussion des moeurs pouvait raisonnablement s'engager, il serait normal,
naturel, sain, décent de débouter de sa plainte une épouse
____________________
(*) Par exemple.
____________________
convaincue de s'être inhumainement refusée à
des pratiques aussi générales et parfaitement pures et défendables. Comment une
pareille stupidité n'interdit-elle pas par ailleurs de faire appel à l'amour,
comme cette personne qui à 16 ans et 2 mois entre consciemment dans le mariage
avec un homme riche et surveillé par l'opinion, ose aujourd'hui le faire avec
ses deux bébés nés sans doute par l'oreille puisque le défendeur n'eut jamais
avec elle des rapports conjugaux comme il est usage entre époux, ses bébés
qu'elle brandit comme de sales pièces à conviction de ses propres exigences
intimes ? Toutes ces italiques sont nôtres, et le
langage révoltant qu'elles soulignent nous l'empruntons à la plaignante et à
ses avocats, qui avant tout cherchent à opposer à un homme vivant le plus
répugnant poncif des magazines idiots, l'image de la maman qui appelle papa son
amant légitime, et cela dans le seul but de prélever sur cet homme un impôt que
l'Etat le plus exigeant n'a jamais rêvé, un impôt ! qui
pèse avant tout sur son génie, qui tend même à le déposséder de ce génie, en
tout cas à en discréditer la très précieuse expression.
Les griefs de Mme Chaplin relèvent de cinq chefs principaux : 1°
cette dame a été séduite ; 2° le suborneur a voulu qu'elle se fasse avorter ;
3° il ne s'est résolu au mariage que contraint et forcé, et avec l'intention de
divorcer ; 4° pour cela il lui a fait subir un traitement injurieux et cruel
suivant un plan bien arrêté ; 5° le bien-fondé de ces accusations est démontré
par l'immoralité des propos coutumiers de Charlie Chaplin, par la conception
théorique qu'il se fait des choses les plus sacrées.
Le crime de séduction est à l'ordinaire un concept bien difficile
à définir, puisque ce qui fait le crime est une simple circonstance de la
séduction à proprement parler. Cet attentat dans lequel les deux parties sont
consentantes, et une seule responsable, se complique encore du fait que rien ne
peut humainement prouver la part d'initiative et de provocation de
C'est alors que sollicitée de passer par une opération qu'elle
qualifie de criminelle, la malheureuse enceinte au moment du mariage s'y refuse
pour des raisons qui valent l'examen. Elle se plaint que son état soit public,
que son fiancé ait tout fait pour le rendre tel. Contradiction évidente : qui a
intérêt à cette publicité, qui se refuse au seul moyen d'empêcher ce qui est un
scandale en Californie ? Mais maintenant la victime est bien armée, elle pourra
répéter, publier qu'on a voulu qu'elle se fasse avorter. Voilà un argument
décisif, et pas une parole du criminel ayant trait à cet acte qui est une
grande faute sociale, légale et morale et par là-même répugnante, horrifiante
et contraire aux instincts de mère (de la plaignante) et à son sens du devoir
maternel de protection et de préservation, pas un mot de Charlie Chaplin ne
sera oublié. Tout est noté, les phrases avec leur caractère familier, les
circonstances, parfois la date ; à partir du jour où
A l'appui de ses dires elle rapporte comme autant de preuves
morales de l'existence du plan exposé dans le reste de la plainte des propos de
Charlie Chaplin, après lesquels un honnête juge américain n'a plus à considérer
le défendeur comme un homme, mais comme un sacripant et un Vilain Monsieur. La
perfidie de cette manoeuvre, son efficacité n'échapperont à personne. Voilà que
les idées de Charlot, comme on dit en France, sur les sujets les plus brûlants
nous sont tout à coup données, et d'une façon très directe qui ne peut manquer d'éclairer d'un jour singulier la moralité de ces
films auxquels nous avons pris plus d'un plaisir, un intérêt presque sans égal.
Un rapport tendancieux, et surtout dans l'état d'étroite surveillance où le
public américain entend tenir ses favoris, peut, nous l'avons vu avec l'exemple
de Fatty Arbuckle, ruiner un homme du jour au lendemain. Notre bonne épouse a
joué cette carte : il arrive que ses révélations ont
ailleurs un prix qu'elle ne soupçonnait pas. Elle croyait dénoncer son mari, la
stupide,
Attendu que pendant la cohabitation de la plaignante et du
défendeur, le défendeur a déclaré à la plaignante en des occasions trop
nombreuses pour qu'on puisse les spécifier avec plus de détails minutieux et de
certitude, qu'il n'était pas partisan de la coutume du mariage, qu'il ne
pourrait pas tolérer la contrainte conventionnelle que les relations du mariage
imposent et qu'il croyait qu'une femme peut honnêtement faire des enfants à un
homme en dehors du mariage ; attendu qu'il a également ridiculisé et bafoué
l'attachement de la plaignante et sa fidélité aux conventions morales et
sociales qui sont de règle sous le rapport du mariage, les relations des sexes
et la mise au monde des enfants, et qu'il fait peu de cas des lois morales et
des statuts y relatifs (sous ce rapport, le défendeur dit un jour à la
plaignante qu'un certain couple avait eu cinq enfants sans être marié et il
ajouta : « C'est bien la façon idéale pour un homme et une femme de vivre
ensemble »), nous voilà édifiés sur le point essentiel de la fameuse immoralité
de Charlot. Il est à remarquer que certaines vérités très simples passent
encore pour des monstruosités. Il est à souhaiter que la notion s'en répande,
notion purement humaine et qui n'emprunte ici à celui qui la manifeste que son
prestige personnel. Tout le monde, c'est-à-dire tout ce qui n'est ni cafard, ni
punaise, pense ainsi. Nous voudrions bien voir qui oserait soutenir par
ailleurs qu'un mariage contracté sous menace lie en quoi que ce soit un homme à
une femme, même si celle-ci lui a fait un enfant. Qu'elle vienne alors se
plaindre que le mari rentre directement dans sa chambre, qu'elle rapporte
horrifiée qu'une fois il est rentré ivre, qu'il ne dînait pas avec elle, qu'il
ne la menait pas dans le monde, il y a tout juste là de quoi hausser les
épaules.
Cependant il semble qu'après tout Charlie Chaplin songe de bonne
foi à rendre possible la vie conjugale. Pas de chance, il se heurte à un mur de
sottise. Tout est criminel à cette femme qui croit ou feint de croire que la
fabrication des mioches est sa raison d'être, des mioches qui pourront à leur
tour procréer. Belle idée de la vie. « Que désirez-vous faire ? Repeupler Los
Angeles ? » lui demande-t-il excédé. Elle aura donc un
second enfant, puisqu'elle l'exige, mais qu'elle lui fiche la paix : il n'a pas
plus voulu de la paternité que du mariage. Cependant il faudrait qu'il vienne
bêtifier avec les bébés pour plaire à Madame. Ca n'est pas dans son genre. On
le verra de moins en moins à
« Oui c'est vrai », dit-il un jour, « je suis amoureux et il m'est
indifférent qu'on le sache, j'irai la voir quand je voudrai, que cela vous
plaise ou ne vous plaise pas ; je ne vous aime pas et je vis seulement avec
vous parce que j'ai dû vous épouser ». Voilà le fondement moral de cette vie,
voilà ce qu'elle défend : l'amour. Il arrive que dans toute cette histoire
Charlot est véritablement le défendeur de l'amour, et uniquement, et purement.
Il dira à sa femme que celle qu'il aime est merveilleuse, il voudra la lui voir
fréquenter, etc. Cette franchise, cette honnêteté, tout ce qu'il y a
d'admirable au monde, tout est maintenant argument contre lui. Mais l'argument
suprême est cette paire d'enfants nés contre son gré.
Ici encore l'attitude de Charlie Chaplin est nette. Les deux fois
il a prié sa femme de se faire avorter. Il lui a dit la vérité : cela se
pratique, d'autres femmes le font, l'ont fait pour moi. Pour moi cela veut dire
non par intérêt mondain, par commodité, mais par amour. Il était bien inutile
de faire appel à l'amour avec Mme Chaplin. Celle-ci n'a eu ses enfants que pour
mettre en valeur que : « le défendeur n'a jamais manifesté un intérêt vraiment
normal et paternel ni aucune affection » nous tenons à signaler cette jolie
distinction « pour les deux enfants mineurs de la plaignante et du défendeur ».
Les bébés ! ils ne sont sans doute pour lui qu'un
concept lié à son esclavage, mais pour la mère ils sont une base de
revendications perpétuelles. Elle veut leur faire construire un attenant à la
maison conjugale. Charlot refuse : « C'est ma maison et je ne veux pas l'abîmer
». Cette réponse éminemment raisonnable, les notes de lait, les coups de
téléphone donnés et ceux qui ne l'ont pas été, les entrées, les sorties de
l'époux, qu'il ne voit pas sa femme, qu'il arrive la voir quand elle reçoit des
idiots et que ça lui déplaise, qu'il ait des gens à dîner, qu'il emmène sa
femme, qu'il la laisse, tout cela constitue pour Mme Chaplin un traitement
cruel et inhumain, mais pour nous cela signifie hautement la volonté d'un homme
de déjouer tout ce qui n'est pas l'amour, tout ce qui en est la féroce, la
hideuse caricature. Mieux qu'un livre, que tous les livres, les traités, la
conduite de cet homme fait le procès du mariage, de la codification imbécile de
l'amour.
Nous songeons à cet admirable moment dans Charlot et le Comte
quand soudain, pendant une fête, Charlot voit passer une très belle femme,
aguichante au possible, et soudain abandonne son aventure pour la suivre de
pièce en pièce, sur la terrasse, jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Aux ordres de
l'amour, il a toujours été aux ordres de l'amour, et voilà ce que très
unanimement proclament et sa vie et tous ses films. De l'amour soudain, qui est
avant tout un grand appel irrésistible. Il faut alors laisser toute chose, et
par exemple, au minimum, un foyer. Le monde avec ses biens légaux, la ménagère
et les gosses appuyés par le gendarme, la caisse d'épargne, c'est bien de cela
qu'il s'évade sans cesse, l'homme riche de Los Angeles comme le pauvre type des
quartiers suburbains, de Charlot garçon de banque à La Ruée vers l'or. Tout ce
qu'il a dans sa poche, moralement, c'est justement ce dollar de séduction qu'un
rien lui fait perdre, et que dans le café de L'Emigrant on voit sans cesse
tomber du pantalon percé sur les dalles, ce dollar qui n'est peut-être qu'une
apparence, facile à tordre d'un coup de dents, simple monnaie de singe qui sera
refusée, mais qui permet que pendant un instant l'on invite à sa table la femme
comme un trait de feu, la femme « merveilleuse » dont les traits purs seront à
jamais tout le ciel. C'est ainsi que l'oeuvre de Charlie Chaplin trouve dans
son existence même la moralité qu'elle portait sans cesse exprimée, mais avec
tous les détours que les conditions sociales imposent. Enfin si Mme Chaplin
nous apprend, et elle sait le genre d'argument qu'elle invoque, que son mari
songeait, mauvais Américain, à exporter ses capitaux, nous nous rappellerons le
spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des
animaux sur le pont du navire qui amène Charlot en Amérique, les brutalités des
représentants de l'autorité, l'examen cynique des émigrants, les mains sales
frôlant les femmes, à l'entrée de ce pays de prohibition, sous le regard
classique de La Liberté éclairant le monde. Ce que cette liberté-là projette de
sa lanterne à travers tous les films de Charlot c'est l'ombre menaçante des
flics, traqueurs de pauvres, des flics qui surgissent à tous les coins de rue
et qui suspectent d'abord le misérable complet du vagabond, sa canne, Charlie
Chaplin dans un singulier article la nommait sa contenance, la canne qui tombe
sans cesse, le chapeau, la moustache, et jusqu'à ce sourire effrayé. Malgré
quelques fins heureuses, ne nous y trompons pas, la prochaine fois nous le
retrouverons dans la misère, ce terrible pessimiste qui de nos jours, en
anglais comme en français, a redonné force à cette expression courante : a
dog's life, une vie de chien.
UNE VIE DE CHIEN : à l'heure actuelle c'est celle de l'homme dont
le génie ne sauvera pas la partie, de l'homme à qui tout le monde va tourner le
dos, qu'on ruinera impunément, à qui l'on enlèvera tout moyen d'expression,
qu'on démoralise de la façon la plus scandaleuse au profit d'une sale
petitebourgeoise haineuse et de la plus grande hypocrisie publique qu'il soit possible
d'imaginer. Une vie de chien. Le génie pour la loi n'est de rien quand le
mariage est en jeu, le sacré mariage. Le génie d'ailleurs n'est de rien à la
loi, jamais. Mais l'aventure de Charlot manifeste, au-delà de la curiosité
publique et des avocasseries malpropres, de tout ce déballage honteux de la vie
intime qui toujours se ternit à cette clarté sinistre, l'aventure de Charlot
manifeste aujourd'hui sa destinée, la destinée du génie. Elle en marque plus
que n'importe quelle oeuvre le rôle et
[La Révolution surréaliste n° 9-10, 1er octobre 1927.]
J'AURAIS MOINS COMPRIS RIMBAUD SANS LE SURREALISME.
ERNEST DELAHAYE
Paris, le 23 Octobre 1927.
Messieurs les Représentants des Ardennes,
Monsieur le Maire de Charleville,
Messieurs les Notables,
Monsieur le Président de la Société des Poètes ardennais,
Vous prenez, paraît-il, la responsabilité d'inaugurer aujourd'hui,
pour la seconde fois, un monument à la mémoire d'Arthur Rimbaud et d'organiser
à ce propos une petite fête régionale. Il est regrettable que la consécration
officielle manque encore à votre entreprise, mais ce n'est que partie remise,
nous nous en portons garants. Que n'avez-vous réussi à déranger
Vous avouerez, Messieurs, que l'occasion est peut-être mal choisie
de se laisser aller au délire patriotique, celui que vous célébrez n'ayant eu
pour vous que des gestes de dégoût et des paroles de haine et ne pouvant jouir
à jamais que d'une gloire toute contraire à celle des écrivains morts pour la
France, ces « Chevaliers de l'esprit en qui se concentre ce que la France a
défendu au cours de la dernière guerre » (*).
Il est vrai que vous ne savez pas qui est Rimbaud et de nouveau
vous le lui faites bien voir :
- MA VILLE NATALE EST SUPERIEUREMENT IDIOTE ENTRE LES PETITES
VILLES DE PROVINCE. SUR CELA, VOYEZ-VOUS, JE N'AI PLUS D'ILLUSIONS. PARCE
QU'ELLE EST A COTE DE MEZIERES - UNE VILLE QU'ON NE TROUVE PAS, - PARCE QU'ELLE
VOIT PEREGRINER DANS SES RUES DEUX OU TROIS CENTS DE PIOUPIOUS, CETTE BENOITE
POPULATION GESTICULE, PRUDHOMMES-QUEMENT
____________________
(*) Herriot.
____________________
SPADASSINE, BIEN AUTREMENT QUE LES ASSIEGES DE METZ OU DE
STRASBOURG ! C'EST EFFRAYANT, LES EPICIERS RETRAITES QUI REVETENT L'UNIFORME !
C'EST EPATANT COMME CA A DU CHIEN, LES NOTAIRES, LES VITRIERS, LES PERCEPTEURS,
LES MENUISIERS, ET TOUS LES VENTRES, QUI, CHASSEPOT AU COEUR, FONT DU
PATROUILLOTISME AUX PORTES DE MEZIERES ; MA PATRIE SE LEVE ! MOI, J'AIME MIEUX
(25 Août 1870).
Nous sommes curieux de savoir comment vous pouvez concilier dans
votre ville la présence d'un monument aux morts pour la patrie et celle d'un
monument à la mémoire d'un homme en qui s'est incarné
la plus haute conception du défaitisme, du défaitisme actif qu'en temps de
guerre vous fusillez.
GUERRE : PAS DE SIEGE DE MEZIERES. POUR QUAND ? ON N'EN PARLE
PAS... - PAR-CI PAR-LA DES FRANCS-TIRADES. ABOMINABLE PRURIGO D'IDIOTISME, TEL
EST L'ESPRIT DE
(2 Novembre 1870).
....
JE SOUHAITE TRES FORT QUE L'ARDENNE SOIT OCCUPEE ET PRESSUREE DE
PLUS EN PLUS IMMODEREMENT. MAIS TOUT CELA EST ENCORE ORDINAIRE.
(Juin 1872).
....
J'AI ETE AVANT-HIER VOIR LES PRUSSMANS A VOUZIERS, UNE
SOUS-PREFECTURE DE 10 000 AMES, A SEPT KILOM D'ICI. CA M'A RAGAILLARDI.
(Mai 1873).
De toute façon, la France le dégoûtait. Son esprit, ses grands
hommes, ses moeurs, ses lois symbolisaient pour lui tout ce qu'il peut y avoir
au monde de plus insignifiant et de plus bas.
QUELLE HORREUR QUE CETTE CAMPAGNE FRANCAISE... QUELLE CHIERIE ! ET
QUELS MONSTRES D'INNOCINCE, CES PAYSANS. IL FAUT, LE SOIR, FAIRE DEUX LIEUES,
ET PLUS, POUR BOIRE UN PEU.
(Mai 1873).
....
TOUJOURS LES VEGETAUX FRANCAIS, HARGNEUX, PHTISIQUES, RIDICULES OU
LE VENTRE DES CHIENS BASSETS NAVIGUE EN PAIX AUX CREPUSCULES.
....
MUSSET EST QUATORZE FOIS EXECRABLE POUR NOUS, GENERATIONS
DOULOUREUSES ET PRISES DE VISIONS, - QUE SA PARESSE D'ANGE A INSULTEES ! OH !
LES CONTES ET LES PROVERBES FADASSES ! O « LES NUITS », O « ROLLA », O «
NAMOUNA », O « LA COUPE » ! TOUT EST FRANCAIS, C'EST-A-DIRE HAISSABLE AU
SUPREME DEGRE ; FRANCAIS, PAS PARISIEN ! ENCORE UNE OEUVRE DE CET ODIEUX GENIE
QUI A INSPIRE RABELAIS, VOLTAIRE, JEAN DE LA FONTAINE ! COMMENTE PAR M. TAINE !
PRINTANIER, L'ESPRIT DE MUSSET ! CHARMANT, SON AMOUR ! EN VOILA, DE
(5 Mai 1871).
Rimbaud ? Il ne tolérait pas qu'on saluât les morts devant lui, il
écrivait « MERDE A DIEU » sur les murs des églises ; il n'aimait pas sa mère «
AUSSI INFLEXIBLE QUE 73 ADMINISTRATIONS A CASQUETTES DE PLOMB ».
Rimbaud ? Un Communard, un bolcheviste au témoignage même de M.
Ernest Delahaye :
- IL EST DES DESTRUCTIONS NECESSAIRES... IL EST D'AUTRES VIEUX
ARBRES QU'IL FAUT COUPER, IL EST D'AUTRES OMBRAGES SECULAIRES DONT NOUS
PERDRONS L'AIMABLE COUTUME. CETTE SOCIETE ELLE-MEME : ON Y PASSERA LES HACHES,
LES PIOCHES, LES ROULEAUX NIVELEURS. « TOUTE VALLEE SERA COMBLEE, TOUTE COLLINE
ABAISSEE, LES CHEMINS TORTUEUX DEVIENDRONT DROITS ET LES RABOTEUX SERONT
APLANIS ». ON RASERA LES FORTUNES ET L'ON ABATTRA LES ORGUEILS INDIVIDUELS. UN
HOMME NE POURRA PLUS DIRE : « JE SUIS PLUS PUISSANT, PLUS RICHE ». ON
REMPLACERA L'ENVIE AMERE ET L'ADMIRATION STUPIDE PAR
Rimbaud ? Il vécut comme vous, CAROPOLMERDEUX, jugez qu'il ne faut
pas vivre : il se soûlait, il se battait, il couchait sous les ponts, il avait
des poux.
Mais il avait horreur du travail :
JAMAIS JE NE TRAVAILLERAI.
....
CELA DEGOUTE DE TRAVAILLER.
....
JAMAIS NOUS NE TRAVAILLERONS, O FLOTS DE FEUX !
....
J'AI HORREUR DE TOUS LES METIERS. MAITRES ET OUVRIERS, TOUS
PAYSANS, IGNOBLES.
Sans espoir aucun, ni sur terre, ni ailleurs, il ne songea qu'à
s'en aller toujours, en proie à cet ennui terrible que vous ne connaîtrez
jamais ; il traquait à travers le monde, dans les lieux les plus désolés,
l'image la plus désolante de lui-même et de nous.
HELAS ! JE NE TIENS PLUS DU TOUT A
(Aden, 25 mai 1881).
Tout ce qui compose votre sale petite vie lui répugnait, il le
vomissait.
TOUT A LA GUERRE, A LA VENGEANCE, A LA TERREUR.
MON ESPRIT ! TOURNONS DANS LA MORSURE : AH ! PASSEZ,
REPUBLIQUES DE CE MONDE ! DES EMPEREURS,
DES REGIMENTS, DES COLONS, DES PEUPLES : ASSEZ !
Il fut toujours contre tout ce qui est, vous faites seulement
semblant de l'avoir oublié. N'essayez pas de tricher : vous n'élevez pas une
statue à un poète « comme un autre », vous élevez cette statue par rancune, par
petitesse, par vengeance. Vous voulez réduire celui qui admirait « LE FORCAT
INTRAITABLE SUR QUI SE REFERME TOUJOURS LE BAGNE » à un buste grotesque dans un
ignoble endroit :
Charleville, Place de la Gare.
SUR
SQUARE OU TOUT EST CORRECT, LES ARBRES ET LES FLEURS,
TOUS LES BOURGEOIS POUSSIFS QU'ETRANGLENT LES CHALEURS
PORTENT, LES JEUDIS SOIRS, LEURS BETISES JALOUSES.
« Singulier retour des choses d'ici-bas, écrivait P. Berrichon, le
monument élevé en 1901 à la mémoire de Rimbaud se dresse, bronze et granit, sur
cette place de la Gare, où, plus que jamais, les habitants de Charleville vont,
le jeudi, écouter la musique militaire ; et c'est la musique militaire qui, à
l'inauguration du monument, exécuta l'adaptation de la symphonie d'Emile Ratez,
inspirée par le Bateau Ivre. »
La musique militaire ! Vous avez oublié les chantres :
« LE DRAPEAU VA AU PAYSAGE IMMONDE » comme vos faces sont faites
pour « LE BAISER PUTRIDE DE JESUS ».
***
L'ombre semble s'appesantir chaque jour sur les marais
envahisseurs. L'hypocrisie étend la hideur de sa main sur les hommes que nous
aimons pour les faire servir à la préservation de ce qu'ils ont toujours
combattu. Il va sans dire que nous ne nous abusons pas sur la portée de telles
entreprises de confiscation, que nous ne nous alarmons pas outre mesure de vos
manoeuvres honteuses et coutumières, persuadés que nous sommes qu'une force
d'accomplissement total anime contre vous tout ce qui au monde a été
véritablement inspiré. Peu nous importe que l'on inaugure une statue à, que
l'on édite les oeuvres complètes de, que l'on tire quelque parti que ce soit
des intelligences les plus subversives puisque leur venin merveilleux
continuera à s'infiltrer éternellement dans l'âme des jeunes gens pour les
corrompre ou pour les grandir.
La statue qu'on inaugure aujourd'hui subira peut-être le même sort
que
PRETRES, PROFESSEURS, MAITRES, VOUS VOUS TROMPEZ EN ME LIVRANT A
Nous, surréalistes, tenons à célébrer le cinquantenaire de
l'hystérie, la plus grande découverte poétique de la fin du XIXe siècle, et
cela au moment même où le démembrement du concept de l'hystérie paraît chose
consommée. Nous qui n'aimons rien tant que ces jeunes hystériques, dont le type
parfait nous est fourni par l'observation relative à
Aux diverses définitions de l'hystérie qui ont été données jusqu'à
ce jour, de l'hystérie, divine dans l'Antiquité, infernale au Moyen Age, des
Possédées de Loudun aux flagellants
<Fig>
LES ATTITUDES PASSIONNELLES EN 1878
spectateurs du très beau film « La Sorcellerie à travers les âges
» se rappellent certainement avoir trouvé sur l'écran ou dans la salle des
enseignements plus vifs que ceux des livres d'Hippocrate, de Platon où l'utérus
bondit comme une petite chèvre, de Galien qui immobilise la chèvre, de Fernel
qui la remet en marche au XVIe siècle et la sent sous sa main remonter jusqu'à
l'estomac ; ils ont vu grandir, grandir les cornes de la Bête jusqu'à devenir
celles du diable. A son tour le diable fait défaut. Les hypothèses positivistes
se partagent sa succession. La crise d'hystérie prend forme aux dépens de l'hystérie
même, avec son aura superbe, ses quatre périodes dont la troisième nous retient
à l'égal des tableaux vivants les plus expressifs et les plus purs, sa
résolution toute simple dans la vie normale. L'hystérie classique en 1906 perd
ses traits : « L'hystérie est un état pathologique se manifestant par des
troubles qu'il est possible de reproduire par suggestion, chez certains sujets,
avec une exactitude parfaite et qui sont susceptibles de disparaître sous
l'influence de la persuasion (contresuggestion) seule » (Babinski).
Nous ne voyons dans cette définition qu'un moment du devenir de
l'hystérie. Le mouvement dialectique qui l'a fait naître suit son cours. Dix
ans plus tard, sous le déguisement déplorable du pithiatisme, l'hystérie tend à
reprendre ses droits. Le médecin s'étonne. Il veut nier ce qui ne lui
appartient pas.
Nous proposons donc, en 1928, une définition nouvelle de
l'hystérie :
L'hystérie est un état mental plus ou moins irréductible se
caractérisant par la subversion des rapports qui s'établissent entre le sujet
et le monde moral duquel il croit pratiquement relever, en dehors de tout
système délirant. Cet état mental est fondé sur le besoin d'une séduction
réciproque, qui explique les miracles hâtivement acceptés de la suggestion (ou
contre-suggestion) médicale. L'hystérie n'est pas un phénomène pathologique et
peut, à tous égards, être considérée comme un moyen suprême d'expression.
Aragon, Breton
[La Révolution surréaliste n° 11, 15 mars 1928.]
Nous protestons encore une fois contre certaines manoeuvres dont
l'origine remonte aux premières manifestations surréalistes en Belgique.
L'exposition des oeuvres anciennes de Giorgio de Chirico à la galerie « Le
Centaure » à Bruxelles se présente, et nous ne pouvons pas croire que ce soit l'effet
du hasard, sous un jour tel que toutes les confusions sont possibles. Cette
exposition ne peut en 1928 se justifier que par le déni qu'elle inflige à un
peintre qui s'est arrogé le droit de trahir une pensée qui depuis longtemps a
cessé d'être la sienne, au profit de ceux-là mêmes qui n'en ont jamais pénétré
le mystère. Et il faut voir l'accueil qu'à force de bassesse il rencontre
aujourd'hui. Il nous suffira donc d'établir, en manière d'avertissement, et
pour qu'il ne soit plus nécessaire de nous en expliquer encore, que ces
tentatives misérables qui ne tendent qu'à faire glisser nos actes du plan où
nous les maintenons, à celui des combinaisons commerciales ou à celui des
considérations sur les destinées de la peinture, nous trouveront résolus à l'opposition
la plus violente, qui n'a plus désormais à se justifier.
Louis Aragon, André Breton, Camille Goemans, Paul Nougé.
Mars 1928.
Que certains hommes ne perçoivent pas le caractère scandaleux de
quelques locutions - « les pouvoirs publics », « les corps constitués », «
l'appareil de la justice » - et que, par surcroît, ils fassent appel à
l'autorité des institutions que ces vocables désignent, voilà qui donne la
mesure de ces gens-là et les situe dans la hiérarchie qui va du flic au
vulgaire mouchard en passant par l'indicateur de police et l'agent provocateur.
La part de bouffonnerie qui entre dans l'action intentée à Albert
Valentin ne vaut pas qu'on s'y arrête un instant, car, au-delà d'elle, apparaît
la bassesse de tous ceux qui s'en remettent aux tribunaux du soin de trancher
un conflit où les sanctions immédiates et directes sont les seules valables.
Il y a, décidément, des personnages qui se contentent de peu,
puisque leur activité sentimentale, leur désespoir, leur colère sont
réductibles à quelques « considérants » et à quelques « attendus ».
Pour que l'ordure soit complète, il importe que la sentence
s'accompagne d'exigences matérielles et, dans le cas présent, on n'a pas manqué
de les prévoir. Il faut qu'on ait l'esprit singulièrement ignoble pour
découvrir ainsi un enchaînement entre un prétendu délit moral, une assignation
à comparaître et une rançon à acquitter. Mais lorsqu'il s'agit de recourir aux
représailles les plus abjectes, on n'a rien inventé de mieux que la procédure
et le chantage aux dommages-intérêts.
Notre position, à l'égard de ceux qui se livrent à de pareilles
pratiques, est assez définie pour que nous soyons dispensés de dire plus
explicitement quel dégoût ils nous inspirent et de quel côté nous nous
tiendrons toujours en ces sortes d'aventures.
Par contre, c'est à l'occasion de semblables sordidités qu'il nous
est loisible d'apercevoir clairement à qui notre estime est due. L'attaque dont
Albert Valentin est l'objet, lui est désormais un titre de plus à la nôtre.
Octobre 1928.
Louis Aragon, André Breton, Robert Desnos, Paul Eluard, Benjamin
Péret, Pierre Unik.
[Variétés, 2e année, n° 6, 15 octobre 1929.]
LES OBJETS BOULEVERSANTS
LES CASSAGES DE GUEULE
LE GENRE MAL ELEVE
LES REVOLUTIONNAIRES DE CAFE
LE SNOBISME DE LA FOLIE
L'ECRITURE AUTOMATIQUE
L'ANTICLERICALISME PRIMAIRE
L'EXHIBITIONNISME
LES PLAISANTERIES PAS DROLES
[Annonce du numéro spécial de Variétés, à paraître le 1er mai
1929.]
<Fig>
[Variétés, numéro hors-série, juin 1929.]
PETITE CONTRIBUTION AU DOSSIER DE CERTAINS INTELLECTUELS A
TENDANCES REVOLUTIONNAIRES (PARIS 1929)
On sait assez l'ordre de reproches faits aux surréalistes, à leurs
méthodes. La stéréotypie même de ces reproches (moeurs de chapelle, goût des
mises en jugement, aucun respect de la vie privée, se croire « purs », beaucoup
de bruit pour rien) est de nature à nous les faire reprendre à notre compte.
Et, pour comiques que paraissent à distance les excommunications majeures qu'on
dit que nous lançons, il nous suffit d'avoir vu se défendre, bafouiller, se
débattre ceux de nos anciens camarades dont nous avons trouvé plus propre de nous
défaire pour estimer qu'après tout de telles sanctions ne sont pas sans motifs
ni sans effets réels. Nous n'avons pas toujours donné toute la publicité
désirable à ces confondantes petites séances où l'humour et la morale,
curieusement, trouvaient en même temps leur compte, mais il n'est pas dit que
nous nous en tiendrons toujours à une si rassurante discrétion. A titre
d'échantillon, nous mettons aujourd'hui les lecteurs de Variétés au courant de
notre dernière entreprise.
Pour fixer les idées, nous relaterons l'ordre du jour d'une
assemblée tenue au café « Le Prophète » fin novembre 1926, assemblée qui
décréta l'exclusion d'Artaud et de Soupault. Il nous semble que le texte de cet
ordre du jour éclaire assez bien ces méthodes dont on nous fait grief et qu'on
nous passerait sans doute encore moins si on les connaissait mieux.
I. Rapport objectif sur la situation actuelle, par Roland Tual.
(Ce rapport ne sera pas discuté.)
II. Examen des positions individuelles :
a) Toutes ces positions sont-elles défendables d'un point de vue
révolutionnaire ?
b) Il y a une position commune.
c) Certaines activités individuelles ne la compromettent-elles pas
?
d) Dans quelle mesure ces activités individuelles sont-elles
tolérables ?
III. Possibilités d'action future du surréalisme :
a) En dehors du parti communiste ;
b) Dans le parti communiste.
IV. Conclusions.
Nous ne reviendrons pas ici sur ce qui avait présidé dans notre
esprit à certaines tentatives de rapprochement avec des groupes ou des
individus plus ou moins éloignés de nous, que nous avions été préalablement
appelés à considérer ou à combattre. Qu'il s'agisse du Congrès de Paris (1922)
qui, au lendemain du procès fait à l'art par Dada, devant procéder à « la
détermination des directives et à la défense de l'esprit moderne », s'adressait
sans aucun critérium à tous ceux qui voulaient bien se réclamer de cet esprit ;
qu'il s'agisse, d'un tout autre point de vue, de l'entreprise de regroupement
qui, congé pris des négativistes impénitents désireux de s'en tenir à la plus
grossière instance d'une sorte de credo dada, réunit les éléments constitutifs
du surréalisme à la veille de la fondation de « La Révolution surréaliste » et
de l'ouverture d'un bureau de recherches rue de Grenelle ; qu'il s'agisse du
contrôle incessant que les éléments en question exercèrent les uns sur les
autres, mettant au point, aux dépens des personnes, les idées dont ces
personnes se faisaient avec plus de lyrisme que de rigueur les porte-parole ;
qu'il s'agisse d'accords passagers qui, autour de textes occasionnels (Un
cadavre, à la mort d'Anatole France, 1924, ou Lettre ouverte à Paul Claudel,
1925) ou à la faveur de manifestations dont la violente bagarre de la Closerie
des Lilas (juillet 1925) reste le type, limitèrent et étendirent le recrutement
d'un groupe qui en venait à reconnaître la prééminence sur toute autre de
l'idée révolutionnaire ; qu'il s'agisse du débat issu de ces derniers
événements qui mit en rapport les surréalistes et leurs amis de «
Correspondance » avec Marcel Fourrier et le Groupe « Clarté », lui-même
récemment reformé après l'expulsion violente de ses derniers barbussistes ;
qu'il s'agisse de l'élaboration d'un texte de protestation contre la guerre du
Maroc (La Révolution d'abord et toujours !, septembre 1925) et, à ce propos, de
l'entrée en contact de « La Révolution surréaliste » et de « Clarté » avec «
Philosophies » (plus tard « L'Esprit ») ; qu'il s'agisse de la formation entre
les représentants de ces revues et quelques isolés d'un intergroupe qui devait
aboutir notamment à la création d'un journal (La Guerre civile) et qui entraîne
de fait la disqualification des membres du groupe « Philosophies » (exception
faite pour André Barsalou, Gabriel Beauroy et
Toujours est-il qu'au début de 1929, avec peut-être un peu plus
d'arrièrepensées que jamais, et certainement avec plus que jamais de froideur
expérimentale, ayant relu toutes sortes de procès-verbaux de réunions, toutes
sortes de manifestes élaborés à coups de concessions diverses, de lettres
d'excuses et de récriminations, nous avons passé en revue les noms de tant
d'hommes qui n'étaient, somme toute, ni très mal situés intellectuellement
parlant, ni entièrement dépourvus de moyens d'expression, que nous avons fait
quelques réflexions sur le sort de tels individus dont quelques-uns ont
gravement failli, si gravement que les voilà au rang des crapules et dont
d'autres ne sont peut-être coupables que d'aveuglement ou d'erreur. Il nous a
paru intéressant de savoir, de ces derniers eux-mêmes, à quel point ils se
trouvent aujourd'hui ; il nous a paru intéressant aussi de savoir lesquels
d'entre eux répondraient à une sorte de signal lancé dans le vide. D'où la
lettre suivante :
Paris, le 12 février 1929.
Monsieur,
Vous ne vous désintéressez pas absolument, autant que l'on sache,
des possibilités d'action commune entre un certain nombre d'hommes que vous
appréciez plus ou moins, les ayant plus ou moins connus, ayant eu plus ou moins
l'occasion de les juger sur tel ou tel acte privé ou public, et désespérant ou
espérant, à tort ou à raison, plus ou moins d'eux. Peut-être jugerez-vous
opportun de procéder à une confrontation générale entre les différents points
de vue qui sont les leurs et qui, peut-être,
aujourd'hui les opposent diversement. Les questions personnelles, dont il a
toujours été admis que chacun faisait bon marché, peuvent-elles ou
doivent-elles prévaloir contre les raisons que ces hommes auraient d'agir
ensemble, si l'on considère l'importance et l'efficacité d'un accord
susceptible de s'établir à nouveau entre eux, ou une partie d'entre eux ? Y
a-t-il antinomie foncière entre ce qu'ils pensent ? Nous nous permettons
d'attirer votre attention sur ce fait : il ne paraît presque plus rien qui nous
intéresse, les uns ou les autres. On annonce bien une revue marxiste, une revue
d'opposition communiste, une revue de psychologie concrète, etc., mais il
semble que ces publications éprouvent des difficultés à paraître, et en
revanche La Lutte de Classes, Le Grand Jeu, Distances, L'Esprit, La Révolution
surréaliste, etc., ne paraissent plus. Devrons-nous permettre qu'on en tire des
conclusions et que nos ennemis communs tablent de plus en plus sur
l'impossibilité où nous sommes de concerter, sur quelque base que ce soit, une
action commune ou renoncer à nous compter autour d'un certain nombre d'idées,
positives ou négatives, après tout assez bien déterminées, et dont la portée
seule est sujette à discussion ? Un certain nombre d'entre nous se refusent de
croire à la nécessité, à la fatalité de l'éparpillement de nos efforts et à la
spécialisation outrancière qui en résulte. C'est pourquoi vous êtes prié de
répondre par écrit aux questions suivantes :
1. - Estimez-vous que, tout compte fait (importance croissante des
questions de personnes, manque réel de déterminations extérieures, passivité remarquable
et impuissance à s'organiser des éléments les plus jeunes, insuffisance de tout
appoint nouveau, et par suite accentuation de la répression intellectuelle dans
tous les domaines), votre activité doit ou non se restreindre, définitivement
ou non, à une forme individuelle ?
2. - a) Si oui, voulez-vous faire à ce qui a pu réunir la plupart
d'entre nous le sacrifice d'un court exposé de vos motifs ? Définissez votre
position.
b) Si non, dans quelle mesure considérez-vous qu'une activité
commune peut être continuée ou reprise ; de quelle nature serait-elle ; avec
qui désireriez-vous, ou consentiriez-vous, à la mener ?
Les réponses devront être adressées, avant le 25 février 1929, à
Raymond Queneau, 18, rue Caulaincourt, Paris ; elles fourniront les bases d'un
débat, pour lequel des convocations seront ultérieurement adressées à tous ceux
qui, indépendamment de ce qui peut les engager déjà dans des sens différents,
auront pris la peine de répondre au questionnaire précédent, signifiant par là
qu'utopique ou non, l'entreprise actuelle, qui a priori les comprend, nécessite
de leur part un aveu ou un désaveu actif.
Cette lettre a été adressée à :
MM.
Cette liste, établie à la hâte, négligeait volontairement un petit
nombre d'individus que leur activité suffit à tarer d'une manière objective
(Delteil, Soupault, etc.). C'est par pure mégarde qu'elle se trouvait omettre
les noms de Marcel Lecomte, René Nelli et Josef Sima. Il est de fait que cette
liste, comportant les noms des principaux collaborateurs de
Paris, le 25 février 1929.
Cher Monsieur,
Après notre conversation de jeudi dernier, et après avoir encore
réfléchi au problème qu'elle mettait en cause, j'adresse cette lettre non pas à
Raymond Queneau, mais à vous, c'est-à-dire à titre privé, pour apporter une
confirmation écrite de ce que j'étais venu vous dire, et non pas à titre
d'appendice individuel à la réponse que j'ai signée comme membre du Grand Jeu.
Cette réponse, et j'espère d'ailleurs que la lecture vous en a convaincu, ne
peut définitivement pas comporter d'additions particulières à chacun d'entre
nous. Elle a été établie comme, semble-t-il, le questionnaire qui l'a
provoquée, en vue d'une action commune possible entre certains hommes, et je
pense que précisément en vue d'une action commune, la réponse collective d'un
groupe n'est pas négligeable. Que des différences individuelles puissent
exister dans ce groupe, et d'ailleurs beaucoup plutôt des variations que des
différences, il me semble a priori que jamais personne ne pourrait imaginer le
contraire, sauf à faire de nous d'impossibles jumeaux. Qu'un certain nombre
d'hommes, d'autre part, aient pu, sans restrictions mentales individuelles,
produire une réponse collective à un appel qui, de par les fins mêmes qu'il
recherche, exige une action collective, cela ne me paraît pas non plus
négligeable. Je pense encore que cette réponse, pour n'être pas détaillée, est
précise.
Vous déploriez que ce But unique dont il est question, chacun de
nous ne l'ait pas expliqué, et que nous n'en ayons pas même collectivement
défini le sens, mais : « Les divergences entre nous dans les habitudes d'esprit
et de langage, suffiraient à en rendre toute expression adéquate impossible. »
Et comme, cependant, il est bien unique et identique malgré ces divergences, et
qu'il constitue la raison même, pour nous, de la « vaste action destructrice »
dont il est parlé et qui, j'espère, sera notre lien général, j'estime qu'il est
juste de voir dans cette réponse une attitude précise et motivée.
Je ne doute pas, en outre, que si des réunions ultérieures ont
lieu, une confrontation générale ne soit nécessaire, tant des buts que nous
nous reconnaîtrons que des moyens particuliers que nous pourrons mettre en jeu.
Pour ce qui est de ma situation propre, je vous assure à nouveau
que je regrette de n'avoir pas pu, pour des circonstances imprévues, très
lourdes et dont vous comprenez, je le sais, les exigences, vous mettre au
courant des tendances précises, du lien précis qui m'unissent au groupe du
Grand Jeu, ainsi que mon ami Pierre Audar
Ceci dit, j'espère vivement qu'une action commune, que je crois
urgente et importante, va pouvoir être tentée, et qu'il ne manque
malheureusement pas d'objets pour l'exercer. Dans cette mesure, je souhaite
que, jusqu'à une limite certaine, il soit fait « bon marché » des questions de
personnes.
Une protestation générale et appuyée contre les conditions de plus
en plus intolérables qui sont faites à Léon Trotsky, par exemple, telle serait
à mon avis (1) une première mesure commune.
Voilà, cher Monsieur, ce que je tenais à vous écrire à propos
d'une situation qui, verbalement, n'aurait pu que devenir plus confuse encore.
Vous m'avez récemment témoigné une amitié qui m'est très chère. En toute
franchise, je pense que maintenant les choses sont nettes, et ne formeront pas
d'obstacles à cette amitié ? J'espère beaucoup que vous le penserez comme moi.
Croyez à mon dévouement.
André Delons
C'est sans doute aussi à un écho de la conversation dont nous
venons de parler que nous dûmes la démarche de Daumal et Gilbert-Lecomte, au
café « Radio », tendant à une liquidation, avant toute réunion, de l'incident
de l'Ecole Normale dont nous parlerons plus loin.
Dès ce moment, considérant les manoeuvres de certains qui se
permirent, n'ayant en mains que le texte d'enquête qu'on connaît, soit en
venant le trouver directement, soit en lui adressant des réponses qui auraient
dû porter l'adresse de Raymond Queneau, soit en exprimant dans des
conversations particulières le sentiment qu'il se cachait, on ne sait à quelles
fins, derrière on ne sait qui, puisque le texte en question ne portait même pas
de signature, qui se permirent, disions-nous, d'imputer à André Breton seul une
initiative où ils ne voulaient voir chacun qu'un piège dans lequel il
s'agissait de faire tomber leur intéressante personne, considérant ces
manoeuvres au cours d'une réunion à laquelle assistaient Aragon, Breton,
Fourrier, Queneau et Unik, il fut décidé, sur la proposition d'Aragon, qu'en
possession des réponses reçues, nous adresserions, pour une réunion fixée au 11
mars, des convocations qui ne porteraient pas la signature de Breton, mais
celles d'Aragon, Fourrier, Queneau, Unik, Péret, non consulté.
Au texte de convocation générale :
Paris, le 6 mars 1929.
Monsieur,
Conformément à ce que vous laissait prévoir la lettre qui vous a
été adressée le 12 février dernier, nous prenons l'initiative de convoquer MM.
Alexandre, Arp, Audard, Baldensperger, Baron, Bernard, Bernier, Bousquet,
Breton, Carrive, Caupenne, Crastre, Crevel, Daumal, Delons, Desnos, Duchamp,
Duhamel, Eluard, Ernst, Fégy, Fraenkel, Gilbert-Lecomte, Genbach, Goemans,
Harfaux, Henry, Hooreman, Kasyade, Lecomte, Magritte, Malkine, Mégret, Mesens,
Miró, Morise, Naville, Nelli, Nougé, Prévert, Man Ray, Ribemont-Dessaignes,
Ristitch, Sadoul, Savitry, Sima, Tanguy, Thirion, Tzara, Vailland, Valentin,
Vidal, à une réunion qui aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très
précises, au Bar du Château, 53, rue du Château (angle de
____________________
(1) = à notre avis.
____________________
De ce qu'on peut dès maintenant déduire d'une consultation dont
vous apprécierez vous-même les résultats, nous avons cru devoir négliger
d'adresser une lettre semblable à MM. Altman, Artaud, Bataille, Boiffard,
Boully, Dubois, Gérard, Guitard, Gutermann, Lefebvre, Leiris, Limbour, Masson,
Massot, Morhange, Pia, Picabia, Politzer, Souris, Tual, Vitrac, qui n'ont pas
répondu ou l'ont fait d'une façon qui les dispense d'assister à une séance
ultérieure.
Pour tenir compte des suggestions sans doute les plus
intéressantes que nous ayons reçues, nous proposons comme thème de discussion
l'examen critique du sort fait récemment à Léon Trotsky.
Signé : Aragon, Fourrier, Péret, Queneau, Unik
P.-S. - Le présent avis, qui tient lieu de convocation, est
strictement personnel.
fut jointe, pour les « membres du
Grand Jeu », la lettre suivante :
Paris, le 6 mars 1929.
Messieurs,
Comme des conversations particulières ont pu vous l'apprendre,
notre lettre du 12 février, personnellement adressée à chacun de vous,
impliquait de la part de chacun de vous une réponse personnelle. Il est de fait
que vous avez cru devoir en juger autrement mais, sans revenir sur le principe
d'une réponse collective ni sur la présence au bas de cette réponse des
signatures de Pierre Audard, André Delons, Josef Sima (pour ce dernier, seul un
oubli involontaire avait fait que son nom n'y figurât pas), nous vous signalons
qu'étant donné les longs rapports que nous avons eus avec Monny de Boully et la
nature de ces rapports, nous ne pouvons faire autrement que considérer comme
nulle et non avenue la signature de ce monsieur à côté des vôtres. C'est
pourquoi nous ne lui adressons pas de convocation individuelle à la réunion qui
aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très précises, au Bar du
Château, 53, rue du Château (à l'angle de
Faisant droit à une suggestion qui, croyons-nous savoir, a votre
approbation, nous avons décidé de proposer comme thème de discussion l'examen
critique du sort fait récemment à Léon Trotsky.
et pour Pierre Naville, qui n'avait
pas répondu, cette autre lettre :
Paris, le 6 mars 1929.
Cher ami,
Nous nous souvenons encore de la part très active que vous avez
prise à des réunions de l'espèce de celle que notre lettre du 12 février
faisait prévoir. Quelle que puisse être pour vous la suffisance d'une activité
qui s'exerce dans d'autres cadres, il ne peut pas vous échapper que votre
abstention en cette circonstance implique à notre égard une désolidarisation
d'autant plus regrettable que c'est l'attitude adoptée par des gens que nous
vous avons toujours vu combattre.
Nous insistons encore pour que vous répondiez à cette lettre avant
la réunion qui aura lieu le lundi 11 mars, à 8 heures et demie très précises,
au Bar du Château, 53, rue du Château (à l'angle de
Comme il nous a paru particulièrement indiqué d'amener chacun à se
prononcer sur un fait qui ne vous est pas indifférent (le sort fait récemment à
Léon Trotsky), ne croyez-vous pas que, ne fût-ce même qu'en qualité de témoin,
l'auteur de « La Révolution et les Intellectuels » devrait se trouver présent ?
En tout cas, son absence pourrait prêter à d'inutiles commentaires
(1).
On remarquera que la liste de convocation comporte treize noms de
personnes qui n'ont pas répondu, dont six (Baldensperger, Carrive, Crastre,
Duchamp, Nelli, Tzara), qui de toute façon n'ont pu être touchées en temps
voulu et sept (Baron, Duhamel, Fégy, Prévert, Man Ray, Tanguy, Vidal) que nous
avons cru bon de tenir quittes, en raison de leurs occupations ou de leur
caractère.
Pour les non-convoqués, nous nous bornerons à signaler que les
anciens membres de
Faut-il, au fait, souligner qu'en proposant comme horizon à la
discussion l'examen critique du sort fait à Léon Trotsky, nous ne voulions pas
préjuger du sens et de la nature de la réunion projetée mais qu'il nous
importait de savoir quelle serait l'attitude d'une quarantaine d'intellectuels,
toujours disposés à se déclarer révolutionnaires, en face d'un problème
susceptible d'accuser les plus
____________________
(1) « C'est aussi bien à moi qu'à tel autre à m'immiscer dans des
discussions où se révèle la platitude, ou la gaucherie, ou l'égoïsme, ou la
mauvaise foi, ou la fantaisie, ou la politique de certains individus, et à
retenir sérieusement les traits de caractère déplaisants dont s'émaille la
conduite d'hommes, qui paraissent d'ailleurs d'une grande sincérité et
honnêtement ennemis de toute oppression tant qu'ils s'obéissent encore... Je ne
doute pas que les démonstrations les meilleures soient celles que l'on pratique
ad hominem. » (Pierre Naville : La Révolution et les Intellectuels, passim).
Néanmoins, l'auteur
____________________
inquiétants des tics des intellectuels
révolutionnaires contemporains. Cela nous valut d'ailleurs immédiatement un
réflexe de Georges Limbour, qui ne se dérange pas souvent pour écrire et qui,
pour une fois, désira mettre les rieurs de son côté :
Cher ami,
J'ai appris que vous avez projeté de vous réunir afin d'examiner
le cas Trotsky.
J'ignore, comme bien vous le pensez autant que vous devez les
ignorer vous-mêmes, les décisions que vous allez prendre dans le courant de
cette discussion. Nul doute qu'elles tendront à influencer le camarade Staline
en faveur du révolutionnaire exilé. Aussi j'espère que cette réunion aura
d'efficaces résultats.
Permettez-moi cependant ce conseil de n'agir que d'après un plan
mûrement réfléchi et défini ; avec des hommes tels que Pierre Unik ou Thirion,
pour n'en citer que deux parmi le quarteron, habitués à pousser jusqu'au bout
l'accomplissement de leurs énergiques desseins et qui, mal engagés, pourraient,
dans l'excès de leur audace et de leur courage, concourir à des actes
désastreux, autant pour le salut de Trotsky que pour leur propre liberté.
Cordialement.
De même, cela permit à Bernier qui, sous un pseudonyme, tient si
brillamment la rubrique des sports à L'Humanité pour « gagner sa croûte »
(sic), de produire un texte de critique purement picturale d'Aragon qui, selon
lui, ne cadrait pas avec le matérialisme historique et de s'en autoriser pour
ne pas assister à la réunion, nous autorisant à notre tour à considérer
essentiellement en lui l'homme qui fit publier sa photographie dans L'Humanité
avant de ne pas aller, alors qu'il s'y engageait, « casser la gueule » à Henri
Béraud, insulteur de Raymond Lefebvre.
Le 11 mars, au Bar du Château, la réunion s'ouvre sous la
présidence de Max Morise. Présents : Alexandre, Aragon, Arp, Audard, Bernard,
Breton, Caupenne, Crevel, Daumal, Delons, Duhamel, Fourrier, Gilbert-Lecomte,
Goemans, Harfaux, Henry, Kasyade, Magritte, Mégret, Mesens, Queneau, Man Ray,
Ribemont-Dessaignes, Sadoul, Savitry, Sima, Tanguy, Thirion, Unik, Vailland,
Valentin. La parole est donnée à Raymond Queneau qui présente les réponses à la
lettre du 12 février en les classant d'après leurs conclusions contre ou pour
une action commune : quatre contre, quatre pour ou contre avec réserves,
trente-six pour. Il est donné lecture in extenso de toutes les réponses.
Le ton des opposants les plus déclarés est donné par Georges
Bataille, traducteur de Chestov :
Beaucoup trop d'emmerdeurs idéalistes.
- par Michel Leiris, incontestablement un des idéalistes désignés
:
Mon cher Queneau,
La politique d'union sacrée ne me dit rien qui vaille, et j'ai
toujours eu, par-dessus tout, horreur des replâtrages. Prenez cela, si vous
voulez, pour une réponse à votre (?) questionnaire.
- par André Masson, qui préfère sans doute de nos jours à La
Révolution surréaliste les Cahiers d'Art et les Cahiers du Sud (1) :
... Ce qui me gâte souverainement le questionnaire que tu
m'adresses, c'est que son (ou ses) instigateurs se cachent modestement parmi
les 75 camarades du palmarès. Foutre ! Que de phrases embarrassées pour aboutir
à un « Congrès de Paris », grande partouse ratée de l'époque Dada, et à la
création d'une nouvelle revue littéraire et artistique qui sera, n'en doutons
pas, la plus scandaleuse du monde. Pas drôle.
- par Paul Guitard, qui se signale régulièrement à notre attention
en faisant dans L'Humanité l'apologie des clowns :
Le plan moral sur lequel verbalement vous vous situez, et sur
lequel pratiquement il vous est impossible d'évoluer, vous conduit à une sorte
de tartuferie inconsciente. Dans ces conditions, quelle action voulez-vous
tenter ?
Le jargon économico-philosophique de Bernier, dans lequel on
démêle une déclaration contre la politique actuelle de
... qui devrait être, comme dit Marx, « non une passion de la
tête, mais la tête de la passion »
que ne le fait l'interminable post-scriptum de sa lettre, tout
imprégné de la rancoeur qu'alternativement l'auteur de « Tête de Mêlée » exhale
contre son ami Drieu La Rochelle et contre nous.
Pourquoi faut-il que Jean Genbach, qui ne se montre pas toujours
incapable de sérieux, se soit cru obligé de nous écrire dans le style qu'il
réserve généralement au cardinal Dubois ? Sans doute est-il encore de ceux,
mais c'est le cas de pas mal d'intellectuels, qui ne savent pas faire bon
marché de leur pittoresque personnel.
Théodore Fraenkel :
Mon activité ? Ce terme, appliqué à moi, ferait sourire tous ceux
qui me connaissent. Elle ne saurait se restreindre ni s'élargir, étant
certainement aussi voisine que possible du néant, mais cependant : je ne
demande qu'à étudier un programme d'action avec n'importe lesquels des
destinataires dont la bonne moitié me sont inconnus, mais dont un bon nombre, à
ma connaissance - et ceux dont j'attends le plus - estiment ne pas devoir se
prêter à cette tentative.
Avec Ribemont-Dessaignes, le ton change. Les réserves qu'il fait
tout en se déclarant partisan d'une action collective, ne sont plus de l'ordre
de celles de
____________________
(1) Cette lettre venant à l'appui de ce qu'il connaissait de
l'esprit de confusion d'André Masson, Aragon, d'ailleurs nettement désigné par
ce texte, apprécia, dans une conversation privée, avec la violence convenable,
l'idiotie soudain active de son signataire. Celui-ci fit, au cours de la
réunion que nous relatons, une entrée théâtrale et ne put obtenir d'Aragon que
la confirmation des propos tenus sur son compte.
____________________
Bernier, Genbach et Fraenkel. Il ne doute pas des personnes pour
des raisons philosophiques comme le premier, métaphysiques comme le second,
sentimentales comme le troisième :
... Même si en fin de compte il ne doit en sortir qu'une
exaspération de l'action individuelle, et la certitude, pour moi admise (autant
qu'une certitude puisse l'être) que l'Esprit, au sens où j'admets que nous
l'entendons, est violemment opposé à toute Révolution Sociale, ce qu'on appelle
ainsi n'étant qu'un changement dans les relations de la collectivité et
seulement un milieu où l'Esprit peut se nourrir : en apparence l'Esprit
s'enthousiasme au seul nom de révolution. Mais que celle-ci éclate, elle n'a
qu'un temps très court, et devient en tout semblable à ce qu'était l'état
social précédent. L'Esprit redevient ce qu'il était : une puissance de
destruction.
... Il y a un esprit collectif français qui fait sa petite
révolution dans le sens que vous voyez s'affirmer tous les jours : démocratie
où tout vient se fondre, fascisme, communisme, démocratie - américaine - ça
fera
Ai-je confiance ? Non. Il ne vient rien derrière nous, ou si vous
voulez devant nous. La seule porte ouverte est celle du Grand Jeu. Nous sommes
tous des anarchistes. Je ne vois pas pourquoi à cause de son passé nous aurions
peur de ce mot. Le tout serait de lui donner un peu plus de grandeur. Mais
voilà : une nouvelle réunion de nous tous va-t-elle en révéler ? Même si c'est
le contraire, et si à sa suite nous devons nous retrouver tous le cul par terre,
le spectacle vaut la peine qu'on l'organise, ceci dit sans intention de rire.
Joan Miró :
Incontestablement, pour aboutir à une action, il faut toujours un
effort collectif. Néanmoins, je suis persuadé que les individus avec une forte
ou excessive personnalité, maladive peut-être, fatale si vous le voulez, ceci
n'est pas à discuter, ne pourront jamais se soumettre à la discipline de
caserne qu'une action commune exige à tout prix.
Paul Hooreman :
Monsieur,
Je relève dans les questions de votre lettre, qu'y sont impliquées
les réponses.
Je ne saurais, pardonnez-moi, souscrire à ces propositions
déguisées. Je n'estime pas que tout compte fait, notre activité doit se
restreindre, définitivement ou non, à une forme individuelle. Je pense, au
contraire, que cette forme est la seule que puisse présenter une activité
réelle, la seule qui puisse l'amener, au-delà d'elle-même, à conduire une
action commune de quelque portée ; et qu'on ne peut arguer d'une coïncidence
avec les esprits qu'on estime pour limiter par cette relation leur activité et
la sienne.
D'autre part, il me paraît vainement habile que vous demandiez,
même comme un sacrifice, à tous ceux qui se taisent de définir leur position.
Puisqu'il fait le sujet de votre enquête, vous n'ignorez pas que le problème de
l'action commune, avec tout ce qu'il renferme, est la principale inquiétude de
la plupart d'entre eux. S'ils pouvaient définir leur position, nul doute qu'ils
ne l'eussent déjà fait - sans grande chance que ce fût d'aucune utilité
collective. Car, Monsieur, il ne me semble pas que la plupart de vos
correspondants puissent aucunement se dépasser ; en les obligeant, comme vous
le faites, à définir leur position, vous les mettez, n'en doutez pas, à la
merci de quiconque les sauvera d'une réponse individuelle en leur proposant une
solution commune.
Vous me trouverez un peu dur, sans doute. Mais cela vient,
Monsieur, de l'impatience que j'éprouve à voir une fois de plus renaître une
situation qui paraît, plus que jamais, précaire. J'en juge de Bruxelles, sans
doute, - mais aussi avec le souvenir : d'une part des conversations que j'eus
en août dernier, à ce sujet, avec André Breton ; et d'autre part, des réunions
à l'issue desquelles plusieurs surréalistes s'affilièrent au parti communiste.
Ces deux points me faisaient présumer que l'autorité de Breton et le souvenir
du médiocre résultat de ce Congrès pourraient empêcher toute velléité d'en
recommencer d'autres. Il n'en est rien, me dit votre lettre. Il ne me reste
donc qu'à vous souhaiter bonne chance et à vous prier d'assurer mes amis de
Paris que je suis de coeur avec eux dans cette circonstance difficile.
Arp (réponse télégraphiée) :
J'insiste sur le surréalisme pour me défendre d'un entraînement
vers la politique.
Camille Goemans :
Ma position est exactement celle-ci... que si elle venait à se
définir, ou que si je pouvais le faire, il faudrait aussitôt que je
l'abandonnasse... En somme, la portée de votre question est pour moi de savoir
à quelle forme de l'action commune je choisirais de m'arrêter, l'activité
individuelle ou l'activité en commun... Mais l'action commune me paraît être,
dans ce moment, un moyen matériel d'une efficacité extrême.
Partisan aussi d'une activité commune, René Magritte :
L'action commune pourrait peut-être avoir un prestige redoutable.
Elle ferait entendre davantage ce que Poésie, par exemple, peut laisser
entendre.
Robert Desnos :
Absolu mépris de toute activité littéraire ou artistique ou
anti-littéraire ou anti-artistique, pessimisme absolu en ce qui concerne une
activité sociale... Je ne me sens pas, d'autre part, d'humeur à faire
abstraction des questions personnelles... En définitive et dans les cas
impossibles à déterminer à l'avance, je ne renonce pas à collaborer à une
activité commune mais je me refuse à accepter des mots d'ordre et une
discipline par trop souvent arbitraire.
André Souris :
Il n'est pas douteux que plusieurs hommes se peuvent encore
accorder sur certains mobiles essentiels. Toutefois, une entreprise commune me
paraît réclamer, à l'heure présente, l'examen préalable et le plus clairvoyant
des moyens propres à la rendre efficace - et je suis prêt à m'engager avec ceux
qui reconnaîtraient l'imminence de cette nécessité.
Max Morise :
Je considère comme concluant l'échec des tentatives faites pour
trouver une place au surréalisme dans l'idéologie révolutionnaire. A-t-on
jamais fait entrer dans un système autre chose que ce qui s'y trouvait déjà ?
Trancher si le surréalisme est dans la conception marxiste de la révolution ou
non est laissé à la fantaisie de chacun, la réponse donnée ne change rien au
développement de l'un ni de l'autre.
J'attribue la confusion et la débâcle actuelles à la sournoise
intrusion du vieux dualisme - matérialisme, idéalisme - dont nous avons été
victimes et à l'esprit outrageusement rationaliste qui nous a poussés à
chercher dans une seule et même formule la motivation, d'une part, d'un
ensemble d'activités d'ordre scientifique qui tirent leur existence d'une
idéologie précise (science sociale et économique, philosophie, psychologie,
etc.) et, d'autre part, de l'activité dite « surréalisme » et autres moyens
d'expression de nature essentiellement poétique, qui sont, en général, notre
fort. L'existence de quelques systèmes connus (dialectique, pataphysique, etc.)
aurait pu éviter ce faux pas au moins averti d'entre nous. Distrait, chacun a
cessé de prêter l'oreille à sa propre colère.
Je déplore l'oubli profond où est tombé l'humour.
Je demande le retour des superstitions. Je ne sais si elles sont
assez fortes pour grouper encore quelques hommes.
Paul Nougé :
... J'aimerais assez, que ceux d'entre nous dont le nom commence à
marquer un peu, l'effacent. Ils y gagneraient une liberté dont on peut encore
espérer beaucoup... Le monde nous offre encore de beaux exemples : celui de
quelques voleurs, de certains assassins, celui des partis politiques voués à
l'action illégale et qui attendent l'instant de
A partir de celle-ci, les vingt-deux réponses suivantes, y compris
celle du Grand Jeu portant neuf signatures, concluent toutes à la nécessité
d'une action commune et à l'organisation de cette action.
Le Grand Jeu :
Au questionnaire adressé par M. Raymond Queneau à la plupart de
ses membres, le groupe du Grand Jeu répond collectivement, d'accord à
l'unanimité sur tous les points suivants :
1. Etant donné notre attitude anti-individualiste, tant dans le
domaine de la pensée que dans celui de l'action, il ne peut être question pour
nous, sur quelque plan que ce soit, d'activité efficace autre que collective.
Toutes les objections sur ce point sont considérées par nous, a priori, comme
non valables. Notre réponse est donc : NON.
b) Nous considérons qu'une action commune peut être entreprise
(car pour nous il ne peut s'agir de la « continuer » ou de la « reprendre », et
nous avons encore notre mesure à donner dans ce domaine) autant qu'elle sera dirigée
non pas POUR,
mais CONTRE...
Non pas POUR...
Une telle restriction a un sens parce que nous croyons fermement
que nous tendons tous vers un but unique. Mais comme nous n'avons pas encore
atteint ce but, chacun de nous ne pourrait qu'en donner une définition plus ou
moins approchée selon qu'il en a plus ou moins confusément conscience. Dans
tous les cas, cette définition serait utopique. Les divergences entre nous dans
les habitudes d'esprit et de langage suffiraient à en rendre toute expression
adéquate impossible. Ceux qui refusent d'accepter cette proposition se perdront
dans une casuistique sans fin, qui, à l'avance, énervera toute action possible.
Conséquence pratique : nous entendons qu'une union soit établie, non pas entre
individus, mais entre groupes, sous forme fédérale ; chaque groupe gardant son
autonomie en tout ce qui concerne son activité positive, et l'ordre de
recherches qui lui est propre.
Mais CONTRE...
certaines formes sociales et certaines
formes de pensée, l'accord est, croyons-nous, virtuellement fait. Nous avons
assez d'ennemis communs dans tous les domaines pour que la nécessité d'une
action concertée d'attaque et de défense soit démontrée. C'est précisément dans
de telles manifestations que nous pourrons vivre et reconnaître notre pensée
commune et prendre à chaque instant davantage conscience de l'unicité de notre
but désespéré.
Dans l'ignorance où nous sommes des moyens qui seront réunis, nous
ne pouvons guère faire entrer en ligne de compte que les aptitudes
particulières qui sont les nôtres pour en conclure à la nécessité d'une vaste
action destructrice s'exerçant principalement sur les fondements idéologiques
et moraux de la société contemporaine.
Cette activité commune, pour être efficace, doit se spécialiser et
n'être ni celle de groupements politiques disposant de moyens incomparablement
supérieurs, ni celle, par exemple, des organes de nos groupes respectifs dont
la diffusion est insuffisante.
Il s'agira dans les débats qui vont suivre de fixer les procédés
d'une technique rigoureusement appliquée à son objet.
Cette action commune doit être menée par le plus grand nombre.
Sans connaître toutes les personnes à qui vous avez adressé cette lettre, nous
vous faisons confiance quant à votre choix. Nous pensons même qu'il existe encore
un certain nombre d'hommes à qui vous pourriez faire appel.
Pierre Audard, Monny de Boully, René Daumal, André Delons, Roger
Gilbert-Lecomte, Arthur Harfaux, Maurice Henry, Josef Sima, Roger Vaillan
P.-S. - C'est la première fois que nous nous associons à une
tentative de ce genre. Nous vous prévenons dès à présent, et nous croyons que
vous n'y verrez pas d'inconvénient, que lors du prochain débat nous poserons au
préalable cette question :
Pourquoi les précédentes tentatives n'eurent-elles pas le résultat
qu'on en attendait ?
Ceci dans le seul but de nous éclairer et afin que nous ne
tombions pas dans les erreurs qui furent sans doute commises précédemment.
Un certain nombre de correspondants se prononcent pour la
poursuite pure et simple de l'activité surréaliste.
Joë Bousquet :
L'activité commune doit être reprise. C'est avec Paul Eluard,
André Breton, Louis Aragon, Benjamin Péret et les autres surréalistes qu'elle
doit être menée.
Marco Ristitch :
Parmi les personnes nommées, il y en a certaines que je ne connais
pas personnellement, mais avec lesquelles je crois, d'après ce que j'en sais,
pouvoir m'entendre jusqu'à un certain point (Clarté, Distances, L'Esprit et
peut-être Le Grand Jeu). Il y a enfin celles (La Révolution surréaliste) qui
signifient pour moi l'influence la plus incomparable, la plus décisive au
monde, auxquelles je suis redevable pour tout ce sur quoi je peux, en moi,
compter.
Edouard Kasyade :
J'approuve votre initiative. Je crois que Breton et Paul Eluard
sont encore les seuls parfaitement désignés pour opérer le regroupement de ces
volontés désintéressées dont vous déplorez l'éparpillement. A propos des
jeunes, je pense que nous avons laissé échapper une occasion en ne nous
montrant pas solidaires, par une déclaration
collective, du geste de révolte des Normaliens.
Georges Malkine désapprouve l'activité individuelle à laquelle il
se déclare néanmoins réduit. Il préconise la rédaction d'un manifeste violent
engageant gravement ses signataires et permettant de débarrasser le groupe :
... des faibles, des tièdes, des indulgents, des conciliants, des
amateurs, des larges d'esprit et autres ordures... Je ne conçois sous aucune
forme la reprise d'une activité surréaliste quelconque si elle est préalable au
triage que je réclame.
Emile Savitry entend soutenir par tous les moyens une activité
surréaliste :
Je tiens particulièrement à dire que, parmi les surréalistes que
je connais, sont des hommes qui ont toute mon estime et mon admiration pour la
grandeur et la réalité de leurs convictions : Aragon, Breton, Desnos, Malkine,
Man Ray.
Max Ernst :
J'estime extrêmement utile un minimum d'organisation. En principe,
je suis prêt à mener une activité commune avec toutes les personnes du
questionnaire... J'estime de la plus grande importance de continuer les actes
de terreur que les surréalistes ont menés.
Les réponses suivantes, qu'elles le mentionnent ou non, tiennent
compte, à côté ou au-delà de l'activité surréaliste, d'activités d'un autre
caractère.
Albert Valentin :
Loin de faire bon marché des questions de personnes, je ne les
sépare pas des seules questions morales qui me touchent et dont elles sont
toujours le prolongement ou la conclusion.
Il compte sur leurs réponses pour juger ceux qu'il ignore mais il
en est d'autres :
... qui me sont entièrement étrangers et pour lesquels j'entends
ne rien risquer, - je veux dire, par exemple, les gens de Philosophies (et tout
ce qui s'ensuivit : L'Esprit, Revue marxiste, Revue de psychologie concrète)
dont il n'y a rien à attendre sinon le galimatias spéculatif et l'inaptitude à
servir les valeurs sentimentales que je défends... A présent, je suis bien en
peine de vous déterminer la nature que doit affecter la collaboration que
j'envisage, et, réclamer que je le fasse aujourd'hui consisterait à me demander
de quelle sorte sera la prochaine saloperie qui se produira et contre laquelle
il conviendra de s'élever.
Paul Eluard :
Mon activité ne saurait se réduire à une forme individuelle et,
quel que soit le résultat de notre tentative de regroupement, je reste et
resterai solidaire de tous ceux qui ont toujours montré leur volonté d'agir en
commun pour une cause véritablement révolutionnaire... Il me sera probablement
impossible d'assister aux débats qui suivront votre consultation, mais je vous
prie de considérer que je fais entièrement confiance à André Breton et à Louis
Aragon pour me représenter. L'activité surréaliste ne saurait être abandonnée,
mais il est à souhaiter qu'aucun effort parallèle ne soit négligé, ni isolé.
Cette activité commune, qui pour moi personnellement est une de
mes raisons d'être, doit très exactement correspondre aux nécessités
révolutionnaires actuelles, et à la fois être rigoureusement adéquate à nos
exigences les plus profondes.
René Crevel :
A l'opportunisme de la grande presse, aux sophismes distingués de
tant d'inutiles revues, à tous ceux qui tiennent boutique de bonne grosse
muflerie, de grâces particulières, d'esthétisme ou de louche subtilité, de
Clément Vautel à
E.L.T. Mesens :
Dans l'état où je me trouve actuellement, je ne puis que faire
confiance à une activité collective telle que vous pouvez la comprendre et à
laquelle je voudrais pouvoir me consacrer sans réserves...
Il importe que nous ne laissions rien passer qui puisse, pour ou contre,
solliciter notre intervention.
Nous ne manquerons pas de signaler qu'au détriment même de
propositions propres à exalter quelques-uns, ce qui prime dans les trois
réponses auxquelles nous arrivons est un esprit de conciliation qui suppose la
considération de toutes les personnes interrogées.
Ainsi, André Breton se borne à rappeler qu'au-delà des relations
particulières entre ces personnes, il existe une possibilité d'accord spontané
qui ne saurait être sacrifiée au jeu de ces relations :
Pour quelques-uns d'entre nous, si je me souviens bien, il était
question de faire prévaloir par tous les moyens une sorte d'innocence active à
quoi tous les prétextes étaient bons pour se manifester et dont le seul mode
adéquat d'expression était, sous toutes ses formes,
Ainsi, Raymond Queneau ne voudrait voir soulever ces questions
personnelles qu'à toute extrémité :
La littérature guette son homme au carrefour du scepticisme et de
Ainsi, Louis Aragon, qui envisage la question d'un point de vue
expérimental :
Qu'espérons-nous ? Cette question est bien inutilement
humoristique. Ce n'est cependant pas de considérer que les résultats négatifs
sont encore des résultats qui doit me faire, personnellement, passer pour un
amateur de défaites. Je souhaite, bien entendu, un accord entre les gens
auxquels nous faisons appel. Je le souhaite exactement, comme devant le fait
acquis, j'en ratifierai la carence.
Par contre, Frédéric Mégret, Pierre Unik, Jean Caupenne, Georges
Sadoul soulèvent violemment les questions personnelles.
Frédéric Mégret :
1° Artaud, Vitrac, complètement impossibles (puisqu'il faut le
répéter) ; 2° les gens du Grand Jeu, groupe littéraire issu d'une même classe
de lycée, prêts à toutes les petites et grandes saletés pour faire leurs petits
bonshommes de chemins... Je suis d'ores et déjà bien décidé à suivre Aragon et
Breton dans toutes les entreprises qu'ils mèneront dans l'avenir.
Pierre Unik, tout en refusant de croire que des différences
individuelles puissent anéantir les possibilités d'action commune, fait objection
à toute possibilité de collaboration avec Artaud et Vitrac, Le Grand Jeu et :
quelques maniaques de l'obstruction et de
la démoralisation à tout prix qui se découvriront au cours du débat... Je fais
par contre confiance tout particulièrement à Aragon, Baldensperger, Boiffard,
Breton, Caupenne, Eluard, Ernst, Fourrier, Genbach, Goemans, Mégret, Morise,
Nougé, Péret, Queneau, Sadoul, Savitry, Tanguy, Thirion, Valentin.
Jean Caupenne :
Je crois nuisible une collaboration avec un certain nombre de destinataires
de votre lettre. En premier lieu celle d'êtres particulièrement tarés comme
Artaud et Vitrac, celle des anciens collaborateurs de Philosophies qui viennent
de se faire une situation dans le communisme. Quant au Grand Jeu, plusieurs de
ses collaborateurs ne se contentent pas d'être des métaphysiciens distingués :
quand dernièrement il s'est agi de communiquer à Thirion le texte du manifeste
des élèves de l'E.N.S., ils s'y sont refusés pour des raisons que j'aimerais
entendre préciser dans la réunion prochaine. J'ai une confiance trop absolue,
pour le présent et l'avenir, en André Breton et Aragon pour ne pas faire
confiance à leurs amis présents et futurs.
Georges Sadoul demande qu'on tire parti de l'attitude de chacun :
Il y a grand intérêt à solliciter de tous les destinataires de
cette lettre une adhésion à une action commune - si discutables ou si suspects
que certains d'entre eux puissent être - afin de compromettre ces derniers
s'ils acceptent ou de tirer parti de leur refus s'ils se dérobent.
Après des attaques contre le groupement Philosophies, «
universitaires et contre-révolutionnaires », les membres du Grand Jeu (à propos
de la récente affaire de Normale), Bernier, Guitard, Crastre et Altman « qui
ont assez démontré leur gâtisme velléitaire », Vitrac et Artaud « leur
saloperie de petits littérateurs », il conclut en faisant « confiance à toute
activité qui s'organisera autour de Breton et d'Aragon ».
Enfin, nous terminerons par trois réponses dont les signataires,
qui poursuivent pour leur compte une activité d'ordre politique, se prononcent
tous les trois en faveur d'une activité commune.
Marcel Fourrier :
Je ne me désintéresse absolument pas des possibilités d'action
commune entre un certain nombre d'hommes. Encore faut-il que ces hommes soient
des révolutionnaires, car une seule action commune m'importe : celle qui mène
vers la Révolution et j'entends bien la destruction totale de l'ordre social
bourgeois, son origine de production économique, son esprit.
Pour ma part, je pense que l'activité commune qui continue à
rassembler un certain nombre d'entre nous autour de la défense de quelques
idées et de quelques principes sur lesquels se comptent aujourd'hui les seuls
révolutionnaires dont je veuille me soucier, ne peut se manifester dans un sens
admissible pour moi que dans une solidarité absolue avec Trotsky, par exemple -
pour prendre un cas-type compréhensible par tous et devant lequel personne ne
puisse se dérober.
Ce premier point éclairci, nous pourrons procéder à un nouveau
recensement de nos forces et porter le second point de l'examen auquel nous
voulons procéder sur la meilleure utilisation de l'activité de chacun. Je ne
suis pas absolument adversaire de différentes sortes d'activités, pourvu que je
pense que le but envisagé par chacun d'entre nous reste bien identique.
L'activité d'André Breton par exemple et celle de Louis Aragon, bien que non
spécifiquement politiques comme la mienne, me semblent bien conformes cependant
à une même conception de la recréation d'un monde.
Mais, parmi les personnes à qui votre lettre s'adresse et que je
connaisse soit personnellement, soit de réputation, j'en vois bien peu à qui je
puisse faire une telle confiance et ne pas pousser absolument sur le terrain
politique : le seul où il soit impossible d'échapper immédiatement aux
conséquences de l'action révolutionnaire - pour l'instant la répression - je
cite des noms : Aragon,
1. - Non.
2. - Illimitée. Quant aux personnes, la question peut être résolue
en séance, comme pour Artaud, Soupault et autres Morhange.
André Thirion :
Mon cher Queneau,
Ce qu'on a toujours caché sous le vocable « questions personnelles
» m'intéresse beaucoup. Je ne pense pas que la désunion que tu déplores soit
l'effet de disputes aussi mesquines. Les raisons en sont plus sérieuses.
Tellement que s'en remettre à des « déterminations extérieures » pour tout
arranger me semble être la politique de l'autruche. Les désaccords sont
suffisamment profonds pour qu'ils ne puissent être résolus dans l'enthousiasme.
Mais si on les veut résoudre, reste à savoir qui doit y mettre du
sien. Or, il semble qu'en 1929 les borgnes partagent la royauté avec les
bigles. Depuis quelques années, la presque unanimité des gens s'attachent à ne
rien vouloir comprendre. Ce n'est certes pas la faute de l'histoire qui leur en
a offert les moyens. Et on crève faute de bien assimiler.
Voyons un peu nos intellectuels. Voici des exemples d'activité
contemporaine :
Nous a-t-on assez couru sur le haricot
avec M. Bergson, le bergsonisme et les bergsoniens ? On nous menace maintenant
de la psychologie concrète ! Des gens qui se découvrent subitement
anti-bergsoniens se préparent à bien nous emmerder. Ne désespérons pas d'en
trouver un jour des pour ou contre MM. Alain et Benda. Passons...
Au hasard de la pêche : on finit par lire et commenter les
galimatias de M. Drieu
... « Il faut, dit-il, organiser le pessimisme ; ou plutôt,
puisqu'il ne s'agit que d'obtempérer à un appel, il faut le laisser s'organiser
dans la direction du prochain appel » ...
Voilà qui est typique de la perte du sens des réalités chez un
homme dont on pouvait attendre beaucoup : goût de l'abstraction, amour du vide
(particulièrement vif, semble-t-il, chez
Bien qu'on puisse être sûr de trouver toutes ces erreurs, un jour,
en bien meilleure place, j'en serais moins inquiet si je ne sentais devenir de
plus en plus imprécise la tradition révolutionnaire.
Marx, qui bien souvent n'y figure que comme ancêtre, Engels
inconnu, Lénine, pour ne citer que ceux dont on imprime les noms, apparaissent,
dans l'énorme majorité de la littérature communiste actuelle, comme des schémas
à côté desquels les yeux les moins ouverts voient s'organiser la vie.
Mais est-il besoin de conjurer des spectres pour y remédier ? Car
la critique qu'on prétend nous offrir de cet état de choses est pire encore que
le mal. Dans les organes des morceaux de l'opposition, on a le goût d'autres
fétiches. On y passe son temps à gémir au milieu d'une grande incohérence de
propos.
Rien que dans la philosophie et la politique, vois-tu, mon cher
Queneau, les désaccords sont bien affirmés.
En voici quelques-uns de mis en cause de ceux à qui tu as adressé
ton enquête. Je pourrais maintenant déplorer l'absence de sens moral qui
caractérise aussi cette belle époque, parler du comportement des gens dans la
vie affective, ce qui est beaucoup plus important qu'on le croit quand il
s'agit d'action... Nous n'aurions pas fini...
A part cela, il est toujours utile de s'expliquer et de faire
s'expliquer les autres, car si on ne trouve pas d'autres avec qui s'entendre,
il ne peut évidemment être question d'action collective.
Ainsi, il me paraît toujours excellent de réunir le plus possible
de signatures au bas d'un manifeste objectif. Par exemple, dans le domaine des
généralités, contre la répression, contre la guerre, contre l'armée. Il sera
difficile d'être plus particulier (par exemple contre le travail) sans accepter
l'éventualité d'un déchet. C'est justement une belle expérience à tenter, au
moment où si peu de gens veulent vraiment dire ce qu'ils pensent.
A la faveur de ces opérations, on en pourra venir à quelques
questions fondamentales (matérialisme, usage de la dialectique, tactique
révolutionnaire) qui demandent une mise au point. Espérons que nous aurons pu
nous entendre à quelques-uns, pour faire, à temps, cette indispensable besogne.
Mais, d'ores et déjà, je dois dire que je ne compte pas sur MM.
Altman, Bernier, Crastre, Fégy, Guitard, Massot, qui ont été ou sont encore
mieux que quiconque en place pour bien faire et qui n'ont jamais rien fait que
prouver leur incapacité. Qu'on s'en rende compte ! Leurs coups de gueule à tort
et à travers ne cachent, pour les uns, qu'un crétinisme désespérant, pour les
autres que le seul souci d'habiller les révolutionnaires en petits-bourgeois.
De même, qu'ils se traînent seuls de fumier en fumier, le cadavre
qui s'appelle Artaud et la limace qui a nom Vitrac.
Voilà pour ceux qui ne peuvent plus rien nous apprendre sur
eux-mêmes. Mais la liste n'est pas close. Je dois y ajouter, malgré
l'incertitude du devenir, des gens plus jeunes.
L'histoire nous apprend que le danger essentiel est toujours dans
nos propres rangs. Le moins que j'en puisse dire ici est que je me sens pris de
la plus extrême méfiance à l'égard des hommes qui ont successivement formé les
groupes Philosophies, L'Esprit, pour, à la suite de la plus effarante des
évolutions, se trouver à la direction de La Revue marxiste, aux côtés de M.
Rappoport. Aujourd'hui, ce n'est que la confusion, l'emmerdement, le manque
total de sens critique. Demain... (mais de quoi demain
sera-t-il fait ?)
Eh bien, je pense que ce n'est déjà plus faire une prédiction que
d'affirmer qu'il est dans le cours normal des choses de rencontrer demain, à La
Revue marxiste, le rassemblement de tout ce qu'un communiste sera obligé de
combattre.
Mais, descendons plus bas. Vraiment, il me paraît impossible
d'avoir jamais quelque chose en commun avec les petits esthètes du Grand Jeu.
J'avoue que rien ne m'est aussi répugnant que les
désespérés-au-sommeil-de-plomb, les pessimistes-à-la-noix et les révoltés de
couchette, surtout quand il s'agit là de trucs pour arriver plus rapidement à
chanter des cantiques dans les feuilletons, colonnes et autres lieux des
Nouvelles littéraires.
A leur aise, mais ces voies ne sont pas les nôtres. Et s'il
fallait leur abandonner la jeunesse, périsse cette jeunesse dans les patronages
de leurs curés.
La lecture des lettres n'ayant soulevé aucun incident, la parole
est donnée à André Breton qui, justice rapidement faite des manoeuvres qui
tendent à le représenter, seul ou avec Aragon, comme devant supporter la responsabilité
directe, quoique inavouée, de la démarche du 12 février, accorde que les mots «
répression intellectuelle » ont été employés au cours de la lettre d'une
manière abusive et impropre. Ceci dit, reste à aborder l'objet même de
Or, abstraction faite du signe de vie qu'elles ont donné ou non en
réponse à la lettre du 12 février, les personnes consultées se répartissent
d'elles-mêmes dans deux catégories : alors que les unes semblent s'être
délibérément consacrées à l'accomplissement d'une tâche révolutionnaire
(Bernard, Fégy, Fourrier, Naville, Thirion), les autres, à en juger par leur
comportement général, ne militent pas au sens révolutionnaire du mot. Tant s'en
faut que pour cela elles aient partie liée les unes contre les autres : elles
s'accordent, au contraire, pour se désigner, le cas échéant, celles d'entre
elles qui donnent prise à la corruption, celles qui, d'un côté ou de l'autre,
se conduisent d'une manière équivoque. A considérer ceux des destinataires de
la lettre qui se placent sur le terrain politique, s'il est d'un médiocre
intérêt d'apprécier plus longuement l'attitude de Bernier et de Guitard,
convient-il de laisser impunément se poursuivre l'activité de Morhange, qui,
depuis longtemps, s'est révélée plus que suspecte ? Comment l'actuel directeur
de La Revue marxiste peut-il être le même homme que celui qui écrivit, en
octobre 1924, cette lettre adressée aux surréalistes et publiée dans la N.R.F :
Messieurs,
J'ai reçu votre lettre mauvaise. (*)
Vivant parmi des esclaves dévoués, vous imaginez qu'il n'est plus
d'homme qui ne s'effraye de vos cris. Vous vous trompez infernalement. Et c'est
parce que vous êtes le Mal. Mais Dieu sera fidèle à sa parole, sachez-le.
Puissiez-vous déjà en douter légèrement.
____________________
(*) On trouvera plus haut le texte de la Lettre à Pierre Morhange.
(N.D.E.)
____________________
... Je voyais à nouveau l'Esprit, l'Amour et le Fait d'Homme. Je
proclame leur éternité. Et c'est vous qui m'apportez
Malheureux hommes, je vous adresserai des paroles non de haine.
Vous avancez pour que je vous combatte. Je vous combattrai. Et je vous vaincrai
encore par la Bonté et l'Amour.
Et je vous convertirai au Tout-Puissant.
Alors nous saurons tous que les battements de nos poitrines louent
le règne de Dieu.
Gloire à Dieu dans le Ciel et sur la Terre.
Tout ce que nous pouvons savoir de Morhange est de nature à nous
faire dénoncer ce qu'il peut entreprendre aujourd'hui. Nous sommes qualifiés
pour le faire. Nous disposons des éléments nécessaires. C'est là un travail
négatif, si l'on veut, mais qui s'impose. Ce travail est de ceux qui peuvent nous
donner conscience de ce que nous sommes. Qui pense autrement ? (L'assemblée
consultée manifeste unanimement son accor
A l'intérieur du surréalisme, les défections ne font qu'éclairer
de leur vrai jour certaines mentalités : l'arrivisme ignoble d'Artaud et
Vitrac, pour qui il n'est pas de sot métier, fût-ce celui d'indicateur de
police. Tout comme Morhange, ils se sont d'ailleurs bien gardés de se rappeler
aujourd'hui plus qu'il ne fallait à notre attention. Ils ne seront pas les
derniers à se caractériser de cette manière : on peut le déduire de
quelques-unes des lettres qui nous sont parvenues.
Reste l'espoir qui rassemble ici un certain nombre d'hommes de
pouvoir s'unir sans arrière-pensée, ne serait-ce que pour faire aboutir
certaines revendications communes tout à fait essentielles qui, sans cela,
disparaissent derrière les divergences plus ou moins marquantes de groupement à
groupement, voire d'individu à individu. La chance de détermination d'un
terrain d'entente dépend de la possibilité de sacrifice provisoire de chaque
point de vue particulier. Il s'agit donc, pour ceux qui se réclament du point
de vue communiste proprement dit, de faire momentanément abstraction de ce
point de vue (et des malentendus plus ou moins graves qui résultent, à l'heure
actuelle, de la diversité des thèses en présence : approbation de tous les mots
d'ordre, discussion dans le parti, oppositions diverses hors du parti), pour
ceux qui se réclament du point de vue surréaliste, qu'il leur paraisse ou non
compatible avec le précédent, de faire momentanément abstraction de ce point de
vue (et des malentendus plus ou moins graves qui résultent de l'importance
variable accordée à l'action sociale, à la subversion sous toutes ses formes, à
la poésie, à l'amour, au doute planant sur la réalité, à la violence, etc.), et
de même, pour les anciens collaborateurs de Correspondance, pour quelques
indépendants et pour les collaborateurs actuels du Grand Jeu, de faire
momentanément abstraction de ce qui les groupe aussi bien que ce qui les isole.
C'est à ce prix (mais chacun en est-il bien convaincu ? la réponse globale du
Grand Jeu ne le prouve pas) que nous parviendrons à imposer une faible partie
de ce que nous voulons.
Breton, qui tient à ce qu'il ne soit procédé à l'examen du
problème posé par l'exil de Trotsky qu'autant qu'auront été résolues un certain
nombre de questions préalables et qu'on se sera entendus sur un certain nombre
de concepts fondamentaux, rappelle que, quoi qu'on en ait dit, une position
révolutionnaire peut être définie, qui n'implique pas, pour des gens dont les
facultés employables sont d'une autre sorte, l'attitude et la vie de militant.
Il s'en réfère aux déclarations de Panaït Istrati, publiées dans le numéro du
23 février dernier des Nouvelles littéraires. A l'interviewer, lui rappelant
qu'il a écrit : Je ne suis pas un écrivain de métier et je ne le serai jamais,
Istrati répond : Je ne suis pas non plus un révolutionnaire de métier et je ne
le serai jamais. Contrairement aux révolutionnaires bourrés de doctrine dont la
plupart trahissent à tour de bras, ma route, depuis 1902, n'a jamais dévié. Je
suis resté le révolutionnaire sentimental qui à soudé son destin à celui des
vainqueurs du cuirassé Cneaz Potemkine, au débarquement desquels j'assistai en
1905, à Constanza. Je me souviens du grand Matouchenko, le chef des révoltés,
dont le regard et le dur visage exprimaient cette foi révolutionnaire qui
jamais ne devient profession (1). De cette foi, Istrati a-t-il pu dire que
jamais elle ne devient profession, s'est-il servi de l'expression de «
révolutionnaire sentimental », c'est peu probable mais, au-delà de la trahison
possible d'un Lefèvre, il n'en reste pas moins que, de la part d'Istrati, comme
le montre bien le contexte, il ne s'agit pas de l'affirmation individuelle et
platonique d'un état d'esprit de révolte et d'une sympathie indistincte à
l'égard des révoltés mais bien d'un espoir absolu dans la Révolution sociale,
d'une confiance absolue dans les droits, et dans la force pour les imposer, du
prolétariat. Breton demande si chacun partage absolument cet espoir. (Oui, à
l'unanimité.)
Ceci étant entendu, sans quoi aucun débat ultérieur n'eût été
admissible, il convient d'aborder une question qui reste brûlante et qui
s'adresse aux collaborateurs du Grand Jeu.
Le Grand Jeu s'est signalé jusqu'ici à notre attention : 1° par la
publication d'un numéro de revue dont ce n'est pas le moment de faire
l'apologie ni le procès mais dont nous retiendrons qu'à côté de déclarations de
révolte de caractère anarchiste, on y peut relever une proposition lapidaire
concernant la préférence donnée à Landru sur Sacco et Vanzetti et un emploi
constant du mot « Dieu » aggravé encore du fait que dans l'un des articles on
précise qu'il s'agit bien d'un Dieu unique en trois personnes ; 2° par les
propos que certains d'entre nous ont été amenés à échanger avec ses rédacteurs
- et ces conversations expliquent, peut-être mieux que le numéro précédent, la
présence parmi nous des membres du Grand Jeu - ; 3° par sa participation avec
nous à
____________________
(1) Breton note que c'est au cours de cette interview qu'Istrati,
invité à faire connaître son sentiment à l'égard de Trotsky, n'hésite pas à
déclarer : Trotsky, ou l'opposition, c'est la réserve d'or de la révolution
russe. Sans cette réserve, vraiment, je ne sais pas comment il y aurait un
progrès révolutionnaire en Russie et dans le monde. Ce serait déjà le
piétinement, l'enlisement. Il ne saurait s'agir, d'ailleurs, d'adopter
d'enthousiasme cette conception.
____________________
certaines manifestations publiques de l'espèce de celle du théâtre
Alfred Jarry et de la salle des Sociétés savantes (ligue contre la licence des
rues) ; 4° par la communication qu'il nous a faite d'une sorte de pétition
destinée à paraître dans Les Nouvelles littéraires, en réponse à une enquête
sur l'état d'esprit des étudiants. On connaît les faits : quatre-vingt-trois
normaliens ont signé une déclaration contre la préparation militaire. Devant
l'émotion soulevée par celle-ci dans la presse et les menaces de répression,
ils sont amenés pour la plupart à renier leur signature. Parmi ceux d'entre eux
qui n'ont pas faibli, il s'en trouve dix seulement pour accepter de signer un
texte plus violent que leur propose l'un d'eux, nommé Bénichou, pour servir de
réponse à l'enquête des Nouvelles littéraires qui ne se sont faites l'écho que
des réponses de caractère réactionnaire. A ces dix signatures viennent
s'ajouter celles d'un certain nombre d'étudiants des facultés et, à ce titre,
de plusieurs des collaborateurs du Grand Jeu. Ce sont ceux-ci qui vont le
présenter à Martin du Gard, qui se refuse à le publier. Nous étions au courant
de cette démarche : à deux reprises Lecomte et Vailland, qui nous avaient
montré rapidement le texte en question, discutent avec nous de l'opportunité et
de la nécessité, que nous faisons valoir, de la publication de ce texte. Mais
où le publier ? Nous leur en offrons les moyens. Sur ces entrefaites, nous
apprenons que les dix normaliens signataires, à la suite d'une mesure prise par
le directeur de l'école interdisant formellement aux élèves de l'E.N.S. toute
déclaration collective non approuvée par lui, s'alarment et s'opposent à la
publication d'un texte qu'ils ont déjà signé, texte qui comporte la
condamnation de la famille et de
La discussion s'engage sur ce sujet. Gilbert-Lecomte fait valoir
qu'il n'a pas cru devoir passer outre aux volontés des Normaliens parce que
certains d'entre eux, sinon tous, lui paraissent des révolutionnaires qu'il n'a
pas voulu compromettre et faire mettre à la porte de l'Ecole Normale. Thirion
intervient pour dire que lorsqu'il a redemandé le texte à Bénichou, il était
entre les mains de Gilbert-Lecomte et fait préciser que c'est à la suite de son
entrevue avec Bénichou que celui-ci l'a réclamé à Gilbert-Lecomte pour le faire
disparaître. Aragon fait observer que le seul service à rendre à un
révolutionnaire est de le faire congédier de l'Ecole Normale. Il demande à
Gilbert-Lecomte s'il est bien sûr que c'est la crainte de nuire aux signataires
qui l'a poussé à agir ainsi, si ce n'est pas plutôt celle de leur déplaire et
d'altérer la nature de ses relations avec eux. Allusion ayant été faite à une
lettre de Bénichou à André Breton, les collaborateurs du Grand Jeu en demandent
communication et lecture en est donnée :
Monsieur,
J'ai en ma possession la lettre et les signatures. J'ai
suffisamment expliqué à Thirion pourquoi je ne juge pas devoir vous les
transmettre. Quel que soit le jugement que par ailleurs je porte sur la
personne de la plupart des signataires, certains d'entre eux ont voulu se taire
devant
D'ailleurs, rien ne vous permet, vu que jusqu'ici vous n'avez
couru aucun danger sérieux, d'exercer, sur le point précis dont il est question,
un contrôle sur qui que ce soit. Je m'étonne que vous sembliez exiger un
scandale qui ne vous nuirait en rien.
Pour ma part, ce que disait la lettre en question, je compte bien
pouvoir le dire encore quand il me plaira et comme il me plaira : la France
n'existe pas pour moi et je baise quand j'en ai envie. Plus précisément
j'emmerde l'Ecole Normale Supérieure, ce qui probablement n'est pas votre cas,
puisque vous avez adressé deux de vos livres en « hommage à la bibliothèque de
l'E.N.S. » (c'est votre dédicace) et que vous avez maintenant l'honneur d'être
placé au rayon des Beaux-Arts (BA d 428. 29 8°) parmi les livres d'Emile Mâle
et autres immondes critiques d'art, si bien que tout normalien curieux de
littérature moderne se croit autorisé par vous à vous juger et assuré de votre
sympathie.
Je saisis ici l'occasion de vous rappeler l'ignoble article de
Lazareff sur Aragon et vous, que j'ai lu dans « Gringoire » il y a un mois et
demi. Que vous vous soyez laissé situer de cette façon par le dernier des Cons,
c'est votre affaire, et, la polémique n'étant pas mon fort, je n'aurais pas été
vous chercher pour vous en parler si vous n'aviez fait naître, ces jours
derniers, des circonstances un peu spéciales et où certaines précisions
s'imposaient.
J'estime donc nécessaire de vous faire remarquer que, d'une façon
générale, les révolutionnaires ne vous doivent aucun compte, que pour ma part
je considère votre juridiction comme inexistante et m'y soustrais entièrement.
Je serais très étonné que cela ne vous parût pas naturel.
Après de vives protestations
Cette dernière partie de la discussion a été marquée par de
violents incidents mettant aux prises les collaborateurs du Grand Jeu et
certains des assistants, notamment Jean Caupenne, qui avaient déjà, dans leurs
réponses, manifesté leur défiance à l'égard du Grand Jeu.
D'autre part, Breton, sans revenir sur un fait acquis, à savoir la
réponse collective du Grand Jeu, s'inquiète du maintien au sein d'une assemblée
comme celle-ci d'un groupe constitué, auquel bien entendu il serait trop simple
d'opposer un ou plusieurs groupes immédiatement reconstituables.
Gilbert-Lecomte, au nom du Grand Jeu, s'étonne et affirme que de toute façon
l'accord qui règne entre les collaborateurs du Grand Jeu se trouverait
maintenu, qu'ils parlent successivement ou que l'un d'eux exprime leur opinion
commune. D'autre part, ils constituent un groupe très jeune, qui n'a jamais
pris part à une semblable tentative de rapprochement ; ils seraient désireux,
comme l'annonçait le postscriptum de la réponse collective, de connaître les
raisons de l'échec des entreprises précédentes, sur lesquelles ils possèdent
peu de renseignements. Aragon répond que c'est justement la persistance de liens
analogues qui a compromis ces entreprises. Gilbert-Lecomte demandant en quoi,
Bernard expose brièvement les faits qui, après la déclaration : « La Révolution
d'abord et toujours ! », ont amené au sein d'un groupement en apparence
parfaitement uni (Philosophies) une rupture entre ses éléments, le dressant,
lui, Bernard, contre Morhange sur une question essentielle.
Breton déplore à ce sujet que le désir de faire front des
collaborateurs du Grand Jeu empêche d'apprécier diversement, comme cependant il
convient, l'activité des individus. Il lui est impossible de faire une égale
confiance à tous les membres de ce groupement sur une simple déclaration de
solidarité de leur part. Faut-il bien entendre qu'ils prennent tous à leur
charge, par exemple, les articles de Roger Vailland parus dans Paris-Midi ?
Vailland déclare immédiatement qu'il sait quels articles vont lui être
reprochés ; ceux-ci sont d'ailleurs vieux de six mois ; d'autre part, conseil
pris de ses amis, il ne signe plus ses articles de journal que d'un pseudonyme.
On lui fait observer que cela revient au même : ces articles sont de même
nature. Gilbert-Lecomte déclare que, bien entendu, le fait de collaborer à un
journal donné implique la nature de
M. Chiappe est un peu comme un grand-père qui comble de cadeaux
ses petits-enfants et à qui ceux-ci, pour le remercier, ménagent d'agréables
surprises. C'est ainsi que M. Bleu, chef de musique des gardiens de la paix, a
composé en grand secret une marche en l'honneur du préfet de police, qui fut
jouée au cours d'une récente réunion intime au stade de Pantin.
« Je ne voulais pas qu'on sache que c'était mon oeuvre, nous dit
M. Bleu. Aussi je l'avais signée du nom de ma mère... »
Mais comme un enfant qui veut triompher de la modestie de son
frère, un des gardiens de la paix qui rédigent le journal corporatif révéla le
secret et s'arrangea adroitement pour que M. Chiappe lût l'écho. M. Bleu fut
félicité.
C'est avec une voix émue et un bon sourire que le chef de la
musique des gardiens de la paix nous conte, en lissant ses grosses moustaches
blondes, ces incidents touchants. Ce Bordelais qui, après 35 ans passés dans la
capitale, a perdu l'accent natal, faisait déjà de la musique à l'âge de neuf
ans.
« Mais jamais je n'eus tant de plaisir à composer un morceau »,
nous déclare-t-il.
Souhaitons que les Parisiens soient également ravis d'entendre
dans les squares publics l'hymne intitulé Chiappe-Martia, à la gloire de
l'épurateur de notre capitale.
Cette lecture soulève diverses protestations et provoque des
altercations difficiles à noter. L'expression : « épurateur de notre capitale »
est reprise et soulignée. Fourrier s'étonne de la présence parmi nous du
signataire de ces lignes. Gilbert-Lecomte cherche à atténuer l'effet produit
par cette lecture en insistant sur l'ancienneté de
Après son départ, la discussion repren
____________________
(1) Bifur.
____________________
articles regrettables et que certains mêmes
affirment que, pour leur propre compte, ils ne les auraient pas écrits.
Néanmoins, au-delà de ces articles, ils sont tous disposés à faire confiance à
Vaillan
Les dernières paroles de Thirion ayant soulevé les protestations
du Grand Jeu, Aragon, n'abandonnant que le caractère injurieux de ces paroles,
s'élève contre toute appréciation de la conduite de Thirion. Il fait un nouvel
appel à la compréhension des collaborateurs du Grand Jeu, leur affirmant que,
pour sa part, pour celle de Fourrier, de Queneau et d'Unik, il ne s'était
jamais agi de les convoquer dans l'intention de les injurier mais que, comme à
des degrés divers l'affaire de Normale et la collaboration de Vailland à
Paris-Midi en faisaient foi, aucune activité commune avec eux n'était possible
avant qu'ils eussent pris nettement conscience de ce que la plupart d'entre nous
leur reprochaient. Vailland déclare regretter ses articles. Peut-on, dans ces
conditions, lui faire confiance ? On vote à mains levées. Seuls les
collaborateurs du Grand Jeu font confiance à Vaillan
Le 14 mars 1929, Roger Vailland adressait à André Breton la lettre
suivante :
Cher ami,
On a pris lundi soir prétexte de ma collaboration à Paris-Midi et,
en particulier, d'un article paru il y a plusieurs mois et signé de mes
initiales, sur M. Bleu, chef de la fanfare de la police municipale, pour
m'accuser sur le point qui m'est le plus sensible : pour la première fois dans
ma vie, on affecta de soupçonner ma sincérité révolutionnaire. J'ai bien voulu
répondre parce que j'ai jugé que la cause qui nous réunissait valait la peine
que je sacrifie ce que j'appellerai provisoirement de l'amour-propre.
Mais je mets en doute la sincérité de mes accusateurs. Ne
savaient-ils pas pertinemment que, profondément et réellement, je vomis toutes
les polices ? que quand je le déclare, c'est tout mon
être qui le déclare ; et je vous autorise, vous et n'importe qui, à faire
n'importe quel usage de cette déclaration que je revendique pleinement.
Ne savaient-ils pas aussi que, par contre, je n'attache aucune
importance aux articles que j'ai écrits, écris et écrirai dans Paris-Midi ou
autres journaux bourgeois pour gagner ma vie. Ils n'ont pour moi aucune réalité
au seul sens valable de ce mot. J'ai déjà invoqué l'exemple classique du
prolétaire qui fabrique des obus. Et me faire un grief moral de les écrire
témoigne d'une bien étrange conception de la
responsabilité.
Je précise : il eût été normal qu'on discutât pour savoir si ma
collaboration à un journal bourgeois pouvait nuire à l'action que nous
entreprenions. Tel eût été le point de vue de tout vrai révolutionnaire.
Mais qu'on prenne prétexte de cette collaboration pour prononcer
sur ma personne un jugement moral, ou, plus généralement, qu'on prenne prétexte
d'un acte dont on ignore même les mobiles, pour juger un être, je ne puis
l'admettre. Vous reconnaîtrez vous-même que c'est là le procédé habituel des
tribunaux bourgeois.
D'ailleurs, Jacques Prévert, que j'ai rencontré depuis, m'affirme
que, vous ayant apporté lui-même l'article « incriminé », vous lui aviez dit,
sans humour, que vous trouviez normal qu'on prenne cette façade pour gagner sa
vie. Mais ce n'est pas ma manière de vous reprocher un changement d'opinion
quant à un fait aussi particulier et aussi dénué d'intérêt.
Mais j'ai tout de même été surpris, puis indigné, du ton pris par
la plupart des personnes présentes au débat de lundi soir. Et, encore une fois,
il ne s'agit pas là d'une susceptibilité dont je fais bon marché en face de la
cause qui nous réunissait.
J'attends votre réponse avec impatience.
Nous nous excusons auprès de nos lecteurs de reproduire in extenso
un pareil tissu de palinodies. Cela nous dispense de tout commentaire. Voilà
donc comment ces messieurs, une fois de plus, tiennent leurs engagements ;
voilà de quoi ils sont tous solidaires. Que M. Vailland vomisse la police,
c'est une image, pas très belle. Il sera vomi avec elle.
On se souvient que le vote du 11 mars, concluant à la possibilité
d'une entente avec les collaborateurs du Grand Jeu, était conditionnel : la
lettre de Vailland l'annule, et si la consultation consécutive à la lettre du
12 février peut avoir des suites et un sanctionnement (sic), cela dépasse le
cadre du présent exposé. Nous avons surtout voulu montrer certains
intellectuels à l'oeuvre, et à ce titre, nous nous en voudrions de passer sous
silence la lettre suivante :
12 mars 1929.
Cher ami,
Mon admiration pour vous ne dépend pas d'un soupèsement perpétuel
de vos « vertus » et de vos « torts ». Vous pensez bien que les reproches que
je vous ai adressés hier soir, à vous comme aux autres surréalistes, ne sont
qu'un argument en réponse à votre manière d'agir. Et je vous prie de croire que
cela n'engage en rien le sentiment que je puis nourrir envers vous et Aragon,
et qui reste entier.
Mais, ceci dit, j'ajoute que je remporte de la mentalité qui a
présidé à la réunion d'hier une impression de tristesse qui me repousse dans
mon isolement.
Ainsi, voilà à quoi aboutit toute votre volonté commune :
jugement, jugement, jugement, et de quelle sorte ! Votre action révolutionnaire
: lessive de personnes. En somme, avez-vous jamais fait autre chose ? Toute
tentative collective n'a-t-elle jamais été autre chose que de perpétuels
problèmes personnels, et généralement d'une mesquinerie de collégiens ? Quand
aurez-vous fini de prendre la température des gens qui sont les plus proches de
vous ? En fait d'action révolutionnaire, vous n'avez fait, je le répète, que du
lessivage en famille. Cela n'a jamais franchi le petit cercle des personnages
qui vous entourent, et, à ce sujet, il est même bien regrettable que, pour
exécuter quelques-uns qui ont cessé de vous plaire, vous soyez si peu
difficiles sur la qualité des autres.
Je considère que la besogne de soi-disant épuration (sic), de
soi-disant mise au point (sic) à laquelle vous vous livrez, est absolument
contre-révolutionnaire. Elle vous condamne à l'impuissance qui est la marque du
mouvement surréaliste. Elle justifie l'opinion que l'on a de ce mouvement dans
le parti communiste, c'est-à-dire dans la Révolution sociale en ce qu'elle
comporte de précis. Je suis renseigné là-dessus. Et pourtant ledit parti n'est
pas difficile en fait de méthodes personnelles !
Au lieu de détruire les mentalités contre-révolutionnaires, c'est
vous-même que vous détruisez, dans la stérilité la plus désolante. Il serait
certainement plus drôle de rendre l'existence de Poincaré impossible et de
l'obliger au suicide, ou de figer une fois pour toutes le sourire de M.
Doumergue.
Vous paraissez, au-dessous des considérations personnelles, avoir
un souci constructif. Or, toute volonté d'action constructive me semble être de
Vous êtes incapable d'adopter et de conserver tout au moins le
point de vue négatif auquel je reste fidèle. Votre attitude ne peut que me
refouler vers l'anarchie - avec toutes les réserves que vous admettrez que je
puisse faire, ce mot ayant été affreusement compromis par de vagues politiciens.
Je profiterai d'ailleurs de cette lettre pour fixer ma position
vis-à-vis du communisme : j'attends la révolution prolétarienne et j'y
pousserai, quoique j'estime que l'action des intellectuels de notre sorte soit
bien faible. C'est le prolétariat qui fera la révolution (et il ne paraît pas
du tout disposé à la faire en France, ne vous déplaise). Et, par prolétariat,
j'entends que les accommodements d'ailleurs compréhensibles de Fourrier tombent
devant les faits. Voyez Russie.
Mais en ce qui concerne la période constructive révolutionnaire
(si l'on peut dire), zut pour le communisme (ce qui s'accompagne de merde pour
les autres formes de construction sociale).
Les « conceptions sociales » me paraissent être bien faiblement
révolutionnaires en ce qu'elles ont de constructif. Je persiste à croire que
l'action occulte collective ou individuelle a la plus grande force. Aussi,
laissez-moi rire devant l'attitude de puriste que vous vous croyez obligé
d'avoir officiellement sur un tas de sujets, ma revue y compris.
Pour ce qui est de l'action collective ou individuelle, voici mon
point de vue : une action collective est possible à condition qu'elle se fasse
par un accord spontané, une adhésion qui n'a rien à voir avec la volonté, et
qu'elle soit une force des choses. L'organiser comme des bureaucrates,
fussent-ils communistes, avec une discipline de caserne, des airs de petits
juges, est proprement stupide - cette tyrannie et cette discipline vont à
l'encontre de leur but et détruisent toute possibilité d'unanimité véritable.
Je m'élève de nouveau de toutes mes forces contre les moeurs que
vous voulez maintenir, contre la mauvaise foi qui a régné durant la réunion de
la rue du Château, et contre le guet-apens mal organisé (ou très bien si l'on
envisage cela d'un point de vue « commissariat de police »), qui se cachait
sous le prétexte Trotsky.
J'entends encore Aragon se défendre avec véhémence sous le
reproche d'agression préméditée et de mauvaise foi, et je vous vois ensuite
ouvrir votre petit cahier révélant, avec ses pièces amassées, la preuve du
guet-apens.
Jolies moeurs en vérité, et bel appareil qui pourrait faire
illusion en des circonstances qui en vaudraient
Vous êtes des bureaucrates de la pureté et du jugement.
Et puis, Breton, l'orgueil vous per
Je sais ce qu'on dit de vous, et aussi ce qu'on est disposé à en
attendre. Vous l'ignorez. Le succès de Nadja (je ne parle pas du succès
purement littéraire) devrait cependant vous renseigner, et vous détourner d'une
pseudo-activité qui ne masque que de la littérature et de ridicules questions
personnelles sous des dehors révolutionnaires. Gare au révolutionnarisme
professionnel !
Je ne comprends pas comment le fait de jouer son Staline au petit
pied, son Staline de pacotille (le vrai Staline n'est déjà pas drôle), peut
être tentant. Quant à servir la révolution, c'est comique, on croirait vraiment
lire la page relative à la discussion dans le Parti dans L'Humanité ou les
résolutions du Comité central, ou du B.P., mais en moins bien. En cas de révolution,
je suis sûr que vous serez mis hors d'état de nuire, dès le début.
Je demeure avec vous pour tout ce que j'aime en vous, Breton, en
Aragon, et en plusieurs de vos amis (dont Bernard - et je crois qu'avec
Fourrier, je pourrais m'entendre après discussion sur plusieurs points), mais
j'ai horreur du petit jeu que vous répétez trop souvent, caricature de tous les
souvenirs historiques révolutionnaires, avec mots célèbres des Grands Hommes.
Je suppose que vous me ferez la grâce de comprendre les raisons de
cette lettre, et d'y voir en fin de compte l'amitié souvent admirative que j'ai
pour vous.
Votre
G. Ribemont-Dessaignes
P.-S. Bien entendu, je tiens pour nulles certaines injures de
séance, comme celle qui, à minuit et demie, après 3 heures et demie de stérile
obscurité, prétendait que je partais au moment qu'on jugeait quelqu'un. Je suis
malade, il me fallait regagner
De quoi faut-il donc discuter encore en 1929 ! Retenons de ce
dernier document le témoignage d'admiration que son signataire apporte à des
gens qui font, à son avis, « une besogne contre-révolutionnaire ». Retenons
aussi pour rire la leçon qui nous est faite, entre mille, par l'imprudent
amateur de musique municipale : « Tel eût été le point de vue de tout vrai
révolutionnaire », phrase qui, sous sa plume, fait véritablement autorité.
Pour nous, sans prétendre détenir en pareille matière la vérité,
nous nous contentons d'apporter ici les pièces d'un procès que nous
poursuivons, ne redoutant guère d'en voir dégager nos mobiles. On y trouvera
des redites ; ce n'est pas par pure complaisance que nous avons transcrit tant
de déclarations que d'autres auraient négligées en raison de leur burlesque ;
nous nous faisons peu d'illusions sur le caractère distrayant de ce qui précède
: ne nous en excusons pas. Ce manque de désinvolture de notre part, le temps
apparemment perdu à résoudre des problèmes d'un intérêt si restreint - des
problèmes qu'il suffirait, pourrait-on croire, de ne pas poser - ce goût de la
récidive en pareille matière, tout cela serait entièrement inexplicable si l'on
ne devinait que nous ne nous acharnons à démasquer des individus d'un aspect si
inoffensif que parce que nous savons que c'est sous cet aspect que se présente
la graine de zigotos qui, à la faveur de quelques petits travaux littéraires,
trouvent toujours moyen d'en imposer, pendant un temps plus ou moins court,
jusqu'à ce que quelque événement social, de caractère bouleversant, leur fasse
perdre toute prudence. Nous les avons vus en 1914 ; c'étaient alors des gens
connus dont l'effroyable ineptie n'a pas encore cessé de nous étonner, de
Bergson à Claudel (« Tant que vous voudrez, mon général »). La génération
suivante, dont nous avons connu les lamentables commencements, est en bonne
voie pour les égaler. On ne nous fera pas croire que cette célèbre racaille ait
attendu la gloire pour se définir ignoblement. Le métier d'intellectuel
s'exerce avec une telle impunité qu'il est inutile d'attendre, pour les
signaler à l'attention publique, que les petits garçons inoffensifs soient
devenus des hommes respectés, qui apporteront au service de ce que nous
haïssons les ressources d'une longue pratique confusionnelle et l'art de faire
le beau devant les chiens.
L. A. [Louis Aragon], A. B. [André Breton]
[Variétés, numéro hors-série, juin 1929.]
Nogaro, le 16/9/29
Monsieur,
Nous lisons aujourd'hui, dans
Nous n'avons pas l'honneur de vous connaître personnellement, mais
élèves jadis des lycées nous avons eu l'avantage de rencontrer des jeunes gens
qui, comme vous, préparaient les grandes écoles avec l'espoir secret d'y
obtenir la première place.
Cela nous permet de nous faire une idée de votre aspect physique.
Vous n'avez pas vingt ans ; votre visage est couvert de pustules suppurantes,
de servilité, de patriotisme, de merde et d'abjection. Vous portez des
binocles, ayant la vue basse par la suite d'une lutte menée vainement contre
l'onanisme et d'une fréquentation réitérée des prêtres, des pédérastes, des
officiers, des marguilliers, des lecteurs de L'Echo de Paris et autres bons
Français.
Nous tenons à vous dire, et c'est pourquoi nous vous écrivons,
malgré le peu de loisirs que nous laisse la paresse, que nous crachons sur les
trois couleurs : bleu, blanc et rouge du drapeau que vous défendez. Nous
attendons avec une vive impatience le prochain soulèvement des hommes que vous
prétendez commander et qui, demain, avec notre concours, mettront au soleil les
sales tripes de tous les officiers de l'armée française et celles des petits
binoclards casoardeux de votre espèce. Si on nous oblige à faire la guerre,
nous combattrons du moins sous le glorieux casque à pointe allemand et, quand
vous vous présenterez en faisant camarade, comme les gâteux saint-cyriens de
1914, en levant au ciel vos sales pattes recouvertes des légendaires gants
blancs, nous saurons, avec cette lâcheté qui est la caractéristique des Boches
et des communistes, vous foutre dans la peau les douze balles que vous réservez
aux gens dont l'honnêteté insulte à votre saloperie (les déserteurs, les
espions, les défaitistes, les mutins, les communistes, etc.).
A ce moment il nous vient un scrupule : vous êtes encore jeune et,
quoique étant sans doute un travailleur, il vous reste peut-être encore un peu
d'honnêteté. Dans ce cas, excusez-nous ; mais il est du moins indispensable que
vous remettiez, sitôt cette lettre reçue, au général directeur de l'Ecole de
Saint-Cyr (S.-et-O.), votre démission d'élève de cette école avec l'exposé des
motifs de cette décision, en y joignant une copie de la présente missive.
Sinon, nous continuerons à vous considérer comme le premier et le dernier des
tristes Cyrs dont vous n'aurez pas que l'air (KELLER) ! ! Et, comme tel, nous
vous fesserons publiquement, sur la place de Saint-Cyr, municipalité
communiste, municipalité d'espions.
Georges Sadoul, 54, rue du Château, Paris ;
Jean Caupenne, 18, rue du Regard, Paris.
Ci-joint un timbre de
<Fig>
[La Révolution surréaliste n° 12, 15 décembre 1929.].
<Fig>
Il ne faut plus que mort cet homme fasse de
Ce monde dans lequel je subis ce que je subis (n'y allez pas
voir), ce monde moderne, enfin, diable ! que
voulez-vous que j'y fasse ? La voix surréaliste se taira peut-être, je n'en
suis plus à compter mes disparitions. Je n'entrerai plus, si peu que ce soit,
dans le décompte merveilleux de mes années et de mes jours. Je serai comme
Nijinsky, qu'on conduisit l'an dernier aux Ballets russes et qui ne comprit pas
à quel spectacle il assistait.
André Breton, Manifeste du Surréalisme
La deuxième manifeste du Surréalisme
n'est pas une révélation, mais c'est une réussite.
On ne fait pas mieux dans le genre hypocrite, faux-frère,
pelotard, sacristain, et pour tout dire : flic et curé.
Car en somme : on vous dit que l'acte surréaliste le plus simple
consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard,
tant qu'on peut, dans la foule.
Mais l'inspecteur Breton serait sans doute déjà arrêté s'il
n'avait pas tout de l'agent provocateur, tandis que chacun de ses petits amis
se garde bien d'accomplir l'acte surréaliste le plus simple.
Cette impunité prouve également le mépris dans lequel un Etat,
quel qu'il soit, tient justement les intellectuels. Principalement ceux qui,
comme l'inspecteur Breton, mènent la petite vie sordide de l'intellectuel
professionnel.
Les révélations touchant par exemple Naville ou Masson ont le
caractère des chantages quotidiens exercés par les journaux vendus à
Que Dada ait abouti à ça, c'est une grande consolation pour
l'humanité qui retourne à sa colique. - Mais, dira-t-on, n'avez-vous pas aimé
le surréalisme ? Mais oui : amours de jeunesse, amours ancillaires. D'ailleurs
une récente enquête donne aux petits jeunes gens l'autorisation d'aimer même la
femme d'un gendarme.
Ou la femme d'un curé. Car on pense bien que dans l'affaire le
flic rejoint le curé : le frère Breton qui fait accommoder le prêtre à la sauce
moutarde ne parle plus qu'en chaire. Il est plein de mandarin curaçao, sait ce
qu'on peut tirer des femmes, mais il impose l'ascétisme. Il vomit sur les
soutanes noires : c'est qu'il en veut une blanche. Plus de Dieu : vive le
Diable ! - L'histoire est pleine de ces catéchismes et de ces schismes.
L'Eglise est, Diable merci, comme dit l'autre, assez intelligente pour savoir qu'à
la fin on sable l'eau bénite ensemble.
Ces canailleries et ces mômeries ne trompent pas le parti
communiste dans lequel le frère Breton se glissa pour les fins que l'on sait.
Devenu gazier, Breton en crève de rancune. Faux frère et faux communiste, faux révolutionnaire
mais vrai cabotin, gare à la guillotine, que dis-je, on ne guillotine pas les
cadavres.
En effet, j'avais cru qu'André Breton était un homme, ce n'est
qu'un tétard de bénitier, un modeste agent des moeurs, un petit diablotin.
Et encore, littérature, ô poison, j'exagère : ce n'est plus qu'un
littérateur crevé. Il appartient à l'histoire, un jour on fera une enquête à
son sujet.
En attendant, et pour finir, une croix sur son souvenir.
G. Ribemont-Dessaignes
Hélas, je ne reverrai plus l'illustre Palotin du monde occidental,
celui qui me faisait rire !
De son vivant, il écrivait, pour abréger le temps, disait-il, pour
trouver des hommes et, lorsque par hasard il en trouvait, il avait atrocement
peur et, leur faisant le coup de l'amitié bouleversante, il guettait le moment
où il pourrait les salir.
Un jour il crut voir passer en rêve un Vaisseau-Fantôme et sentit
les galons du capitaine Bordure lui pousser sur la tête, il se regarda
sérieusement dans la glace et se trouva beau.
Ce fut la fin, il devint bègue du coeur et confondit tout, le
désespoir et le mal de foie, la Bible et les chants de Maldoror, Dieu et Dieu,
l'encre et le foutre, les barricades et le divan de Mme Sabatier, le marquis de
Sade et Jean Lorrain,
____________________
(1) Encore... et toujours la plus scandaleuse du monde.
____________________
Pion lyrique, il distribua des diplômes aux grands amoureux, des
jours d'indulgences aux débutants en désespoir et se lamenta sur la grande
pitié des poètes de France.
« Est-il vrai, écrivait-il, que les Patries veulent le plus tôt
possible le sang de leurs grands hommes ? »
Excellent musicien, il joua pendant un certain temps du luth de
classe sous les fenêtres du Parti Communiste, reçut des briques sur la tête, et
repartit, déçu, aigri, maîtrechanter dans les cours d'amour.
Il ne pouvait pas jouer sans tricher, il trichait d'ailleurs très
mal et cachait des boules de billard dans ses manches ; quand elles tombaient
par terre avec un bruit désagréable devant ses fidèles très gênés, il disait
que c'était de l'humour.
C'était un grand honnête homme, il mettait parfois sa toque de
juge par-dessus son képi, et faisait de la Morale ou de la critique d'art, mais
il cachait difficilement les cicatrices que lui avait laissées le croc à
phynances de la peinture moderne.
Un jour il criait contre les prêtres, le lendemain il se croyait
évêque ou pape en Avignon, prenait un billet pour aller voir et revenait
quelques jours après plus révolutionnaire que jamais et pleurait bientôt de
grosses larmes de rage le 1er mai parce qu'il n'avait pas trouvé de taxi pour
traverser
Il était aussi très douillet : pour une coupure de presse il
gardait la chambre huit jours et il crachait, il crachait partout, par terre,
sur ses amis, sur les femmes de ses amis. Et ses amis souvent le laissaient
faire, trop grands amoureux pour protester. Il crachait aussi sur Poe ou sur
Dufayel. Il n'était pas très fixé, il crachait sur le dîner qui n'était pas
prêt à l'heure, il piquait des colères épouvantables à la vue d'une boîte de
sardines, il était lugubrement cocasse, pénible à voir mais toujours très
digne.
Parfois la bêtise lui couvrait le visage. Il s'en doutait car il
était rusé et se planquait alors derrière les majuscules Amour, Révolution,
Poésie, Pureté. Son enfant de choeur, Jean Genbach, son petit défroqué en qui
il avait mis toutes ses complaisances, agitait la sonnette et beaucoup
baissaient la tête, mais quelques-uns regardaient et voyaient, derrière le
tabernacle, Breton-Fregoli ajuster sa barbe de Christ, occulte.
C'était la grande rigolade !
Hélas, le contrôleur du Palais des Mirages, le perceur de tickets,
le gros Inquisiteur, le Déroulède du rêve n'est plus, n'en parlons plus.
Jacques Prévert
André Breton
le doigt dans le trou du cul
signa un pacte avec le diable
le doigt dans le trou du cul
le diable lui fit faire un beau
complet veston
dans la toute délicieuse étoffe
véritablement sucrée
du cinéma parlant
le doigt dans le trou du cul
Et très content de lui le pohète
construisait une petite barricade de fleurs
le doigt dans le trou du cul
Mais fatigué de transporter des roses
il suppliait l'air morose
« Uranus ! Uranus
Prête ton anus »
Moralité
Non ! non ! la
poésie n'est pas morte ! Les chants désespérés sont toujours les plus beaux et
ousqu'y a de la gêne y a pas d'humour pour les petits oiseaux.
Raymond Queneau
Malheur à ceux qui sont gourmands. Isidore Ducasse
Qu'il parfume en paix les gracieuses ténèbres qu'il aimait tant.
Qu'il champignonne.
Sa mort, comme celle de la fine fleur du surréalisme, ne
surprendra pas ceux qui sérieusement, positivement, s'adonnent aux sciences
occultes. L'infortuné n'avait-il pas trahi ? N'était-il pas allé jusqu'à
divulguer le plus élémentaire des saints arcanes ? Jobard sinistre, à peine
initié, il claironne le mystère intangible de sa naissance, il publie en
caractères italiques les révélations du commandant Choisnard et le monde entier
apprend qu'il fut conçu entre 1896 et 1898, dans la période de la conjonction
d'Uranus avec Saturne, et que de cette conjonction naquit aussi une école
nouvelle en fait de science. Et il poursuit la citation quitte à forcer la
révélation, quitte à pousser l'évidence jusqu'à s'identifier lui-même à la
prophétie : « Cet aspect planétaire, crie-t-il, placé en bon endroit dans un
horoscope, pourrait correspondre à l'étoffe d'un homme doué de réflexion, de
sagacité et d'indépendance, capable d'être un investigateur de premier ordre. »
Pourquoi le malheureux n'a-t-il pas médité sur le huitième signe
de l'alphabet hébreu ? Ah ! si le silence eût été
fidèlement gardé, on n'aurait pas crucifié l'initiateur avant la fin de son
oeuvre ! Mais pouvait-il ignorer le grand symbole silencieux de Prométhée ? Ne
savait-il pas que tous les mages qui ont divulgué leurs oeuvres sont morts de
mort violente, et que plusieurs ont été réduits au suicide, comme Cardan,
Schroeppfer, Cagliostro et tant d'autres...
Que deviendra donc dès 1930 cette école
nouvelle en fait de science ? Ce surréalisme, qui l'OCCULTERA ?
Et qu'est devenu aujourd'hui cet investigateur de premier ordre ?
Hélas ! une larve menacée par le feu et la pointe des
épées, une ombre lamentable que compisse chaque soir Astaroth et que sodomise
perpétuellement Rosamasa ! Encore le glaviot retombant sur le nez ! Encore un
coup du boomerang magique ! Et passez-moi la truelle du franc-maçon que je lui
rebouche le chancre.
Trêve de conneries, le bonhomme valait mieux. Ce fut un
personnage, un aventurier honnête, un poète qui marchandait, un hiérarchisant,
un ami. Il se parait de la défroque de Renan et de la blouse de Baudelaire. «
J'écris bien », disait-il. Il écrivait comme un capitaine, comme un curé, comme
un greffier. « Greffier, parlez ma langue maternelle », disait-il aussi et il y
réussissait lui-même.
Il greffait. Il greffait son style de réactionnaire et de bigot
sur des idées subversives. Curieux résultat qui ne manquait pas d'épater les
petits bourgeois, les petits industriels, les petits commerçants, les
boutonneux de séminaires et les cardiaques des écoles primaires supérieures. Il
insultait en diagonale et saluait de face, le chapeau bas, à angle droit. Il
faudra recueillir, et publier un jour, sa correspondance. Elle en vaut
Il escroquait. Certaines de ses métaphores sont des escroqueries
cousues de fil « Au Patriote » :
« Ce n'est pas la folie qui nous forcera à laisser en berne le
drapeau de l'imagination. »
« Des hommes comme Chirico prenaient alors figure de sentinelles
sur la route à perte de vue des Qui-vive. » (!)
« Braquer sur l'engeance des premiers devoirs l'arme à longue
portée du cynisme sexuel... »
« Le drapeau de la déconfiture. »
D'autres, dans le genre Bridoison, sont cousues de fil à la patte
:
« Le rêve est-il moins lourd de sanctions... »
« La morale s'arroge le droit... »
« Faire justice, tranchons-en, j'incrimine, etc., etc. ... »
« Le procès de l'attitude surréaliste demande à être instruit »
(Tu parles !).
En voici une autre, tissée directement du rouet d'Omphale, et qui,
si je puis dire, est une perle : « Nous ne sommes guère des travailleurs ;
c'est presque toujours nous embarrasser fort que de nous poser la question
d'usage : « Travaillez-vous en ce moment ? » (Peut-on dire qu'Hercule, que
Christophe Colomb, que Newton travaillaient ? ») (sic).
Qu'on relise attentivement les oeuvres de ce végétarien, on y
prendra sa rigolade.
Quel lecteur de « La Révolution surréaliste », quel soldat de
« Que l'esprit se propose même passagèrement de tels motifs, je ne
suis pas d'humeur à l'admettre. »
« Holà ! j'en suis à la psychologie,
sujet sur lequel je n'aurai garde de plaisanter. »
« Faites-moi l'honneur de me croire. »
« Que les rieurs me pardonnent. »
« On décrit un porc et c'est tout. Dieu qu'on ne décrit pas est un
porc. » (sic).
« Je demande que l'on tienne pour un crétin celui qui se
refuserait encore à voir un cheval galoper sur une tomate. » (L'auteur souligne
voir, c'est moi qui souligne encore.)
***
Il escroqua les morts et les vivants. Cet ennemi de la tradition
(qu'il aurait voulu faire croire) fit entrer dans la baraque surréaliste tout
un peuple incohérent allant de Swift à Raymond Roussel en passant par Poe qui,
dit-il, est surréaliste dans l'aventure (policière sans doute. Crachons en
passant sur Edgar Poe) (1), par Nouveau qui l'est dans le baiser (dans le
baiser !), par Fargue qui l'est dans l'atmosphère (dans l'atmosphère !), par
Reverdy qui l'est, paraît-il, chez lui ! Il y a de quoi se tordre - n'oublions
pas de mentionner aussi que Hugo est surréaliste quand il n'est pas bête et que
Saint-John Perse l'est... à distance - et de quoi pleurer sur la définition
même du surréalisme, bêtifiante proposition de dictionnaire, rédigée dans un
langage pseudo-scientifique, patagogie qui ne veut rien devoir à personne, et
comme elle a raison, sauf aux récréatives et comiques proses de Poisson
soluble, définition qui vous a de petits airs psychopathiques et prétentieux
qui en font un modèle d'escroquerie à l'épate.
Il pratiqua sur une vaste échelle l'escroquerie à l'amitié. Pour
faire mousser ses lubies, ses poèmes, ses berlues, ses tableaux, pour acheter
ou pour vendre, il ne recula devant aucune compromission. Tantôt Tartuffe,
tantôt Gribouille, toujours Catherine de Médicis.
____________________
(1) Cf. Deuxième manifeste du Surréalisme.
____________________
Je ne connais pas de gens dont il n'ait dit le plus grand mal. Il
en disait aussi le plus grand bien. A dire vrai, il ne sut jamais se faire une
opinion tant il était couard, envieux, avide, jobard et minable. Savait-il au juste
ce qu'il voulait ? Tantôt il voulait se battre en duel, tantôt il n'y tenait
plus. Car il avait la crainte de l'honnête homme, celle d'être carencé. Il eût
pu l'être, hélas !
De même, pour
Quant à ses idées, je ne crois pas que personne les ait jamais
prises au sérieux, sauf quelques critiques complaisants qu'il flagornait,
quelques potaches sur le retour, et quelques femmes en couches en mal de
monstres.
Quoi qu'il en soit, « la chose » est accomplie et n'est plus à
notre disposition.
Roger Vitrac
Le cadavre d'André Breton me dégoûte parce que c'est le cadavre de
quelqu'un qui a toujours vécu lui-même sur des cadavres. La mort accidentelle
de Vaché (travestie en « homicide volontaire » pour donner à cet épisode, très
simple et d'autant plus frappant, une allure romantique dont la littérature pût
tirer parti), le récent suicide de Rigaut (uniquement employé à des fins de
plate polémique contre Drieu La Rochelle ; et comme si, par ailleurs, tout le
monde ne savait pas ce que Rigaut pensait de Breton !), l'internement de Nadja
dans une maison d'aliénés (tandis que celui qui normalement aurait dû la
défendre sirote tranquillement un apéritif dans un quelconque café), autant de
drames dont l'esthète du 42 rue Fontaine aura su profiter, pour s'infuser une
vitalité qu'il n'avait sans doute que très momentanément possédée.
Ni le culte religieux voué à Lautréamont, ni l'érudition de cours
du soir, ni les déclarations toutes verbales à la louange de la révolution (ce
dont la révolution se fout bien !), ni les finasseries paysannes au moyen
desquelles notre Machiavel montmartrois espérait confondre quelques-uns,
n'empêcheront, le temps suivant son cours, ce Provocateur pourrissant de se
décomposer dialectiquement (ceci pour employer son vieux vocabulaire), lui qui
toujours contint, plus particulièrement encore que toute autre chose, les
germes de sa propre déchéance, dissolution prosaïque et lugubre qui n'a rien de
commun avec ce qu'il aurait aimé être, une mythologique destruction...
Michel Leiris
Messieurs,
J'ai connu quelques-uns d'entre vous, il y a déjà pas mal
d'années, dans un château surréaliste où M. Breton, hôte généreux, nous avait
tous invités et qu'il « voyait dans un site agreste, non loin de Paris » (1).
Nous y étions véritablement gâtés, mais cela ne lui revenait pas trop cher, non
plus. A ce compte, je ne me serais pas refusé le rôle d'hôte. Malheureusement,
ce château par lequel M. Breton, qui n'aime ni les voyages ni la solitude,
avait tenu à rapprocher l'Espagne de Paris, n'était qu'une création poétique ;
et avec cette même facilité toute surréaliste avec laquelle il se prenait alors
pour un hôte fastueux, M. Breton devait plus tard s'ériger en ennemi des lois,
en immolateur de la Patrie, et en massacreur des idoles. On verra plus loin
comment son courage était tissé de la même illusion surréaliste que sa
générosité et comment sa sincérité, exprimée avec une éloquence laborieuse,
n'était que la faconde d'un charlatan lyrique.
M. Breton mettait alors toute sa confiance en vous, pour illustrer
une nouvelle méthode poétique que quelques-uns lui avaient donné l'occasion
d'inventer, méthode que lui-même mettait plus de talent à expliquer qu'à
appliquer. Ceci mis à part, il n'était alors, au point de vue social et
politique, qu'un quelconque anarchiste sentimental.
La Révolution surréaliste affectait un grand mépris pour la
révolution russe. Il finit cependant par s'impatienter de l'étroitesse du champ
d'action sur lequel s'obstinaient ses velléités de révolte et découvrit le
communisme.
Le communisme avait cela de bon qu'il offrait un champ d'activité
moins dangereux que l'anarchie, laquelle, si elle veut être active, nécessite
la violence immédiate ; avec le communisme, au contraire, on aurait la
ressource des discours dans les cellules, des intrigues, des rivalités, une
belle situation dans l'avenir, peut-être, conforme au goût d'autorité et de
violence de l'inventeur de l'écriture automatique, et par-dessus tout, une
masse de plusieurs milliers d'hommes pour partager les périls. A la bonne
heure, on ne serait plus seul.
Il s'agissait de rattacher dès maintenant, par un lien
idéologique, le communisme au surréalisme et de faire du premier une annexe du
secon
____________________
(1) Manifeste du Surréalisme (le premier) : « Pour aujourd'hui, je
pense à un château dont la moitié n'est pas forcément en ruines..., etc. »
____________________
Dès lors, il devint obligatoire que les ci-devant surréalistes,
franchissant le nouveau stade d'évolution, se retrouvassent communistes.
Il faut croire que les arguments présentés par le poète-philosophe
n'étaient pas, pour tous les esprits, dépourvus de vigueur, car la même
semaine, si ce n'est la même nuit, une vingtaine de surréalistes, ayant fait
leur examen de conscience, découvrirent tous ensemble et sans la moindre
hésitation qu'ils étaient subitement devenus communistes. Très sincères
communistes, profondément communistes. Ce fut la nuit du 4 août surréaliste. On
avait subitement reçu
Pourtant, dans le second manifeste du surréalisme, M. Breton écrit
: « L'acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à
descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule ».
(M. Breton ferait mieux de dire : consisterait, et admirez ce
pluriel de revolvers et de poings ; il en aurait au moins quatre). En effet,
qu'il est simple, cet acte ! Et quel dommage que nos surréalistes soient si
compliqués ! Mais en outre, ici, l'action surréaliste ne me semble guère
compatible avec l'action communiste. Le vieil anarchiste montmartrois reparaît
sous le doctrinaire communiste et lui souffle le plus flagrant acte
d'indiscipline qui puisse se commettre vis-à-vis du parti ; le plus vain et le
plus dangereux.
Est-ce par de telles bouffonnes affirmations que M. Breton espère
se rallier « les êtres jeunes, purs, qui refusent le pli, dans les lycées, dans
les ateliers même (sic), dans la rue, dans les séminaires et dans les casernes
» ? Il y a tout lieu de croire que les jeunes communistes des casernes et des
ateliers trouveront mieux à qui s'adresser ; ils n'ont pas de leçons à prendre
de M. Breton. Leur expérience a été plus sincère, plus profonde, mais aussi plus
amère. Ce sont eux qui sont allés et qui iront en prison pour des idées
exposées dans un style moins orgueilleusement éloquent que celui du manifeste,
mais plus efficace, et pour des actions hors du champ desquelles M. Breton se
croit cependant « hors la loi ». Celui-ci veut nous faire croire que les portes
menaçantes des prisons sont perpétuellement ouvertes derrière lui et le cabotin
joue son rôle grandiloquent devant ce décor, mais nous savons qu'il est en
carton comme les monstres wagnériens.
« A un degré d'expression près : l'action, nous sommes hors la loi
», clame-t-il, en effet, sur ce ton de vantardise et d'impudeur qui lui est
particulier. Et en effet, que pèse l'action auprès d'un petit écrit
révolutionnaire distribué uniquement dans un cercle restreint d'intellectuels ?
Qu'est-ce que l'action ? Ce degré, ce cheveu.
Hors la loi, M. Breton, vous voulez rire ! Vous savez à quelles
limites on peut atteindre ; jusqu'où l'on peut se permettre d'aller. Quant à la
loi, les gens de votre bord savent de temps à autre s'en servir, ne serait-ce
que pour envoyer du papier timbré.
Ces déclamations, ces manifestes, ces réunions, voilà pourtant à
quel piteux aveu elles devaient conduire, et le poète révolutionnaire devait,
abandonnant sa morgue provocante, se retrancher derrière Panaït Istrati - car
il n'aime pas la solitude - pour le formuler : « Une position révolutionnaire
peut être définie, qui n'implique pas, pour les gens dont les facultés
employables sont d'une autre sorte, l'attitude et la vie de militant ». Ici, le
compte rendu d'une réunion de ces messieurs rapportant le discours de son
président rappelle : « Il s'en réfère aux déclarations de Panaït Istrati
publiées dans le numéro du 23 février dernier des Nouvelles littéraires... » et
finalement conclut : « de la part d'Istrati, comme le montre bien le contexte,
il ne s'agit pas de l'affirmation individuelle et platonique d'un état d'esprit
de révolte et d'une sympathie indistincte à l'égard des révoltés, mais bien
d'un espoir absolu dans la révolution sociale, d'une confiance absolue dans les
droits, et dans la force pour les imposer, du prolétariat. Breton demande si
chacun partage absolument cet espoir. (Oui, à l'unanimité.) » (Variétés, juin
1929).
Ainsi, mouche du coche communiste, M. Breton ne mettra pas la main
à la pâte ; il a des mains trop fines pour ce levain sanglant ; il n'est plus
finalement, après tant de clameurs, de réunions, de raisonnements et
d'excommunications, qu'un vulgaire « sympathisant ».
En dehors de son « activité communiste », M. Breton a depuis
longtemps « intenté un procès » aux idées de patrie, de famille et de religion.
Heureusement qu'au cours de ce « procès », des accusateurs plus habiles que lui
ont pris
Quant à la famille, laissez-moi rire, quoique
ici, tout de même, l'hypocrisie passe les bornes. Je n'userai pas, à sa
manière, de certains arguments que la prétention de M. Breton à « vivre dans
une maison de verre » me permettrait cependant d'employer. Je dirai seulement
que, quand il s'attaque à la famille, M. Breton ne parle sans doute que des
familles pauvres.
Voici l'homme qui vient aujourd'hui vous reprocher votre abandon,
des lâchetés, des malhonnêtetés et des compromissions. Je voudrais que le
pouvoir vous soit donné de l'exiler dans une sous-préfecture : c'est un homme
qui a horriblement peur de
Georges Limbour
A l'occasion de l'utilisation de sa mort à des fins surréalistes,
je tiens à rapporter une phrase que Jacques Rigaut prononça devant moi il y a
un an : « ... C'est entendu, André Breton parle admirablement de l'amour, mais
dans la vie c'est un personnage de Courteline. »
J.-A. Boiffard
Les hommes de l'avenir, si le coeur leur dit encore de faire
tourner les tables, verront parfois se dresser, hors des reliefs de gâteaux, de
sauces figées et de viandes faisandées, un fantôme visqueux qui dira :
« Je puis vous dire honnêtement, aujourd'hui, de m'écouter.
Jadis j'ai menti, j'ai trompé mes amis, j'ai escroqué au
sentiment, j'ai pratiqué le vol à l'esbrouffe de l'affection et de l'estime.
Vous avez deviné que j'étais André Breton.
Je me suis repu de la viande des cadavres : Vaché, Rigaut et Nadja
que je disais aimer. Crevel, sur la mort de qui je comptais bien pour me
servir, m'a enterré de ses propres mains et a fienté, avec justice et
tranquillité, sur ma charogne et ma mémoire.
Je haïssais la pédérastie car je n'étais qu'un gros truqueur.
Je me croyais Dieu.
En attendant de composer mon propre credo, je dressais une
nouvelle idole, celle de Lautréamont !
Mais il me foudroya lui-même et les jeunes hommes, révoltés contre
la divinité, le remirent au noble rang des hommes et me fessèrent honteusement.
Je devenais gâteux. J'écrivais des phrases imbéciles comme
celle-ci :
« Depuis lors Desnos, grandement desservi dans ce domaine par les
puissances mêmes qui l'avaient quelque temps soulevé et dont il paraît ignorer
encore qu'elles étaient les puissances de ténèbres, s'avisa malheureusement
d'agir sur le plan réel où il n'était qu'un homme plus seul et plus pauvre
qu'un autre, comme ceux qui ont vu, je dis : vu, ce que les autres craignent de
voir et qui, plutôt qu'à vivre ce qui est, sont condamnés à vivre ce qui « fut
» et ce qui « sera ». »
Au comble de la vanité, j'en arrivai à cracher sur le fantôme
d'Edgar Poe sous un prétexte inventé.
Ce crachat retomba sur ma figure sous forme de pluie de feu. Je
l'avais qualifié de policier et le policier, c'était moi.
Je simulai tout : l'amour, la poésie, le goût de la révolution...
Je dispensais ma propre pourriture et mon meilleur ami, mon
semblable, mon frère, j'ai dit Jean Cocteau, m'aidait à tout châtrer, à tout
entraver, à tout stériliser. Je fis mine de me consacrer à l'occultisme : ce
fut une belle rigolade chez les puissances de ténèbres.
C'est pour cela que mon fantôme assume l'apparence d'un clown.
J'eus un ami sincère : Robert Desnos. Je le trompai. Je lui
mentis, je lui donnai faussement ma parole d'honneur.
Fort de ma crapulerie, j'eus l'audace de lui demander pardon. Car
j'étais un jésuite de première force. Mais tant d'impudence me perdit et ce
sincère mais orgueilleux ami m'abandonna et démasqua mon âme de limace.
Je vivais grassement cependant. La vente des tableaux alimentait
l'écuelle à chien dans laquelle je prenais mes repas. »
Voilà ce que dira le fantôme puant d'André Breton.
Et la dernière vanité de ce fantôme sera de puer éternellement
parmi les puanteurs du paradis promis à la prochaine et sûre conversion du
faisan André Breton.
Ecrit à Paris avec la joie certaine d'accomplir une tâche
indispensable.
Robert Desnos
Et plus la vie dévoile la nature mensongère de cette idéologie,
plus le langage de cette classe se fait sublime et vertueux.
Karl Marx
Il y a des hommes qui « tiennent le coup », d'autres non.
De même que La Marseillaise, qui fut dans son temps un symbole de
la vie, est aujourd'hui le chant des asticots, ainsi meurent certains hommes.
Parce qu'ils chantent toujours les mêmes couplets, ces fantômes se croient
encore en vie.
Parmi les nombreuses préoccupations, poétiques, morales,
gastronomiques, politiques, littéraires, amoureuses, philosophiques,
casuistiques, artistiques, etc., qui ont plus ou moins retenu André Breton,
simultanément ou successivement, on peut en démêler une, dominante, la seule à
laquelle il fut toujours fidèle : hausser le ton. Il ne faut pas chercher
ailleurs la signification de son goût pour Lautréamont, ce Lautréamont si
commode qui échappe à toute connaissance de quelque côté qu'on veuille le
considérer, si ce n'est d'un seul : celui du ton.
Mais qui crie à tue-tête est le premier assourdi.
Or, une fois éteint le feu qui avait déclenché cette hausse de
ton, comme il fallait, par principe, continuer à hausser perpétuellement ledit
ton, celui-ci, par un phénomène bien connu, de moyen qu'il était, est devenu
son propre but. D'ailleurs, André Breton a trouvé expédient de faire servir à
quelque chose ce ton désaffecté ; en l'espèce, à magnifier ses petites affaires
personnelles et ses appétits les plus ordinaires, voire les plus malpropres,
qui, pour être réels, soyons-en persuadés, n'avaient pas besoin de se parer des
dehors d'une sainte fureur. Il est vrai que quand on a passé toute sa jeunesse
à essayer de se faire passer pour une bombe, il est fâcheux, pour sa bonne
renommée, de ne pouvoir exploser, étant vide. Aussi est-il indiqué de tirer
force pétards : cela fait un feu d'artifice très seyant et cela impressionne
toujours un peu les âmes naïves.
Il est très intéressant de constater avec quelle simplicité André
Breton sait concilier les exigences du ton qu'il s'est engagé à soutenir avec
celles de sa lâcheté et de sa poltronnerie ou avec les avantages d'une vie
confortable : considérons, d'une part, la Révolution et, d'autre part, un plat
de pieds de moutons sauce poulette. S'il se trouve qu'André Breton aime les
pieds de mouton sauce poulette, vous verrez immédiatement ceux-ci sacrés
révolutionnaires. Notez bien que je ne doute pas que les p.
Et maintenant qu'André Breton a acquis à ses propres yeux et à
quelques autres, à vrai dire châssieux, la réputation d'homme irréductible, son
rôle est simple à tenir : il lui suffit d'achever de se décomposer en envoyant
de temps à autre une circulaire afin que chacun sache qu'il est toujours
irréductible.
Et ainsi, il aura une bonne place d'irréductible dans les manuels
d'histoire littéraire et, qui sait, une subvention du gouvernement : la société
actuelle a grand besoin d'irréductibles de cette sorte.
Allons, il a fait son temps. Il est bon à jeter.
Max Morise
Je n'ai pas grand'chose à dire sur la personne d'André Breton que
je ne connais guère. Je ne m'intéressais pas à ses rapports de police. Je
regrette seulement qu'il ait si longtemps encombré le pavé avec ses idioties
abrutissantes.
Que la religion crève avec cette vieille vessie religieuse.
Cela vaudrait la peine, cependant, de conserver le souvenir de ce
gros abcès de phraséologie cléricale, ne serait-ce que pour dégoûter les jeunes
gens de se châtrer dans des rêves.
Ci-gît le boeuf Breton, le vieil esthète, faux révolutionnaire à
tête de Christ.
Un homme qui a du respect plein la bouche n'est pas un homme mais
un boeuf, un prêtre ou encore, un représentant d'une espèce innommable, animal
à grande tignasse et tête à crachats, le Lion châtré.
Il reste donc la fameuse question du surréalisme, religion
nouvelle vouée, en dépit des apparences, à un vague succès.
Personne ne doute en effet que les conditions élémentaires du
succès religieux ne soient réunies par la religion surréaliste, le « mystère »
touchant les dogmes allant aujourd'hui jusqu'à l'occultation, l'« hypocrisie »
touchant les personnes atteignant, dans un manifeste aussi grandiloquent, aussi
faux qu'un catafalque, une impudeur grossière.
Il me paraît d'ailleurs nécessaire de ne laisser aucune ambiguïté
dans cette manière de présenter les choses. Je ne parle pas de religion
surréaliste uniquement pour exprimer un dégoût insurmontable mais bien par
souci d'exactitude, pour des raisons en quelque sorte techniques.
Je suppose qu'il est idiot de parler de violence en escroquant un
semblant de violence à l'obscurité. Il est possible sans aucun doute de
sauvegarder la plus grossière virilité et de s'opposer aux veuleries comme aux
oppressions bourgeoises en utilisant des procédés techniques. L'abominable
conscience qu'a n'importe quel être humain d'une castration mentale à peu de
choses près inévitable se traduit dans les conditions normales en activité
religieuse, car ledit être humain, pour fuir devant un danger grotesque et
garder cependant le goût d'exister, transpose son activité dans le domaine
mythique. Comme il recouvre de cette façon une fausse liberté, il n'éprouve
plus de difficultés à figurer des êtres virils, qui ne sont que des ombres, et,
par la suite, à confondre lâchement sa vie avec une ombre, mais tout le monde
sait aujourd'hui que la liquidation de la société moderne ne tournera pas en
eau comme cela s'est produit à la fin de la période romaine avec le
christianisme. A l'exception d'esthètes peu ragoûtants, personne ne veut plus
s'enterrer dans une contemplation aveugle et idiote, personne ne veut d'une
liberté mythique.
Etonné de voir que cette liquidation se passait uniquement sur le
plan politique, se traduisait uniquement par des mouvements révolutionnaires,
le surréalisme a cherché, avec l'inconscient obstructionnisme et la fourberie
poétique du cadavérique Breton, à se faufiler comme il pouvait dans les
fourgons du communisme. La manoeuvre ayant échoué, le même Breton en est réduit
à dissimuler son entreprise religieuse sous une pauvre phraséologie
révolutionnaire. Mais l'attitude révolutionnaire d'un Breton pourrait-elle
passer pour autre chose qu'une escroquerie ?
Un faux bonhomme qui a crevé d'ennui dans ses absurdes « terres de
trésor », ça c'est bon pour religion, ça c'est bon pour petits châtrés, pour
petits poètes, pour petits mystiques-roquets. Mais on ne renverse rien avec une
grosse gidouille molle, avec un paquet-bibliothèque de rêves.
Ce boeuf n'était qu'une grenouille, ou plutôt un moustique. Il
s'est dit révolutionnaire et poète. L'un portant l'autre. Il a joué
C'était l'intègre Breton, le farouche révolutionnaire, le sévère
moraliste. Eh oui, un joli coco !
C'est lui qui envoyait les copains aux ballets russes crier « Vive
les Soviets ! » et qui, le lendemain, recevait à bras ouverts, à la Galerie
surréaliste, Serge de Diaghilew venu y acheter des tableaux.
Il habitait une maison de verre, disait-il. Cassons les carreaux
et découvrons le cercueil plombé dans lequel il allait faire ses petites ordures.
Ce révolutionnaire était gonflé de paroles : ... même devant les
idées que nous sommes sûrs de ne pas partager avec les autres et dont nous
savons qu'à un degré d'expression près - l'action - elles nous mettent hors
Il a parlé du marxisme. Besogne de curé. C'était une nouvelle
manière de vendre des tableaux qu'il déclarait « subversifs » (pour lui, tout
était subversif). Ayant entrevu là un bénéfice important, il a écrit un livre
moral : Le Surréalisme et
Un fameux marxiste que ce Breton-là. Un marxiste qui joue au poker
avec le sâr Péladan et qui par ailleurs déclare : « Nous sommes de coeur avec
le comte Herrman de Kayserling, sur la voie d'une métaphysique monotone : Elle
ne parle jamais que de l'être un ou Dieu, l'âme et le monde se rejoignent, de
l'un qui est l'essence la plus profonde de toute multiplicité. Elle aussi n'est
qu'intensité pure ; elle ne vise que la vie même, cet in-objectif d'où
jaillissent les objets comme des incidents. »
Esthète de basse-cour, cet animal à sang froid n'a jamais apporté
en toutes choses que la plus noire confusion. Marxiste comme il est hégélien (à
travers Benedetto Croce), comme il est poète, comme il est marchand de
tableaux. Il s'est cru un génie parce que les voyantes le lui ont dit.
Maintenant il est hors d'atteinte, tellement intègre... Moi, je m'en fous. Mais
qu'il ne vienne pas plus longtemps emmerder le monde, avec ses prétentions
ridicules. Ce noble coeur n'est qu'une larve plus pourrie que le dernier des
petits-bourgeois. Dernier héritier de la déliquescence symboliste, laissons-le
croupir dans son bourbier.
Quant à la littérature bretonienne, personnellement je ne m'y
intéresse plus, mais je ferai remarquer qu'il a démarqué Mallarmé (Mont-de-Piété),
Valéry (Introduction au discours sur le peu de Réalité), Anquetil (Deuxième
manifeste du Surréalisme).
Mais il est mort. N'en parlons plus. Il s'est noyé dans le torrent
de boue qu'il a soulevé.
Jacques Baron
La valeur subversive de l'oeuvre d'Eluar
J'ai vu une seule fois André Breton (au cours de juillet 1928).
Je lui ai dit que le Surréalisme était surtout connu en Amérique
latine par les poèmes de Paul Eluar
Il m'a répondu que si les choses se passaient ainsi le Surréalisme
était « foutu » (il répéta plusieurs fois ce mot).
Il m'a déclaré de plus que, pour lui, les poèmes d'Eluard étaient
« l'opposé de la poésie », et qu'il n'y comprenait absolument rien.
Alejo Carpentier
(Le poète mexicain Jorge Cuesta était présent à cet entretien.)
[15 janvier 1930.]
ANDRE BRETON
SECOND MANIFESTE DU SURREALISME
revu et augmenté
AVANT : APRES :
Préoccupé de la morale, c'est-à-dire du sens de la vie, et non de
l'observance des lois humaines. André Breton, par son amour de la vie exacte et
de l'aventure, redonne son sens propre au mot « religion ». Et la dernière vanité de ce fantôme sera de
puer éternellement parmi les puanteurs du paradis promis à la prochaine et sûre
conversion du faisan André Breton.
Robert Desnos (Intentions) Robert
Desnos (Un cadavre, 1930)
Cher ami, mon admiration pour vous ne dépend pas d'un soulèvement
perpétuel de vos « vertus » et de vos torts. Le
deuxième manifeste du surréalisme n'est pas une révélation, mais c'est une
réussite.
On ne fait pas
mieux dans le genre hypocrite, faux-frère, pelotard, sacristain, et pour tout
dire : flic et curé.
Georges Ribemont-Dessaignes (Variétés) Georges Ribemont-Dessaignes (Un cadavre)
Mon cher Breton, il se peut que je ne rentre jamais en France. Ce
soir j'ai insulté tout ce que vous pouvez insulter. Je suis tué. Le sang me
coule par les yeux, les narines et
Georges Limbour (21 juillet 1924) Georges
Limbour (décembre 1929)
Arrive Paris merci - Limbour. (23 juillet 1924)
... Je sais exactement ce que je te dois et je sais aussi que ce
sont les quelques notions que tu m'as apprises au cours de nos conversations
qui m'ont permis d'aboutir à ces constatations. Nous suivons des chemins bien
parallèles. Je voudrais que tu croies sincèrement que mon amitié pour toi n'est
pas une question de sourire. C'était
l'intègre Breton, le farouche révolutionnaire, le sévère moraliste.
Eh oui, un joli
coco !
Esthète de
basse-cour, cet animal à sang froid n'a jamais apporté en toutes choses que la
plus noire confusion.
Jacques Baron (1929) Jacques
Baron (Un cadavre)
Je suis parmi les amis d'André Breton en fonction de la confiance
qu'il me porte. Mais ce n'est pas une confiance. Personne ne l'a. C'est une
grâce. Je vous
Roger Vitrac (Le Journal du Peuple) Roger Vitrac (Un cadavre)
[Février 1930.]
ANDRE BRETON
SECOND MANIFESTE DU SURREALISME
Parti de l'« avortement colossal » du système hégélien, le
surréalisme ne tend à rien d'autre qu'à la limite où cessent d'être perçues les
contradictions. « Au même titre que l'idée d'amour tend à créer un être, que
l'idée de Révolution tend à faire arriver le jour de cette Révolution, faute de
quoi ces idées perdraient tout sens, rappelons que l'idée de surréalisme tend
simplement à la récupération totale de notre force psychique par un moyen qui
n'est autre que la descente vertigineuse en nous, l'illumination systématique
des lieux cachés et l'obscurcissement progressif des autres lieux, la promenade
perpétuelle en pleine zone interdite et que son activité ne court aucune chance
sérieuse de prendre fin tant que l'homme parviendra à distinguer un animal
d'une flamme ou d'une pierre ». Le PREMIER MANIFESTE DU SURREALISME nous
permettait de mettre au jour de l'esprit cette nuit de l'oeil constamment
captive des pièges de
Redevables à quelques expérimentateurs plus ou moins anciens de ne
pas s'aventurer seuls dans le chaos dialectique de la destruction mentale, il
était impossible aux surréalistes, sous peine d'être réduits à l'impuissance,
de ne pas s'arrêter devant l'insolite monument critique et théorique élevé par
Marx-Engels sur les ruines hégéliennes et préservé par le prolétariat mondial
de l'injure du temps. Il n'entre ni dans les desseins, ni dans les capacités
propres au surréalisme, d'ajouter quoi que ce soit à l'oeuvre de Marx-Engels
qui, par ailleurs, se perfectionne et se réalise. Mais puisqu'il veut décrire
en toute rigueur le mécanisme psychique de l'homme, il doit faire sienne la
critique rigoureuse du mécanisme social, tant il est vrai qu'on ne peut
concevoir de superstructure qui ne soit en rapport logique avec
l'infrastructure, même si la maison quelque jour doit devenir réversible.
Le SECOND MANIFESTE donne toute sécurité pour apprécier ce qui est
mort et ce qui est plus que jamais vivant dans le surréalisme. Subordonnant aux
fins merveilleuses de la subversion toutes les commodités individuelles,
rejetant sans appel, au moyen de l'asepsie morale la plus stricte, les
spécialistes du faux témoignage, André Breton fait, dans ce livre, la somme des
droits et des devoirs de l'esprit.
Alexandre, Aragon, Buñuel, Char, Crevel, Dali, Eluard, Ernst,
Malkine, Péret, Sadoul, Tanguy, Thirion, Unik, Valentin.
[Mars 1930.]
Général, l'élève Keller, avec un courage bien digne de l'école de
Saint-Cyr, vous a transmis la lettre de Georges Sadoul, en date du 16 septembre
1929 « par la voie hiérarchique ». Comme pour lui répondre j'ignore si je dois
passer par la même voie, je préfère m'adresser directement à vous et négliger
définitivement ce vague jeune homme. Je vous fais donc savoir que je me déclare
absolument solidaire des termes de la lettre de Georges Sadoul qui lui valent
la ridicule inculpation de menaces de violences avec ordre sous condition (art.
308 du Code pénal), et notamment des louables pensées relatives à la Patrie, au
Drapeau et aux Officiers français exprimées dans cette lettre. Je ne reconnais
pas aux gens de votre qualité le droit de limiter l'expression de ma pensée,
notamment en ce qui concerne la patrie, mot qui n'a pour moi aucun sens quand
il ne s'agit pas de l'U.R.S.S., patrie des travailleurs.
Salutations variées.
[Mars 1930.]
Décidés à user, voire à abuser en toute occasion de l'autorité que
donne la pratique consciente et systématique de l'expression écrite ou autre,
solidaires en tous points d'André Breton et résolus à faire passer en
application les conclusions qui s'imposent à la lecture du SECOND MANIFESTE DU
SURREALISME, les soussignés, qui ne se font aucune illusion sur la portée des
revues « artistiques et littéraires », ont décidé d'apporter leur concours à
une publication qui, sous le titre :
LE SURREALISME AU SERVICE DE LA REVOLUTION
non seulement leur permettra de
répondre d'une façon actuelle à la canaille qui fait métier de penser, mais
préparera le détournement définitif des forces intellectuelles aujourd'hui
vivantes au profit de la fatalité révolutionnaire.
[Mars 1930.]
QUESTION
BUREAU INTERNATIONAL LITTERATURE REVOLUTIONNAIRE PRIE REPONDRE
QUESTION SUIVANTE LAQUELLE SERA VOTRE POSITION SI IMPERIALISME DECLARE GUERRE
AUX SOVIETS STOP ADRESSE BOITE POSTALE 650 MOSCOU
REPONSE
CAMARADES SI IMPERIALISME DECLARE GUERRE AUX SOVIETS NOTRE
POSITION SERA CONFORMEMENT AUX DIRECTIVES TROISIEME INTERNATIONALE POSITION DES
MEMBRES PARTI COMMUNISTE FRANCAIS
SI ESTIMIEZ EN PAREIL CAS UN MEILLEUR EMPLOI POSSIBLE DE NOS
FACULTES SOMMES A VOTRE DISPOSITION POUR MISSION PRECISE EXIGEANT TOUT AUTRE
USAGE DE NOUS EN TANT QU'INTELLECTUELS STOP VOUS SOUMETTRE SUGGESTIONS SERAIT
VRAIMENT PRESUMER DE NOTRE ROLE ET DES CIRCONSTANCES
DANS SITUATION ACTUELLE DE CONFLIT NON ARME CROYONS INUTILE
ATTENDRE POUR METTRE AU SERVICE DE
[Le Surréalisme A.S.D.L.R. n° 1, juillet 1930.]
Le misérable expédient mental qui se cache sous ces mots « la
réalité » fait de nos jours l'objet d'une dénonciation systématique dont les
conséquences révolutionnaires sont indiscutables. Il s'agit en effet de
démontrer, et le surréalisme n'a pas d'autre prétention, que des raisons de
conservation sociale, fondées sur la lâcheté individuelle, sont à l'origine du
très attaquable phénomène d'amnésie volontaire sur lequel l'homme s'appuie
pour, aux autres comme à lui-même, tenter de donner le change sur le caractère
véritable de ses désirs.
Il appartient en 1930, à Dali plus qu'à tout autre, d'extraire l'homme
de cette caverne de mensonges qu'avec la complicité d'innombrables pouvoirs
publics il élève autour de lui, de le rendre à sa conscience première et
dernière d'être venant du non-être et y retournant, mais y retournant sans
bassesse inutile envers un état organique passager.
Des très grands moyens de Dali - moyens définis sur le plan
artistique - dépend aujourd'hui la liquidation d'une formule surannée qui est,
qu'on s'en persuade, celle du monde bourgeois réduit à utiliser pour toute arme
défensive celle de plus en plus aiguisée, par suite de plus en plus brisable,
de la censure.
La pensée dialectique conjuguée à la pensée psychanalytique, l'une
l'autre se couronnant de ce que Dali appelle, d'une manière saisissante, la
pensée paranoïa-critique, est le plus admirable instrument qui ait encore été
proposé pour faire passer dans les ruines immortelles le fantôme-femme au
visage vert-de-grisé, à l'oeil riant, aux boucles dures qui n'est pas seulement
l'esprit de notre naissance, c'est-à-dire le Modern Style, mais encore le
fantôme toujours plus attirant du devenir.
André Breton et Paul Eluard
[Novembre (?) 1930]
Le mercredi 12 novembre 1930 et les jours suivants devant
quotidiennement prendre place dans une salle de spectacle plusieurs centaines
de personnes guidées vers ce lieu par des aspirations très diverses, fortement
contradictoires, allant comme sur une échelle plus vaste, des meilleures aux
pires, ces personnes en général ne se connaissant pas, et même, du point de vue
social, tenant aussi peu que possible les unes aux autres, mais se conjurant,
qu'elles le veuillent ou non, par la vertu de l'obscurité, de l'alignement
insensible et de l'heure qui, pour toutes, est la même, pour faire aboutir ou
échouer, avec L'Age d'or de Buñuel, un des programmes maxima de revendications
qui se soient proposés à la conscience humaine jusqu'à ce jour, il sied
peut-être, mieux que de s'abandonner au délice de voir enfin transgressées au
suprême degré les lois décourageantes qui passaient pour rendre inoffensive
l'oeuvre d'art sous laquelle il y a un cri et devant laquelle, l'hypocrisie
aidant, on s'efforce de ne reconnaître, sous le nom de beauté, qu'un bâillon,
il sied même certainement de mesurer avec quelque rigueur l'envergure de cet
oiseau de proie aujourd'hui totalement inattendu dans le ciel qui baisse, dans
le ciel occidental qui baisse : L'Age d'or.
Ce serait peut-être trop peu demander aux artistes d'aujourd'hui
que de s'en tenir à la constatation, d'ailleurs géniale, que l'énergie sublimée
couvant en eux continuera à les livrer, pieds et poings liés, à l'ordre de
choses existant et ne fera, à travers eux, d'autres victimes qu'eux-mêmes. Il
est, pensons-nous, de leur devoir le plus élémentaire, de soumettre l'activité
qui résulte pour eux de cette sublimation, d'origine mystérieuse, à une
critique aiguë et de ne reculer devant aucune outrance apparente, dès lors
qu'il s'agit avant tout de desserrer le bâillon dont nous parlions. Se livrer
avec tout le cynisme que cette entreprise comporte au dépistement en soi et à
l'affirmation de toutes les tendances cachées dont la résultante artistique
n'est qu'un aspect assez frivole doit, non seulement leur être permis mais
encore être exigé d'eux. Il ne peut appartenir qu'à eux, au-delà de cette
sublimation dont ils sont l'objet et qui ne saurait être tenue sans mysticisme
pour une fin naturelle, de proposer au jugement scientifique un autre terme,
compte une fois tenu par eux de cette sublimation. On en est à attendre
aujourd'hui de l'artiste qu'il sache à quelle machination fondamentale il doit
d'être artiste et on ne peut lui donner acte de sa prétention à l'être
qu'autant qu'on est sûr qu'il a pris parfaitement conscience de cette
machination.
Or, l'examen désintéressé des conditions dans lesquelles se résout
- tend à se résoudre - le problème, nous apprend que
l'artiste, Buñuel par exemple, ne parvient à être que le siège tout proche
d'une série de combats que se livrent, dans le lointain, deux instincts
associés cependant en tout homme : l'instinct sexuel et l'instinct de mort.
Etant donné que l'attitude hostile universellement adoptée
qu'entraîne le second de ces instincts ne diffère en chaque homme que dans son
application, que d'autre part des raisons purement économiques s'opposent, dans
la société bourgeoise actuelle, à ce que cette attitude bénéficie de
satisfactions autres que très partielles, ces mêmes raisons étant à elles
seules une source intarissable de conflits dérivés de ceux qui pourraient être,
et qu'il serait alors loisible d'examiner, on sait que l'attitude amoureuse,
avec tout l'égoïsme qu'elle suppose, et les chances de réalisation beaucoup
plus appréciables qu'elle court, est celle qui, des deux, parvient à supporter
le mieux la lumière de l'esprit. D'où le goût misérable du refuge qu'on flatte
dans l'art depuis des siècles, d'où la très large tolérance dont on fait preuve
à l'égard de tout ce qui, en échange de pas mal de pleurs et de grincements de
dents, aide pourtant à mettre cette attitude amoureuse au-dessus de tout.
Il n'en est pas moins vrai, dialectiquement, que l'une de ces
attitudes ne peut humainement valoir qu'en fonction de l'autre, que ces deux
instincts de conservation, a-t-on fort bien dit, tendant à rétablir un état qui
a été troublé par l'apparition de la vie, s'équilibre chez tout homme d'une
manière parfaite et que ce n'est qu'à la lâcheté sociale que l'anti-Eros doit,
aux dépens d'Eros, de voir le jour. Il n'en est pas moins vrai qu'à la violence
dont nous voyons la passion amoureuse animée chez un être, nous pouvons juger
de sa capacité de refus, nous pouvons, faisant bon marché de l'inhibition
passagère où son éducation le maintient ou non, lui prêter mieux qu'un rôle
symptomatique, du point de vue révolutionnaire.
Qu'une fois, et c'est le cas, cette passion amoureuse se montre
assez éclairée sur sa propre détermination, qu'une fois elle se hérisse des
épines dégouttantes du sang de ce que l'on veut aimer et de ce que parfois l'on
aime, qu'une fois s'y mette la frénésie tant décriée, hors de laquelle, nous,
surréalistes, refusons de tenir pour valable aucune expression d'art, et nous
connaîtrons la nouvelle et dramatique limite du compromis par lequel tout homme
passe et par lequel, en acceptant d'écrire ou de peindre, nous sommes les
premiers et les derniers à avoir, sans plus ample information - cette plus
ample information étant L'Age d'or - consenti à passer.
<Fig>
Max Ernst
<Fig>
Hans Arp
Au moment, à coup sûr, le plus propice à l'investigation
psychanalytique tendant à déterminer l'origine et la formation des mythes
moraux, nous croyons possible, par simple induction et en marge de toute
précision scientifique, de conclure à la possibilité d'existence d'un critérium
qui se dégagerait d'une façon précise de tout ce qui peut se synthétiser dans
les aspirations de la pensée surréaliste en général et qui résulterait, au
point de vue biologique, de l'attitude contraire à celle qui permet d'admettre
l'existence des divers mythes moraux comme survivance des tabous primitifs.
Tout à l'opposé de cette survivance, nous croyons (pour paradoxal que cela
puisse paraître) que c'est dans le domaine de ce qu'on a coutume de réduire aux
limites (!) du congénital, que serait admissible une hypothèse dépréciative de
ces mythes, selon laquelle les divination et mythification de certaines
représentations fétichistes à signification morale (telles que celles de la
maternité, de la vieillesse, etc.) seraient un produit qui, par son rapport avec
le monde affectif en même temps que par son mécanisme d'objectivation et de
projection à l'extérieur, pourrait être considéré comme un cas, sûrement très
compliqué, de transfert collectif dans lequel le rôle démoralisateur serait
joué par un puissant et profond sentiment d'ambivalence.
Les possibilités psychologiques individuelles d'anéantissement
souvent complet d'un vaste système mythique coexistent avec la non moins
fréquente possibilité bien connue de retrouver en des temps ultérieurs, par un
processus de régression, des mythes archaïques déjà existants. Cela signifie,
d'une part l'affirmation de certaines constantes symboliques de la pensée
inconsciente, d'autre part le fait que cette pensée est indépendante de tout
système mythique. Tout revient donc à une question de langage : par le langage
inconscient nous pouvons retrouver un mythe, mais nous sommes bien conscients
que les mythologies changent et qu'une nouvelle faim psychologique à tendance
paranoïaque dépasse à toute occasion nos sentiments souvent misérables.
Il ne faut pas se fier à l'illusion qui peut résulter du manque de
comparaison, illusion pareille à l'illusion de la marche du train arrêté quand
un autre train passe devant la fenêtre du wagon et, dans le cas éthique,
pareille à celle de la translation des faits vers le mal : tout se passe comme
si, contrairement à la réalité, ce qui bouge, ce qui est changeant n'était pas
précisément les événements, mais, plus gravement, la mythologie.
Dans les prochaines mythologies morales prendront place d'une
manière usuelle les reproductions sculpturales de diverses allégories
édifiantes parmi lesquelles se signaleront comme les plus exemplaires celle
d'un couple d'aveugles s'entredévorant et celle d'un adolescent au regard
nostalgique « crachant par pur plaisir sur le portrait de sa mère ».
<Fig>
Menant la lutte la plus acharnée contre tous les artifices, qu'ils
soient subtils ou grossiers, la violence, dans ce film, débarrasse la solitude
de tout ce dont elle se pare. Dans la solitude, chaque objet, chaque être,
chaque habitude, chaque convention, chaque image aussi, prémédite de retourner
à sa réalité sans devenir, de ne plus avoir de secret, d'être défini
tranquillement, inutilement par l'atmosphère qu'il crée. Mais voici que
l'esprit qui n'accepte pas reste seul et qu'il veut se venger de tout ce qui
s'empare ainsi du monde qui lui est imposé.
Dans ses mains du sable, du feu, de l'eau, des plumes, dans ses
mains l'aride jouissance de la privation, dans ses yeux la colère, dans ses
mains
<Fig>
Luis Buñuel, auteur de L'Age d'or.
<Fig>
Il brise, il impose, il terrifie, il saccage. Les portes de
l'amour et de la haine sont ouvertes et livrent passage à
L'homme sort de son abri et, face à face avec la vaine disposition
des charmes et des désenchantements, s'enivre de la force de son délire.
Qu'importe la faiblesse de ses bras puisque la tête elle-même est si soumise à
la rage qui la secoue.
Nous ne sommes pas loin du jour où l'on s'apercevra que malgré
toutes les scories et les déchirements qui nous mordent comme l'acide, et à la
base de cette activité libératrice ou ténébreuse qui est l'essai d'une vie plus
propre au coeur même du mécanisme où l'ignominie industrialise la cité,
L'AMOUR
reste seul en dehors des limites
imaginables et domine de la profondeur du vent, du puits de diamant, les
constructions de l'esprit et la logique de la chair.
Le problème de la faillite des sentiments, intimement lié à celui
du capitalisme, n'est pas encore résolu. On voit dans tous les domaines une
recherche de nouvelles conventions qui aideraient à vivre jusqu'au moment d'une
libération encore illusoire. La psychanalyse a créé le plus de préjugés dans ce
domaine, car le problème même de l'amour est resté en dehors des manifestations
qui l'accompagnent. C'est le mérite de L'Age d'or d'avoir montré l'irréalité et
l'insuffisance d'une pareille conception. Buñuel a formulé une hypothèse sur la
révolution et l'amour qui touche au plus profond de la nature humaine, par le
plus pathétique des débats, et fixé à travers une profusion de bienfaisantes
cruautés, ce moment unique où, les lèvres serrées, on suit la voix la plus
éloignée, la plus présente, la plus lente, la plus pressante, jusqu'au hurlement
si fort qu'à peine on peut l'entendre :
AMOUR... AMOUR... AMOUR... AMOUR...
Il est inutile d'ajouter qu'un des points culminants de la pureté
de ce film nous semble cristallisé dans la vision de l'héroïne dans les
cabinets, où la puissance de l'esprit arrive à sublimer une situation
généralement baroque en un élément poétique de la plus pure noblesse et
solitude.
A rien ne sert plus, aujourd'hui, qu'une chose très pure et très
inattaquable soit l'expression de ce qu'un homme porte en lui de plus pur et de
plus inattaquable puisque, quoi qu'il fasse, quoi que nous fassions, pour
soustraire son ouvrage à l'injure, à l'équivoque - et, par là, nous n'entendons
désigner que la pire de toutes qui réside dans le détournement de cette pensée
au profit d'une autre sans commune mesure avec la première - quoi qu'il fasse,
disonsnous, c'est en vain qu'il le tente. Tout semble, à l'heure actuelle,
indifféremment utilisable à des fins que nous avons trop dénoncées et
réprouvées pour que nous puissions passer outre chaque fois qu'on nous les
oppose, et, par exemple, lorsque nous avons lu, dans « Les Annales », une
déclaration où le dernier des clowns se livrait à des commentaires délirants
sur Un chien andalou et s'autorisait de son admiration pour découvrir une
identité entre l'inspiration de ce film et sa poésie à lui. La confusion,
pourtant, n'est aucunement possible. Mais de quelque clôture qu'on entoure un
domaine, apparemment bien défendu déjà, on voit l'ordure la couvrir aussitôt. Bien
qu'il suffise à peine, maintenant, qu'un livre, un tableau, un film contienne
en lui-même ses moyens d'agression propres à décourager l'escroquerie, nous
continuons malgré tout à penser que la provocation est une précaution comme une
autre et, sur ce plan, rien ne manque à L'Age d'or pour décevoir quiconque
espère y trouver commodément sa pâture. Si l'esprit de scandale que Buñuel y a
manifesté, non par un caprice délibéré, mais pour des raisons qui, d'une part,
lui sont personnelles, et qu'implique d'autre part, la volonté d'écarter à
jamais les curieux, les amateurs,
<Fig>
Man Ray
Tu viens vers moi et je fais le voyage avec toi.
les plaisantins, les exégètes qui
chercheront là une occasion d'exercer leur plus ou moins grande faculté de
discourir, si un tel esprit a réussi, cette fois, dans le dessein auquel il
tend, nous pourrions le tenir quitte de toute autre ambition. C'est affaire aux
professionnels de la critique d'en demander davantage et, à propos de ce film,
de se poser des questions sur le scénario, la technique, l'intervention de
<Fig>
Max Ernst
<Fig>
Man Ray
comédies de Mack-Sennett ; celle du défi
dans Entr'acte ; celle d'un amour sauvage dans Ombres blanches ; celle d'un
espoir et d'un désespoir également illimités dans les films de Chaplin ? A part
cela, rien, hors l'irréductible appel à la révolution du Cuirassé Potemkine.
Rien hors du Chien andalou et de L'Age d'or, qui se situent au-delà de tout ce
qui existe. Place donc à cet homme qui, d'un bout à l'autre du film, le
traverse, portant sur ses vêtements les traces de poussière et de plâtras,
indifférent à tout ce qui n'est pas uniquement la pensée de l'amour qui
l'occupe et le conduit, et autour de qui s'organise et gravite le monde, ce
monde-ci avec lequel il n'est pas d'accommodement et auquel, une fois de plus,
nous n'appartenons que dans la mesure où nous nous élevons contre lui.
Il faudra chercher un cataclysme déjà lointain pour trouver à quoi
comparer les temps modernes. Il faudra sans doute se reporter à l'écroulement
du monde ancien. La curiosité qui nous pousse vers ces époques de grand trouble
assez semblables, toutes réserves faites, à celle que nous vivons, aimerait à
retrouver de ce temps-là autre chose que l'histoire. Hélas, le christianisme a
tout rempli de son ciel où il n'y a rien que nous n'ayons déjà vu au plafond du
<Fig>
Joan Miró
<Fig>
Salvador Dali
ministère de l'intérieur ou sur les rochers
au bord de
[Novembre 1930.]
____________________
(1) Les diverses pièces annexes de la revue-programme figurent ici
dans la partie « Description et commentaires », infra. (N.D.E.)
____________________
<Fig>
Au Secrétariat de l'Union Internationale des Ecrivains
Révolutionnaires
Chers camarades,
En entrant dans l'Union Internationale des Ecrivains
Révolutionnaires, nous plaçant entièrement et sans réserves sur la plate-forme
idéologique et politique de l'Union telle qu'elle a été définie par la deuxième
conférence des Ecrivains Révolutionnaires à Kharkoff, en novembre 1930, nous
croyons nécessaire de reconnaître certaines fautes, commises antérieurement par
nous dans notre activité littéraire, fautes que nous nous engageons à ne pas
répéter dans l'avenir.
Comme membres du Parti, nous reconnaissons que nous aurions dû
provoquer le contrôle effectif de notre activité littéraire par le Parti et
soumettre cette activité à ce contrôle. L'erreur que cela comporte est à
l'origine de toutes les fautes que nous avons commises ou de celles dont nous
avons pu sembler solidaires.
Seuls le fait de militer d'une façon constante dans des organisations
de base, ce que nous n'avons pas fait, l'observation stricte des directives du
Parti Communiste, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan
culturel, peuvent empêcher la confusion qui s'est manifestée dans certaines
publications auxquelles nous avons collaboré. Il est permis d'espérer qu'une
liaison suivie avec l'U.I.E.R. et la soumission aux directives de cette
organisation nous permettront désormais d'éviter cette confusion.
L'un de nous (Aragon) reconnaît avoir eu tort, en attaquant hors
des organes du Parti deux membres du P.C.F. (les camarades Barbusse et Caby).
L'autre (Georges Sadoul) reconnaît avoir eu tort en écrivant une
lettre au major de promotion de l'Ecole de Saint-Cyr, Keller, d'adopter le ton
de la plaisanterie, en se préoccupant davantage de ce qui pourrait insulter
davantage (sic) le destinataire qu'en y précisant son idéologie propre (« ...
Si on nous oblige à faire la guerre, nous combattrons du moins sous le glorieux
casque à pointe alleman
D'autre part nous reconnaissons avoir commis des fautes chaque
fois que nous avons, dans des organes où nous collaborions, laissé imprimer des
critiques ouvertes contre la presse du Parti et certains collaborateurs de son
organe central (publication d'une lettre d'un rabcor, d'une photographie
tendant à discréditer publiquement Brice Parain, etc.). Nous avons eu tort
également de laisser publier dans ces organes des textes qui relèvent d'une idéologie
anarchique.
Nous devons préciser que nous ne nous considérons pas comme
solidaires de l'ensemble des oeuvres individuelles (littéraires ou autres)
publiées par les membres du groupe surréaliste, mais que dans la mesure où ces
oeuvres se réclament des mots « surréalisme » et « surréaliste », notre
responsabilité est engagée. Notamment en ce qui concerne le « Second manifeste
du Surréalisme » par André Breton dans la mesure où il contrarie le
matérialisme dialectique. Nous estimons que nous avons à préciser que nous nous
plaçons toujours dans le cadre du matérialisme dialectique et que nous
repoussons toute idéologie idéaliste (notamment le freudisme). Nous nous
désolidarisons de toute idéologie confusionnelle touchant le trotskysme. Nous
considérons le trotskysme comme une idéologie social-démocrate et
contre-révolutionnaire. Nous nous engageons à combattre le trotskysme en toute
occasion.
Notre seul désir est de travailler de la façon la plus efficace
suivant les directives du Parti à la discipline et au contrôle duquel nous nous
engageons à soumettre notre activité littéraire.
Moscou, le 1er décembre 1930.
Aragon, Georges Sadoul
Le procès des saboteurs à Moscou vient de montrer d'une façon
indiscutable la volonté des impérialismes de faire la guerre à l'Union
Soviétique. Il a montré le rôle que les intellectuels sont susceptibles de
jouer quand, prétendant servir la cause du prolétariat, ils sont, en réalité, à
la solde des contre-révolutionnaires.
A la veille de la guerre en France, dans le pays dont le
gouvernement a mené et mène encore l'attaque contre l'U.R.S.S. et la Révolution
mondiale, la contre-révolution a, à ses gages, une revue intitulée Monde
qui, prétendant se placer au-dessus des partis, fait le jeu des fascistes de
toute espèce, des « républicains syndicalistes » aux social-démocrates. Il
s'agit ici d'un véritable groupe de saboteurs dont le procès doit être instruit
de manière à briser l'activité de ces saboteurs.
A une enquête du Bureau International de Littérature
Révolutionnaire, les surréalistes ont répondu que si l'impérialisme déclare la
guerre aux Soviets, leur position sera, conformément aux directives de
Certains intellectuels révolutionnaires, et particulièrement les
surréalistes, ont été amenés à employer comme une arme contre la bourgeoisie la
méthode psychanalytique. Cette arme, entre les mains d'hommes qui se réclament
du matérialisme historique et qui entendent l'appliquer, permet notamment
l'attaque de la famille, malgré les défenses que la bourgeoisie multiplie
autour d'elle. La psychanalyse a servi aux surréalistes à étudier le mécanisme
de l'inspiration et à se soumettre cette inspiration. Elle les a aidés à
quitter toute position individualiste. On ne saurait tenir la psychanalyse pour
responsable des applications qui peuvent en avoir été faites par les différents
esprits qui s'en réclament : si certains disciples de Freud, et peut-être
(comme à la fin de sa vie Hegel, tirant de sa propre méthode des conclusions
sociologiques qui ne trahissent que la vieillesse d'un homme) de nos jours
Freud lui-même croient pouvoir faire servir la psychanalyse à des
considérations qui viennent renforcer la société bourgeoise et tendent à
réviser le matérialisme historique, cela ne peut servir à un procès de la
méthode psychanalytique, qui reste une arme pour les révolutionnaires.
L'action révolutionnaire n'est pas possible hors de la ligne de
La menace de l'intervention impérialiste contre l'U.R.S.S. est et
demeure la question vitale du problème révolutionnaire. C'est à la lumière
dramatique de cette notion que les intellectuels révolutionnaires doivent
s'organiser pour soutenir l'action de classe du prolétariat. C'est à cette
lumière que nous considérons en France, en décembre 1930, à notre retour de
Russie Soviétique, la nécessité pour nous de donner notre adhésion à
l'Association des Artistes et Ecrivains Révolutionnaires qui vient de se
fonder. Nous nous joignons à ses fondateurs pour demander aux intellectuels
révolutionnaires d'entrer dans cette Association.
« Que chaque mot de l'écrivain révolutionnaire appelle au combat
pour l'Octobre universel ! »
Aragon, Georges Sadoul
[Décembre 1930.]
Le Maréchal Joffre,
Le Maréchal Foch,
Georges Clemenceau
et le Président Poincaré
se rappellent à votre bon souvenir.
1er janvier 1931.
Du 28 novembre au 3 décembre 1930, « L'Age d'or » qui avait reçu
le visa de la censure a été représenté sans incidents au Studio 28, le mercredi
3, des « commissaires » de la Ligue des Patriotes et des représentants de
Le 5, on annonce une interpellation de M. Le Provost de Launay au
Conseil municipal. M. Benoît, de la Préfecture de Police, se rend au ministère
de l'Instruction Publique et confère avec M. Ginisty, Président de
Le 7, Le Figaro et L'Ami du Peuple du soir publient des articles
mettant en cause l'existence de la censure et préconisent l'application
systématique des méthodes fascistes dans les spectacles.
Le 8, la Préfecture demande directement à M. Mauclaire d'abord la
suppression du « passage du Christ » puis, étant donné que rien ne le mentionne
à l'écran, se contente de demander la suppression, dans le programme, de la
phrase « Le comte de Blangis est évidemment Jésus-Christ ».
Le
Le 10, « le très sympathique conseiller des Champs-Elysées, M. Le
Provost de Launay » publie dans les journaux une lettre ouverte au Préfet de
Police, dénonçant le film, la revue « Le Surréalisme au service de la
Révolution » et les oeuvres de ses collaborateurs qu'il qualifie d'ordures. Il
proteste du même coup contre d'autres films d'importation ou d'origine
germanique qui se jouent ou vont se jouer dans le quartier des Champs-Elysées A
DEUX PAS du Soldat inconnu ». Le Figaro, commentant cette lettre, invite le
Préfet de Police à la répression contre le surréalisme. Au courrier du matin,
les journaux du matin ont déjà reçu une lettre annonçant l'interdiction du
film. M. Mauclaire n'en est avisé que le même jour à 17 heures 20.
Néanmoins, le lendemain 11, au matin, la commission assiste à la
présentation du film et fait, le surlendemain, passer une note dans les
journaux concluant au retrait du visa et à l'interdiction du film et annonçant
des poursuites contre le directeur du cinéma en spécifiant, dans le communiqué
même, le maximum de la pénalité encourable.
Le 12, le Commissaire de Police des Grandes Carrières vient saisir
au Studio 28 toutes copies existantes du film, soit une qui se trouvait au
Studio et une autre au domicile de son directeur.
Le même jour les présidents et délégués des sections de Paris de
la Ligue des Patriotes, sous la présidence de M. Marcel Habert et du Général
Pougin,
<Fig>
chargent le Commissaire général de la
ligue, M. A. Cruchon, de féliciter les commissaires de la Ligue des Patriotes «
arrêtés au cours de la manifestation contre le film bolcheviste "L'Age
d'or" » et remercient M. Le Provost de Launay de son intervention (1).
1° Que pensez-vous de l'interdiction par la police du film « L'Age
d'or » à la suite de la manifestation de la Ligue des Patriotes et de
2° Depuis quand n'a-t-on pas le droit, en France, de mettre
gravement en question la religion, ses fondements, les moeurs de ses
représentants, etc. ?
Depuis quand la police est-elle au service de l'antisémitisme ?
L'intervention de la police sanctionnant le pogrome de la Ligue
des Patriotes est-elle un encouragement officiel à l'établissement des méthodes
fascistes en France ?
Faut-il comprendre cette intervention comme une autorisation
donnée également à ceux qui estiment outrageante la propagande religieuse d'en
interrompre par tous les moyens les manifestations (films de propagande
romaine, pèlerinages de Lourdes et de Lisieux, officines d'obscurantisme telles
que Bonne Presse, Congrégation de l'Index, églises, etc., perversion de la
jeunesse dans les patronages et les préparations militaires, prêches à la
radio, magasins de crucifix, vierges, couronnes d'épines) ?
3° Le fait de l'interdiction de « L'Age d'or » constitue-t-il un
simple abus de pouvoir de plus de la police ou bien donne-t-il la preuve de
l'incompatibilité du surréalisme avec la société bourgeoise ?
Faut-il considérer comme la reconnaissance de cette
incompatibilité, le fait qu'après que de jeunes bourgeois aient détruit des
tableaux surréalistes et volé des livres surréalistes, après que les journaux
bourgeois aient publié une lettre de provocateur signée Le Provost de Launay et
excité à la répression contre
4° L'emploi de la provocation pour légitimer une intervention
ultérieure de la police n'est-il pas le signe de la fascisation ?
Cette intervention se faisant sous le prétexte de protéger
l'enfance, la jeunesse, la famille, la patrie et la religion, peut-on un
instant prétendre que cette fascisation évidente n'a pas pour but de détruire
tout ce qui tend à s'opposer à la guerre qui vient ?
____________________
(1) Ici se placent des « Extraits du programme » que l'on trouvera
dans la partie « Description et Commentaires », infra. (N.D.E.)
____________________
Et très spécialement à la guerre contre l'U.R.S.S. ?
____________________
(1) Les « Extraits de la Presse » qui encadraient le texte de ce
tract figurent dans la partie « Description et Commentaires » du présent
volume, infra. (N.D.E.)
____________________
[Lettre au « Journal des Poètes »]
Paris, le 17 avril 1931
Céline Arnaud a battu Verhaeren (le Déroulède belge) d'une
longueur de moustache. Pour Benjamin Péret, par délégation spéciale : André
Breton, Paul Eluard
La merde dans l'huître. Sacher
Purnal.
Le journal des poètes, Kouillasserie bruqueselloise. René Crevel
Où vât papa ? Au Journal des poètes fumier d'hôpital. René Char.
Le Journal des Poètes et des Pourritures. Tristan Tzara
Le journal en question ne me sert qu'à démerder mes chiens. Aragon
Le Journal des poètes est un phumier. Pierre Unik
Le Journal des Poètes, je me suis justement taurché avec ce matin.
Excellant ! Paul Eluard
Le journal des Poètes est le rendé-vous des tappètes. Albert Valentin
Demandez le journal des Poëtes, le grand heibdomadaire de la Merde
! André Thirion
Les collaborateurs belges du Journal des Poètes belges se la font sucée tous les jours par la princesse belge Marichaussée. André Breton
Le journal des Poètes maxime putréfaction. Salvador Dali
A la veille du 1er mai 1931 et à l'avant-veille de l'inauguration
de l'Exposition Coloniale, l'étudiant indo-chinois Tao est enlevé par la police
française. Chiappe, pour l'atteindre, utilise le faux et la lettre anonyme. On
apprend, au tout du temps nécessaire à parer à toute agitation, que cette
arrestation, donnée pour préventive, n'est que le prélude d'un refoulement sur
l'Indo-Chine (*). le crime de Tao ? Etre membre du
Parti Communiste, lequel n'est aucunement un parti illégal en France, et s'être
permis jadis de manifester devant l'Elysée contre l'exécution de quarante
Annamites.
L'opinion mondiale s'est émue en vain du sort des deux condamnés à
mort Sacco et Vanzetti. Tao, livré à l'arbitraire de la justice militaire et de
la justice des mandarins, nous n'avons plus aucune garantie pour sa vie. Ce
joli lever de rideau était bien celui qu'il fallait, en 1931, à l'Exposition de
Vincennes.
L'idée du brigandage colonial (le mot était brillant et à peine
assez fort), cette idée, qui date du XIXe siècle, est de celles qui n'ont pas
fait leur chemin. On s'est servi de l'argent qu'on avait en trop pour envoyer
en Afrique, en Asie, des navires, des pelles, des pioches, grâce auxquels il y
a enfin, là-bas, de quoi travailler pour un salaire et cet argent, on le
représente volontiers comme un don fait aux indigènes. Il est donc naturel,
prétend-on, que le travail de ces millions de nouveaux esclaves nous ait donné
les monceaux d'or qui sont en réserve dans les caves de la Banque de France.
Mais que le travail forcé - ou lbre - préside à cet échange monstrueux, que des
hommes dont les moeurs, ce que nous essayons d'en apprendre à travers des
témoignages rarement désintéressés, des hommes qu'il est permis de tenir pour
moins pervertis que nous et c'est peu dire, peut-être pour éclairés comme nous
ne le sommes plus sur les fins véritables de l'espèce humaine, du savoir, de
l'amour et du bonheur humains, que ces hommes dont nous distingue ne serait-ce
que notre qualité de blancs, nous qui disons hommes de couleur, nous hommes
sans couleur, aient été tenus, par la seule puissance de la métallurgie
européenne, en 1914, de se faire crever la peau pour un très bas monument
funéraire collectif - c'était d'ailleurs, si nous ne nous trompons pas, une
idée française, cela répondait à un calcul français - voilà qui nous permet
d'inaugurer, nous aussi, à notre manière, l'Exposition Coloniale, et de tenir
tous les zélateurs de cette entreprise pour des rapaces. Les Lyautey, les
Dumesnil, les Doumer qui tiennent le haut du pavé aujourd'hui dans cette même
France du Moulin-Rouge n'en sont plus à un carnaval de squelettes près. On a pu
lire il y a quelques jours, dans Paris, une affiche non lacérée dans laquelle
Jacques Doriot était présenté comme le responsable des massacres d'Indo-Chine.
Non lacérée.
____________________
(*) Nous avons cru devoir refuser, pour ce manifeste, les
signatures de nos camarades étrangers.
____________________
Le dogme de l'intégrité du territoire national, invoqué pour
donner à ces massacres une justification morale, est basé sur un jeu de mots
insuffisant pour faire oublier qu'il n'est pas de semaine où l'on ne tue, aux
colonies. La présence sur l'estrade inaugurale de l'Exposition Coloniale du
Président de la République, de l'Empereur d'Annam, du Cardinal Archevêque de
Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des
missionnaires, de ceux de Citroën et Renault, exprime clairement la complicité
de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d'un concept nouveau et
particulièrement intolérable :
A propos, on n'a pas oublié la belle affiche de recrutement de
l'armée coloniale : une vie facile, des négresses à gros nénés, le
sous-officier très élégant dans son complet de toile se promène en
pousse-pousse, traîné par l'homme du pays - l'aventure, l'avancement.
Rien n'est d'ailleurs épargné pour la publicité : un souverain
indigène en personne viendra battre la grosse caisse à la porte de ces palais
en carton-pâte. La foire est internationale, et voilà comment le fait colonial,
fait européen comme disait le discours d'ouverture, devient fait acquis.
N'en déplaise au scandaleux Parti Socialiste et à
Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant
l'évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et
des fonctionnaires responsables des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de
l'Afrique centrale.
André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Pierre Unik,
André Thirion, René Crevel, Aragon, René Char,
[Mai 1931.]
Sois tolérant. Garde fermement ta foi ou ta conviction, mais
admets qu'on ait une foi ou une conviction différente. Ne fais rien, ne dis
rien qui puisse blesser la croyance d'un autre homme : c'est chose intime de la
conscience humaine, si délicate qu'on la froisse en l'effleurant.
Paul Doumer
A partir du 10 mai 1931, à Madrid, Cordoue, Séville, Bilbao,
Alicante, Malaga, Grenade, Valence, Algésiras, San Roque, La Linea, Cadix,
Arcos de la Frontera, Huelva, Badajos, Jeres, Almeria, Murcia, Gijon, Teruel,
Santander, La Corogne, Santa-Fé, etc., la foule a incendié les églises, les
couvents, les universités religieuses, détruit les statues, les tableaux que
ces édifices contenaient, dévasté les bureaux des journaux catholiques, chassé
sous les huées les prêtres, les moines, les nonnes qui passent en hâte les
frontières. Cent cinq édifices d'abord consumés ne cloront pas ce bilan de feu.
Opposant à tous les bûchers jadis dressés par le clergé d'Espagne la grande
clarté matérialiste des églises incendiées, les masses sauront trouver dans les
trésors de ces églises l'or nécessaire pour s'armer, lutter et transformer la
Révolution bourgeoise en Révolution prolétarienne. Pour la restauration
Détruire par tous les moyens la religion, effacer jusqu'aux vestiges
de ces monuments de ténèbres où se sont prosternés les hommes, anéantir les
symboles qu'un prétexte artistique chercherait vainement à sauver de la grande
fureur populaire, disperser la prêtraille et la persécuter dans ses refuges
derniers, voilà ce que, dans leur compréhension directe des tâches
révolutionnaires, ont entrepris d'elles-mêmes les foules de Madrid, Séville,
Alicante, etc. Tout ce qui n'est pas la violence quant il s'agit de la
religion, de l'épouvantail Dieu, des parasites de la prière, des professeurs de
la résignation, est assimilable à la pactisation avec cette innombrable vermine
du christianisme, qui doit être exterminée.
Ce qui fut, des siècles durant, l'auxiliaire et le soutien de
leurs Majestés Très-Catholiques est aujourd'hui la proie d'une belle flamme
dont on espère bien qu'elle gagnera tous les monastères, toutes les cathédrales
d'Espagne et du monde. Déjà l'U.R.S.S., où des centaines d'églises ont été
dynamitées, transforme les édifices du culte en clubs ouvriers, en hangars à pommes
de terre, en musées antireligieux. La masse révolutionnaire espagnole s'en est
prise immédiatement à l'organisation des prêtres qui en tous lieux sont avec la
police et l'armée les défenseurs du capitalisme. Mais si le premier soin de la
République bourgeoise a été de déclarer que le culte catholique restait
religion d'Etat, sa deuxième tâche est de réduire par la force ceux qui sont
résolus à jeter bas tous les édifices sacrés. La démarche du nonce apostolique
auprès de M. Alcala Zamora a mis le gouvernement républicain et socialiste aux
ordres du Pape. Une justice sommaire conduit déjà devant le peloton d'exécution
les communistes coupables d'iconoclastie. Les bourgeois trembleurs
maintiendront le clergé dans ses terres parce que le partage des biens
ecclésiastiques ne peut être que le signal du partage des biens laïcs. Les
bourgeois ont besoin des prêtres pour maintenir la propriété privée et le
salariat. Ils ne pourront pas séparer l'Eglise de l'Etat. Seul, le terrorisme
des masses effectuera cette séparation : le prolétariat armé et organisé fera
justice des banquiers, des industriels, cramponnés aux jupons noirs des
prêtres. Le front antireligieux est le front essentiel de l'étape actuelle de
la Révolution espagnole.
En France, l'amplification de la lutte antireligieuse soutiendra
la Révolution espagnole. Athées français, vous ne tolérerez pas qu'au nom d'un
droit d'asile absolument fallacieux, la France, malgré la Séparation de
l'Eglise et de l'Etat proclamée en 1905, permette l'établissement sur son
territoire des congrégations qui ont fui l'Espagne révolutionnaire. C'est assez
que se soient produites à l'arrivée du roi Alphonse les scandaleuses
manifestations de Paris. Vous imposerez, par une agitation qui saura être digne
des magnifiques bouquets d'étincelles apparus par-dessus les Pyrénées, le
refoulement des religieux vers la frontière où les attendront bientôt les
tribunaux de salut public. Vous exigerez du même coup le rapatriement avec
leurs confesseurs des bandits royaux qui doivent être jugés par leurs sujets
d'hier, leurs victimes de toujours. Vous ferez de vos revendications de
solidarité avec les ouvriers et les paysans en armes de l'Espagne une étape de
votre lutte pour la prise du pouvoir en France par le prolétariat qui, seul,
saura balayer Dieu de la surface de la terre.
Benjamin Péret, René Char,
[Mai 1931.]
____________________
(*) et dix signatures de camarades
étrangers.
____________________
C'est nous, les poètes, qui clouons les
coupables à l'éternel pilori. Ceux que nous condamnons, les générations les
méprisent et les huent.
Emile Zola
Dans la nuit du 27 au 28 juin, le pavillon des Indes Néerlandaises
a été entièrement détruit par un incendie. « Et d'un ! » sera tenté d'abord de
s'écrier tout spectateur conscient du véritable sens de la démonstration
impérialiste de Vincennes. On s'étonnera peut-être que ne passant pas pour
avoir le souci de la conservation des objets d'art, nous ne nous en tenions pas
à ce premier réflexe. C'est qu'en effet, de même que les adversaires des
nationalismes doivent défendre le nationalisme des peuples opprimés, les adversaires
de l'art qui est le fruit de l'économie capitaliste, doivent lui opposer
dialectiquement l'art des peuples opprimés. Le pavillon que les journalistes ne
rougissent pas d'appeler le pavillon « de Hollande » contenait indiscutablement
les témoignages les plus précieux de la vie intellectuelle de la Malaisie et de
____________________
(1) « Je tiens à adresser à votre Excellence l'expression de ma
vive et douloureuse sympathie à l'occasion de l'incendie du pavillon principal
des Indes Néerlandaises que nous avions inauguré ensemble et qui était un
magnifique témoignage de l'oeuvre colonisatrice de votre pays » (Télégramme
____________________
les fétiches et qu'ils entraînent les
indigènes dans leurs écoles à reproduire les traits de leur Christ selon les
recettes de l'art européen le plus bas (2) (cette comparaison s'établit au
mieux dans les musées anti-religieux de Russie). Toutes raisons excellentes
pour que nous considérions comme une sorte d'acte manqué de la part du
capitalisme la destruction des trésors de Java, Bali, Bornéo, Sumatra,
Nouvelle-Guinée, etc., qu'il avait élégamment groupés sous le toit de chaume
imitation. Ainsi se complète l'oeuvre colonisatrice commencée par le massacre,
continuée par les conversions, le travail forcé et les maladies (à propos, si
les journaux français peuvent démentir que l'importation indigène à
l'Exposition Coloniale menace Paris de la maladie du sommeil et de la lèpre,
nous ne soutiendrons pas que les travailleurs de l'Exposition sont garantis
tous risques contre les fléaux européens, de l'alcoolisme à la prostitution par
la tuberculose).
Pour ceux qui seraient tentés de trouver abusif de tenir le
capitalisme pour responsable de l'incendie du 28 juin, nous ferons remarquer
que contrairement à ce qui se passe pour le mécanicien mort ou vif d'un train
qui a déraillé, le gardien de nuit du pavillon détruit a été mis hors de cause.
Il doit falloir pour cela qu'on n'ait pas trouvé le moindre communiste dans ses
relations ! Néanmoins, l'agitation communiste en Malaisie a paru au Figaro,
entre autres, en relation directe avec l'étincelle qui a mis le feu (3). Nous
nous bornons sagement à considérer que le capitalisme doit répondre de tout ce
qui se passe actuellement à Vincennes où il fait ses affaires, sans nous
laisser aller à accuser plus particulièrement les missionnaires par exemple.
Cependant, une telle imputation serait susceptible de trouver une certaine
faveur si l'on songeait aux vilaines habitudes des prêtres, de l'iconoclastie à
la falsification des textes.
Quant à ceux qui croiraient relever une contradiction gênante
entre nos appréciations concernant les actes purificateurs du Prolétariat
brûlant les couvents d'Espagne et le grossier gaspillage qui met
philosophiquement en lumière le sourire en coin du maréchal Lyautey, nous ne
nous contenterons pas de les renvoyer au début de ce texte. Nous ajouterons
pour eux que si les fétiches de l'Insulinde ont pour nous une indiscutable
valeur scientifique et qu'ils ont, de ce fait, perdu tout caractère sacré, par
contre les fétiches d'inspiration catholique (tableaux de Valdes Leal,
sculptures de Berruguete, troncs de
Sans tenir compte des nostalgies qu'elle aura pu donner aux petits
des bourgeois - saviez-vous que la France était si grande ? - l'Exposition
dépose dès maintenant son premier bilan. Ce bilan accuse un déficit que ne
comblera pas le prix du temple d'Angkor vendu à une firme cinématographique,
comme ça tombe ! pour être brûlé.
____________________
(2) Voir L'Année Missionnaire 1931.
(3) Article d'Eugène Marsan.
____________________
A ce sujet, une simple question : le pavillon des Indes
Néerlandaises (sauf avis contraire) n'avait pas été bâti pour brûler.
Cependant, il a flambé comme une allumette. Le temple d'Angkor, lui, a été fait
pour brûler. N'est-on pas fondé à penser qu'il a dû être construit en matériaux
particulièrement inflammables et que de ce fait il pourrait bien se comporter
de même avant le temps fixé ? Dans ces conditions, malgré l'assurance donnée
par le Préfet de police au Conseil municipal que l'Exposition est l'endroit du
monde le mieux gardé contre l'incendie, l'oeuvre colonisatrice de la France ne
risque-t-elle pas de s'y poursuivre non seulement aux dépens de la science et
de l'art, mais aussi aux dépens de la vie des figurants de l'Exposition, et
d'une bonne partie de la population parisienne ?
3 juillet 1931.
____________________
(*) Et douze signatures de camarades étrangers.
____________________
Nous, professeurs et intellectuels français, avons appris avec
indignation la condamnation à mort prononcée par les autorités du Kuomintang
contre le secrétaire de l'organisation internationale des syndicats du
Pacifique, à Shangaï, le citoyen suisse Ruegg. Nous élevons une ferme
protestation contre cette condamnation. Nous demandons qu'elle soit rapportée
et que le condamné soit remis immédiatement en liberté.
Nous protestons avec la même énergie contre la condamnation à la
prison perpétuelle qui frappe celle qui n'a commis d'autre crime que d'être la
femme du condamné.
Notre indignation est d'autant plus vive que nous n'ignorons pas
que la sentence a été portée sans l'ombre d'un procès régulier et après une
détention accompagnée d'effroyables tortures. Nous flétrissons également les
bourreaux chinois et les impérialistes blancs qui, ayant arrêté Ruegg sur le
terrain de la concession, l'ont livré contre leur propre légalité aux autorités
du Kuomintang.
Nous savons aussi que l'avocat de l'accusé, Me Fisher, agréé par
le Kuomintang, n'a été informé de la tenue du « procès » qu'après le prononcé
du jugement !
Nous qui sommes pour la plupart membres ou sympathisants des
syndicats unitaires de l'enseignement français et membres ou amis de
l'Internationale des Travailleurs de l'Enseignement, dont nous connaissons
l'oeuvre syndicale dans les pays du Pacifique, nous proclamons hautement le
droit des travailleurs manuels et intellectuels, de toute race et de toute
couleur, à s'organiser syndicalement et le droit des organisations syndicales à
jouir d'une entière liberté dans les colonies et semi-colonies comme aussi dans
les métropoles impérialistes.
Par la presse ouvrière et par nos organisations, nous avons été
informés bien souvent des exécutions sommaires qui ont frappé des centaines
d'étudiants, d'instituteurs et de professeurs chinois dans les provinces de
Chine encore soumises au pouvoir du Kuomintang.
Nous nous déclarons solidaires de toutes les victimes de la
contre-révolution chinoise. Nous partageons les deuils et les espoirs de la
Chine révolutionnaire. Nous sommes avec Ruegg. Nous avons la ferme résolution
de tout mettre en jeu pour empêcher l'exécution de l'inique condamnation portée
contre lui, et en général pour faire reculer la terreur blanche en Chine.
Aragon, homme de lettres, Paris ; Baby, agrégé de l'Université,
Paris ; Barrué, agrégé de l'Université, Bordeaux ; Berthélémy, agrégé de
l'Université, Tours ; Breton, homme de lettres, Paris ; Bruhat, agrégé de
l'Université, Nantes ; René Char, homme de lettres, Paris ; René Crevel, homme
de lettres, Paris ; G. Cogniot, agrégé de l'Université, Dijon ;
[L'Humanité, 23 novembre 1931.]
Heraclite. Platon.
Virgile.
Lulle. St Thom. d'Aquin.
Flamel.
Agrippa. Rabelais.
Scève. Ronsard
Montaigne.
Swift. Molière.
Berkeley.
La Fontaine.
La Mettrie.
Young.
Rousseau. Voltaire.
Diderot.
Holbach.
Kant. Schiller.
Sade. Mirabeau.
Laclos.
Marat. Bern. de St Pierre.
Babeuf. Chénier.
Fichte. Mme de Staël.
Hegel.
Lewis.
Arnim. Hoffmann.
Maturin.
Rabbe. Schopenhauer.
A. Bertran
Nerval. Lamartine.
Borel. Balzac.
Feuerbach. Renan.
Marx.
Engels. Comte.
Mérimée.
Fromentin.
Baudelaire. Leconte de
Lisle.
Cros. Banville.
Lautréamont. Kraft-Ebbing.
Taine.
Rimbau
Nouveau. Laforgue.
Huysmans. Daudet.
Caze.
Jarry. Gourmont.
Becque. Verne.
Allais. Courteline.
Th. Flournoy. Mme de
Noailles.
Hamsun. Philippe.
Freu
Lafargue. Jaurès.
Durckheim.
Lévy-Brühl.
Lénine. Sorel.
Synge. Claudel.
Apollinaire. Mistral.
Roussel. Péguy.
Léautau
Cravan. d'Annunzio.
Picabia. Rostan
Reverdy. Jacob.
Vaché. Valéry.
Maïakovsky. Barbusse.
Chirico. Mauriac.
Savinio. Toulet.
Neuberg. Malraux.
Kipling.
Gandhi.
Maurras.
Duhamel.
Benda.
Valois.
Vautel.
Etc., etc.,
etc...
IMP. UNION, 13, RUE MECHAIN, PARIS
« Crépuscule des poètes, mouches en chemises noires sur les mots
en liberté, déclin de la poésie, antitradition passéiste, croix gammée de
l'inspiration-tête de mort : ce sont les formules que les gens redisent comme
des trouvailles et qui sont déjà à la portée de tout le monde, c'est-à-dire des
vérités. Pan, encore un ouvrier mort, vive Victor-Emmanuel ! La poésie se porte
bien. Elle est née à Fiume et elle doit partager le destin du fumier tant que
l'argent reluira sur les malheurs des hommes. Notre vie moderne, l'âge de
l'espionnage et de la bombe d'avion, du travail à la chaîne et du repos
éternel, n'est pas en opposition avec la botte italienne. La sensibilité
corporelle des artistes peut-elle coïncider avec les aspects de la vie de la
péninsule ? Le poète est-il celui qui se fait fouetter ?
Est-ce vrai ce qu'assurent les fascistes, c'est-à-dire que notre
vie moderne ne peut pas remonter les sources d'inspiration des poètes au-delà
du ventre ?
Sur ces points fondamentaux, sur les aspects spirituels et
esthétiques du problème de la poésie dans le monde, nous venons d'ouvrir une
enquête pour répondre à laquelle (sic) nous battons le rappel des représentants
les plus illustres de l'art et de la pensée de tous les pays. Nous avons
égorgé, abruti, tenté de faire circuler l'huile de ricin dans les veines. Voici
le questionnaire :
1. Quelle est aujourd'hui, par le fascisme, la condition qui est
faite à l'ordure dans le monde ?
2. Quelles sont les sensibilités nouvelles qui s'y découvrent,
avez-vous vu la gueule des fils Mussolini ?
3. Existe-t-il de nouveaux laxatifs ?
4. Quelles sont les possibilités techniques nouvelles d'infection
générale, de tout-à-l’égout par le coeur des poètes renégats, des
révolutionnaires vendus, des athées à la croûte d'hostie ? »
....
C'était une enquête de Marinetti à laquelle nous n'avons pas cru
devoir répondre.
[Le Surréalisme A.S.D.L.R. n° 3, décembre 1931.]
On ne s'avisait pas jusqu'à ces derniers jours que la phrase
poétique, soumise qu'elle est à ses déterminations concrètes particulières,
obéissant comme elle fait par définition aux lois d'un langage exalté, courant
ses risques propres dans le domaine de l'interprétation où ne parvient
aucunement à l'épuiser la considération de son sens littéral, - on ne s'avisait
pas que la phrase poétique pût être jugée sur son contenu immmédiat et au
besoin incriminée judiciairement au même titre que toute autre forme mesurée
d'expression. Les seules poursuites intentées contre Baudelaire nous rendent
conscients du ridicule auquel se fût exposée une législation qui, dans son
impuissance, eût demandé compte à Rimbaud, à Lautréamont, des élans
destructeurs qui passent dans leur oeuvre, ces élans assimilés pour la
circonstance à divers crimes de droit commun. La poésie lyrique qui, au
vingtième siècle, en France, ne saurait, de par ses déterminations historiques,
vivre que de représentations extrêmes et se produire que comme déchaînement de
mouvements intérieurs violents, va-t-elle tout à coup se trouver en butte aux
persécutions réservées encore à ce qui constitue les formes d'expression exacte
de la pensée ? Considérant le peu d'intelligence des textes poétiques que l'on
peut s'attendre à trouver chez ceux qui prétendraient en juger non plus selon
la qualité artistique ou humaine mais selon la lettre, de manière à pouvoir
leur opposer tel ou tel article du code, il y a lieu de se demander si pour la
première fois le poète lui-même ne va pas cesser de s'appartenir, ne va pas
être enjoint de payer d'une véritable désertion morale le droit de ne pas
passer sa vie en prison.
Le 16 janvier 1932, le juge d'instruction Benon inculpe notre ami
Aragon d'excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au
meurtre dans un but de propagande anarchiste. Le motif donné à cette
inculpation est la publication de son poème « Front Rouge » (1) dans
Littérature de la Révolution mondiale, revue saisie par la police en novembre
dernier. Il est à peine nécessaire de souligner que ce poème, écrit à la gloire
de l'U.R.S.S. et célébrant, outre ses conquêtes actuelles, les conquêtes
futures du Prolétariat, se défend rigoureusement de militer en faveur de
l'attentat individuel et se borne à anticiper sur une partie des événements qui
marqueront en France, le jour venu, la prise du pouvoir. Rien de moins
extraordinaire, de moins partial, que l'analogie entre deux mouvements
révolutionnaires appelés à se succéder dans l'histoire aux dépens des mêmes
catégories d'individus. Aragon n'a pu faire là qu'acte de représentation
visuelle, que tenter d'exprimer un moment de conscience unanime. Il s'est fait
l'interprète objectif de l'épisode terminal d'une lutte qu'il lui appartient à
peine de passionner. Voilà pourtant tout ce sur quoi le gouvernement
républicain se fonde pour faire peser sur lui la menace de plusieurs années
____________________
(1) On trouvera ce poème, parmi les « Pièces jointes » à Misère de
la Poésie, dans la partie « Description et commentaires », infra. (N.D.E.)
____________________
de prison. Une inculpation si neuve,
si scandaleuse, - jamais à notre connaissance un poète français n'a encouru
pour ses écrits une si lourde peine - n'a été mentionnée que par un seul
journal bourgeois : Le Populaire. Celui-ci, d'ailleurs, prévient aimablement le
parquet de la Seine qu'il a eu tort de « prendre au sérieux ces roulades
poétiques », car «
C'est ainsi qu'épaulée une fois de plus par les « socialistes »,
la bourgeoisie entend, par le moyen de ses policiers, de ses juges et bientôt
de ses geôliers, démontrer aux poètes qu'ils doivent éprouver un dégoût
invincible pour les luttes sociales, se livrer à l'expérimentation pure dans
leur « tour d'ivoire » et se réclamer uniquement de « l'art pour l'art ». Le
surréalisme n'a jamais cessé de s'élever contre ces points de vue et son
attitude a été, à cet égard, si nette qu'au cours de ces derniers dix-huit
mois, cette même bourgeoisie a fait interdire le film surréaliste « L'Age d'or
», condamner tel d'entre nous à trois mois de prison, qu'elle a refusé un
passeport à tel autre, révoqué tel autre encore de son poste de professeur.
Surréalistes, nous nous déclarons solidaires de la totalité du
poème « Front Rouge » puisque aussi bien, aux termes mêmes de l'inculpation,
c'est la totalité de ce poème qui est à retenir. Nous saisissons cette occasion
de dénoncer - et nous voudrions pour cela emprunter les mots magnifiques de «
Front Rouge » - la pourriture capitaliste et spécialement celle du capitalisme
français impérialiste et colonisateur et d'appeler de toutes nos forces à la
préparation de la Révolution prolétarienne sous la conduite du Parti Communiste
(S.F.I.C.), d'une Révolution à l'image de l'admirable Révolution russe qui
construit dès maintenant le socialisme sur un sixième du globe. (*)
____________________
(*) Quelle que soit à cet égard notre position, que nous
maintenons inébranlable et qu'il est de notre devoir le plus élémentaire de
préciser en la circonstance, nous pensons que, parmi ceux même qui ne sauraient
la reconnaître pour leur, il en est qui, sur la seule valeur intellectuelle et
morale représentée à leurs yeux par Aragon, sinon par nous, aimeraient joindre
leur protestation à
L'inculpation d'Aragon pour son poème « Front Rouge » paru dans
Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un
texte poétique à des fins judiciaires et réclamons la cessation immédiate des
poursuites.
[Janvier 1932]
____________________
Depuis quelque cent ans la bourgeoisie
capitaliste occidentale tient boutique à l'enseigne de la « liberté » et il
semble que le plus clair de ses ressources spirituelles se soit épuisé à laver
cette alléchante enseigne de la boue intellectuelle et morale qui n'a cessé de
l'atteindre. Le mot « liberté » éclate encore de toutes ses lettres dérisoires
sur les usines, les casernes, les bourses, les salons, les bordels, les champs
de bataille d'Europe. Les apparitions idéologiques les plus récentes, le
fascisme lui-même, s'escamotent avec aisance dans le domaine de la pensée
démocratique. Il suffit, en effet, de fermer les yeux.
La « liberté » bourgeoise a gardé assez de charme pour séduire
encore certains esprits et non des plus faciles.
Mais les idéologies pétrifiées, ce ne sont pas toujours les plus
grands événements qui en viennent montrer
Ainsi, de la liberté bourgeoise et, par exemple, de l'affaire
Aragon qui vient d'éclater en France.
Louis Aragon a publié un poème. Ce poème s'intitule Le Front
Rouge. On a pu le lire ailleurs. Des poursuites sont entamées contre le poète.
Louis Aragon est passible désormais de cinq ans de prison.
Il n'est pas opportun d'ouvrir ici un débat sur la poésie, sur la
place qu'il convient de lui assigner dans le domaine de l'esprit, sur les
vertus que l'on est en droit de lui reconnaître, sur les espérances qu'elle
justifie.
Disons seulement qu'il a été donné à quelques-uns des nôtres (et
ce sera sans doute l'un des seuls titres de gloire de cette étrange époque) de
restituer au poème sa valeur intrinsèque de provocation humaine, sa vertu
immédiate de sommation entraînant à la manière du défi, de l'insulte, une
réponse sensiblement adéquate.
Réponse directe, elle aussi essentiellement justifiable, de toutes
les puissances individuelles et sociales violemment ou insidieusement mises en
cause et réagissant selon les moyens qui leur sont propres.
Le plus subversif n'est pas toujours celui qu'on pense, mais ce
n'est pas sans raison que la bourgeoisie se sent réellement menacée par
certains textes poétiques.
L'on connaît d'ailleurs la parade dont elle a usé pendant
longtemps et qui ne laissait pas d'être assez habile.
Il lui suffisait de renforcer par un apport doctrinal plus ou
moins solide (métaphysiques ou mystiques de l'Art, de la Beauté, etc.) les
habitudes spirituelles d'un lecteur tout juste au niveau de la rhétorique plus
ou moins chatoyante qui lui tenait lieu de nourriture.
Tout poème se trouvait ainsi automatiquement relégué dans le
domaine très spécial et particulièrement fermé de la contemplation esthétique.
Et il faut admettre que cette méthode de neutralisation n'a pas été
sans connaître de véritables succès. Les plus grands en ont souffert :
Lautréamont, Rimbau
La « qualité artistique ou humaine » fait encore recette, si bien
que quelques-uns d'entre nous ont cru devoir appuyer, de la sorte, une campagne
de protestation et tentent de soulever l'opinion contre « l'interprétation d'un
texte poétique à des fins judiciaires ». Cette tactique présente certes des
avantages locaux et nous aurions tort d'en grossir les risques. Qui donc
oserait mettre en doute les intentions profondes de Breton et de ses amis, leur
clairvoyance et qu'ils ne soient prêts à sacrifier à la cause qu'ils défendent
depuis des années, leur liberté et leur vie même ?
Il n'en reste pas moins que la bourgeoisie a pris conscience de
l'insuffisance de ses premières méthodes de combat. Elle ne peut plus tabler
sur le déclenchement de certains tics mentaux qui lui étaient éminemment
favorables.
Le poème commence de jouer dans son sens plein. Mot pour mot, il
n'y a plus de mot qui tienne. Le poème prend corps dans la vie sociale. Le
poème incite désormais les défenseurs de l'ordre établi à user envers le poète
de tous les moyens de répression réservés aux auteurs de tentatives
subversives.
Mais du même coup, la bourgeoisie démasque la gratuité de l'idéologie
de liberté qu'elle avait jusqu'ici si soigneusement entretenue. Cette liberté,
elle l'a accordée au poète aussi longtemps qu'elle a pu fonder sur
l'incompréhension du lecteur. La clairvoyance du lecteur entraîne mécaniquement
l'intervention du juge et du policier.
L'affaire Aragon ne fait que pousser jusqu'à l'évidence un
processus qui se manifeste chaque jour à divers degrés et un peu partout.
Des conclusions s'imposent que nul esprit honnête ne peut éluder :
C'est la bourgeoisie capitaliste elle-même qui se charge de
démontrer, de la manière la moins réfutable, l'hypocrite vanité de ses
principales valeurs intellectuelles et morales, et spécialement, d'écarter à
jamais de la scène mentale le fantôme de liberté qu'elle érigeait en idole.
Rien ne servirait de protester, de faire appel à des principes que
les faits en question ici-même suffisent à ruiner.
A ceux qui ne pourront s'incliner devant de semblables évidences,
il ne reste que de mettre leur volonté de révolte au service des forces
politiques capables de briser la domination d'une classe qui engendre et
multiplie d'aussi scandaleux, d'aussi pitoyables méfaits.
Les signataires de ce texte estiment qu'à l'heure actuelle, nulle
autre attitude, nulle autre méthode ne saurait être reconnue pour valable.
30 janvier 1932.
René Magritte, E.-L.-T. Mesens, Paul Nougé, André Souris.
« L'AFFAIRE ARAGON » DEVANT L'OPINION PUBLIQUE
« L'inculpation d'Aragon pour son poème « Front Rouge » paru dans
Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un
texte poétique à des fins judiciaires et réclamons la cessation immédiate des
poursuites ».
Ce texte de protestation, proposé par les surréalistes, a
recueilli jusqu'à ce jour plus de trois cents signatures qu'il me paraît
indispensable d'énumérer tout d'abord :
Adolphe Acker, C. Armand, Hans Arp, Fernand Aubier, Jean Audard,
Pierre Audard, Georges Auric, Edouard Autant, Mme Autant-Lara, Henri Baranger,
C. Barette, Raymond Baumgarten, André Beloni, J. Benoist-Méchin, André Beucler,
Norbert Bézard, André Billy, André Bloc, René Blum, J.-A. Boiffard, Paul Bonet,
René Bonissel, Ch.-A. Bontemps, Jacques Bour, Joë Bousquet, Paul Bouthonnier,
Emile Bouvier, Georges Braque, Léon-Marie Brest, Bernard Brunius, Jane Brunius,
Simone Brunius, Luis Buñuel, Robert Caby, Henriette M.E. Cahen, Roger Caillois,
Georgette Camille, Catherine Campoursi, L. Cardoza y Aragon, Fernando Castillo,
Blaise Cendrars, Pierre Combet-Descombes, Marie-Anne Comnène, M. Cretolle,
Caresse Crosby, Guy Crouzet, Nancy Cunard, Francis Curel, Louis Curel, Venance
Curnier, A. Cuvillier, Robert Dahlem, Camille Dahlet, Salvador Dali, David
Danon, Daragnès, René Daumal, André Delons, Lucien Descaves, Mireille
Descouleurs, Jean-Paul Dreyfus, Marcel Duchamp, Edouard Dujardin, Louis Dumont,
Georges Dupeyron, Luc Durtain, Georges Duthuit, Satia Erlich, Max Ernst, Claude
Estève, J.-L. de Faucigny-Lucinge, André Favory, Félix Fénéon, Henri Féraud,
Fernand Fleuret, Jean Follain, H.-L. Follin, Paul Fort, Marcel Fourrier,
Théodore Fraenkel, André Frank, Roger Frétigny, Louis de Gonzague-Frick, E.
Fritsch, Gabrielli, Galanis, Jean Gasnet, Firmin Gémier, Alberto Giacometti,
Roger Gilbert-Lecomte, E
George Adam, A. Harris, W.-A. Harris, Antoine de Smedt, J.-M. de
Vlieger, Henry van Vyve, Lucien van Vyve.
Alfred Apfel, Herbert Bayer, Walter Benjamin, Edith Braunwasser,
Bertolt Brecht, Maria Fischer, Gustav Glück, Elisabeth Hauptmann, Thomas Mann,
Moholy-Nagy, Franz Pfemfert, Adolphe Rosen, Ernst Schoen, Thea Sternheim, Bert
Werner, P. Werner, Viktor Werner-Kahle.
Gyula Illyès.
Vera Petukova, Josef Setnicka, Karel Teige.
Milan V. Bogdanovitch, Oskar Davitcho, Milan Dédinatz, Vane
Givanovitch-Bor, R. Givanovitch-Noje, Gustave Kerkletz, Doroty Kostitch,
Douchan Matitch, Pierre Popovitch, Marco Ristitch, Alexandre Voutcho, Georges
Yovanovitch.
Manuel Altolaguirre, J. Ardanaz, Carlos Arniches, Corpus Barga,
Ricardo Baroja, Carlos Castillo, Honorio C. Condoy, Margarita Daguerre, Antonio
Espina, M. Espinosa, Ramon Gallegos, José Gaos, Pédro Garfias, Rafael Gaston,
Hélios Gomez, Luis Lacasa, Ponce de Léon, Francisco Garcia Lorca, Carmen Manso,
Margarita Manso, Mary Manso y Castillo, M.-R. Mata, Angel Pina Mateos, F.
Maura-Salas, Pedro Méjias, Santiago Esteban de la Mora, José Moreno-Villa, José
M. Muniesa, Manuel Muñoz, Antonio de Obregon, Cristobal Ruiz, J. Sobrado, Jorga
Trisac, Marino Vela,
Albert, Avezard, Baudin, Blache, Pierre Blum, Boulanger, Citerne,
Deriaz, Garré, Provost, Rouffianges (Appareil du Secours Rouge International)
et l'ensemble de la Section française
du Secours Rouge International (60 000 membres).
Sous le titre « L'AFFAIRE ARAGON », les surréalistes de
nationalité française qui avaient cru pouvoir, en la circonstance, alerter
l'opinion, saisissaient également celle-ci de leur réaction propre à l'égard
des poursuites engagées, tout en spécifiant que les termes de leur déclaration
n'engageaient qu'eux-mêmes et que ce qu'ils sollicitaient, en faveur d'Aragon,
était une manifestation de solidarité fondée sur la seule reconnaissance de sa
valeur intellectuelle et morale. Comme il était à prévoir, cette démarche a
donné lieu à diverses interprétations tendancieuses, parmi lesquelles il en est
de si grossières et de si insultantes qu'elles ne mériteraient aucunement
d'être réfutées, n'était l'occasion que de toute évidence elles cherchent de se
coordonner avec d'autres pour nous nuire dans l'esprit de ceux qui sont privés
d'éléments d'appréciation valables sur nous. A cette manoeuvre qui se dessine
comme devant être d'assez grande envergure, il me paraît nécessaire d'opposer
dès aujourd'hui certaines considérations fondamentales, que nous avions
volontairement laissées de côté dans notre première déclaration pour ne pas
alourdir le débat.
Avant d'y venir, je tenterai de donner idée de la nature des
objections plus ou moins malveillantes qui nous ont été faites et qui tentent
de ruiner la position que nous avions prise. J'aimerais, pour cela, pouvoir
distinguer a priori celles de ces objections qui ont pris naissance dans le
camp de la bourgoisie et celles qui se sont élaborées dans les milieux
révolutionnaires. En l'espèce cette distinction ne reposerait malheureusement
sur aucune opposition foncière, elle demeurerait tout extérieure à la question
qui nous occupe.
D'un commun accord, en effet, nos adversaires se sont plu, pour
pouvoir nous refuser leur signature ou nous signifier leur désapprobation, à
faire état de la prétendue contradiction qui existerait, soit entre la première
et la seconde page de notre texte, soit entre l'ensemble de ce texte et ce que
l'on pouvait auparavant connaître de nous. Le principal grief auquel nous nous
trouvons avoir affaire et qui s'exprime avec une virulence variable dans
certaines lettres que nous avons reçues porte sur le fait qu'on nous prête
l'intention, à la première menace de répression grave qui pèse sur l'un de
nous, de fuir la responsabilité de nos actes et de chercher je ne sais quel
surprenant refuge dans l'art. On feint de s'étonner, dans ces conditions, que
nous ayons pu prétendre à l'honneur de mener la lutte révolutionnaire aux côtés
du prolétariat et de courir tous les risques de cette lutte. Soudain nous nous
serions disqualifiés nous-mêmes. Il n'y aurait plus qu'à nous convaincre
publiquement de dérobade.
La gravité particulière d'une telle imputation me dispense de
m'étendre sur les divers autres mouvements individuels de défense auxquels
notre consultation a pu donner lieu, et qui témoignent de la haine ou de la
défiance de tel ou tel de nos correspondants à l'égard de la Révolution
prolétarienne et de l'U.R.S.S. célébrées dans « Front Rouge ». Il n'importe
guère à vrai dire de savoir si ces mouvements procèdent d'un état d'esprit
violemment réactionnaire, de nature gâteuse comme chez Charles Richet (« Je ne
connais absolument pas l'Affaire Aragon, et n'en ai aucune idée. Je sais
seulement que défendre l'U.R.S.S. c'est faire l'apologie du vol et de
l'assassinat »), hypocritement libéral comme chez André Lebey (« Vive la
Liberté, même contre Aragon plus tard quand il n'en voudra plus, si le
bolchevisme triomphe »), ou simplement anarchisante chez Pierre Reverdy (« Ne
plaçant aucun espoir d'apaisement des révoltes légitimes dans une forme quelconque
de gouvernement, c'est un témoignage de solidarité confraternelle et amicale
que signifie mon nom au bas de cette pétition »). De telles résistances sont
pour nous trop aisément compensées par les témoignages d'estime et
d'encouragement réels qui nous sont venus de toutes parts, notamment d'amis
inconnus (« Camarades, nous écrivent deux étudiants, Georges Mouton et Adolphe
Acker, nous n'avons pas voulu vous retourner signée cette feuille de
revendication pour la liberté de la poésie en France sans vous dire la
sympathie très sincère et très vive que nous avons depuis quelques années déjà
pour vous tous et notre foi en vos efforts révolutionnaires et surréalistes.
Sans vous dire, non plus, que vous n'êtes pas seuls dans la voie que vous
suivez et que dans notre jeunesse il y a des éléments qui vous soutiennent dans
leurs coeurs et aussi dans leurs actes »). Pour ceux-ci comme pour l'immense
majorité de ceux qui ont répondu à notre appel, il est bon de faire remarquer
que notre attitude n'a prêté à aucune confusion.
S'il n'en a pas été de même pour quelques autres, il convient
d'autant plus d'examiner leurs arguments et d'établir la part de responsabilité
qui nous incombe dans ce malentendu.
Pour Bernard Brunius, le poème « dépassant en signification et en
portée son contenu immédiat, par là-même se montrant plus subversif » que toute
autre forme d'expression, « sa valeur pouvant être mesurée à son efficacité, il
n'est pas surprenant de le voir poursuivre » ; il est juste que « l'art pour la
Révolution » (opposé à « l'art pour l'art » que nous avons toujours combattu)
expose le poète aux mêmes risques que toute autre forme d'action communiste
militante. Gaston Bergery, pour pouvoir signer, biffe la phrase : « Nous nous
élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins
judiciaires » et, d'un trait de plume, nous renvoie à
A la lecture d'une feuille intitulée « La Poésie transfigurée »,
et rédigée par nos amis de Belgique René Magritte, E.L.T. Mesens, Paul Nougé,
André Souris, ne sont pas non plus sans apparaître quelques réticences
concernant l'acceptation de la position que nous avons prise : « La poésie,
écrivent-ils, commence de jouer dans son sens plein. Pour en finir avec la
volonté de neutralisation de l'oeuvre d'art, il ne serait pas mauvais de voir
les textes poétiques que nous tenons pour valables jugés avant tout sur leur
contenu immédiat, au pied de la lettre. »
____________________
(*) Le récit de cette entrevue fait partie des pièces jointes à ce
rapport.
____________________
Enfin Romain Rolland nous a fait tenir la lettre que je crois
devoir reproduire intégralement, à la fin de ce texte.
Il n'est pas question de défendre ici contre tout légitime
reproche le texte, d'une part, d'une déclaration destinée à manifester le seul
point de vue surréaliste sur les poursuites dont Aragon est l'objet, d'autre
part d'une protestation qui a pour but de recueillir le plus grand nombre de
signatures et ne peut donc se montrer autrement expédiente par elle-même. Je
m'explique. Le fait que la déclaration proprement dite est le résultat d'une
collaboration, rend possible un certain manque de soudure entre ses principaux éléments
constitutifs. Très exactement je pense que, dans notre souci de rendre sensible
l'accentuation de la répression en insistant sur le caractère exceptionnel de
l'action judiciaire engagée contre l'un de nous, nous ne nous sommes pas
suffisamment élevés contre le scandale permanent que constitue de nos jours la
chute massive des peines encourues pour délit d'opinion. Peut-être avons-nous
eu tort de croire que notre sentiment, maintes fois exprimé, ne pouvait faire
de doute à cet égar
Ces très claires affirmations posées, je me hâte de répondre à nos
contradicteurs.
La particularité du problème soulevé par l'inculpation de « Front
Rouge » est que selon moi ce problème présente deux faces : une face sociale et
une face poétique, lesquelles, du point de vue surréaliste, sont également
dignes d'être considérées.
Si la « justice » bourgeoise, dans la période pro-fasciste que
nous traversons, se fait de jour en jour plus féroce et plus expéditive, si en
France elle se montre suffisamment aux abois pour que les poètes à leur tour
lui semblent dignes de ses coups, ce ne saurait être une raison pour que nous
fassions abandon nous-mêmes de tout sens critique jusqu'à nous méprendre sur la
signification profonde de l'acte poétique, jusqu'à permettre que la poésie et
l'art s'engagent dans une ornière.
Je ne m'attends pas à être très suivi dans ces considérations et
suis le premier à déplorer qu'à l'occasion d'un fait socialement assez éloquent
: l'inculpation d'Aragon, les développements purement techniques qui vont
suivre ne m'aient pas été épargnés. Mais il est inadmissible que le
surréalisme, en butte au plus grave procès de tendance, paraisse tout à coup
désarmé. Nous avons dit que le « poème » était tel qu'en matière
d'interprétation la considération de son sens littéral ne parvenait aucunement
à l'épuiser, nous avons soutenu qu'il était abusif de prétendre l'identifier
devant la loi à toute espèce de texte répondant au désir d'expression exacte,
autrement dit mesurée et pesée de
C'est jouer à mon sens sur les mots que d'avancer que le poème «
dépasse » en signification et en portée son contenu immédiat. Il échappe, de
par sa nature, à la réalité même de ce contenu. Le poème n'est pas à juger sur
les représentations successives qu'il entraîne mais bien sur le pouvoir
d'incarnation d'une idée, à quoi ces représentations, libérées de tout besoin
d'enchaînement rationnel, ne servent que de point d'appui. La portée et la
signification du poème sont autre chose que la somme de tout ce que l'analyse
des éléments définis qu'il met en oeuvre permettrait d'y découvrir et ces
éléments définis ne sauraient à eux seuls, pour une si faible part que ce soit,
le déterminer en valeur ou en devenir. S'il n'en était pas ainsi, il y a
longtemps que le langage poétique se fût aboli dans le prosaïque et sa
survivance jusqu'à nous, nous est le meilleur garant de sa nécessité. « Si,
déclare Hegel, la prose a pénétré avec son mode particulier de conception dans
tous les objets de l'intelligence humaine, et a déposé partout son empreinte,
la poésie doit entreprendre de refondre tous ces éléments et de leur imprimer
son cachet original. Et, comme elle a aussi à vaincre les dédains de l'esprit
prosaïque, elle se trouve de toutes parts enveloppée dans de nombreuses
difficultés. Il faut qu'elle s'arrache aux habitudes de la pensée commune qui
se complaît dans l'indifférent et l'accidentel », que, sous tous les rapports,
elle transforme « le mode d'expression de la pensée prosaïque en une expression
poétique et, malgré toute la réflexion qu'exige nécessairement une pareille
lutte, qu'elle conserve l'apparence parfaite de l'inspiration et la liberté
originale dont l'art a besoin. »
Je pense qu'une telle opinion, qui n'a rien de spécifiquement
idéaliste, n'a aucun besoin d'être révisée. Il est juste de tenir la poésie et
la prose pour deux sphères nettement distinctes de la pensée, juste d'affirmer
que les représailles dont on s'apprête à user contre la poésie constituent, de
la part des pouvoirs bourgeois, une intrusion plus intolérable encore que les
autres (il s'agit de juger rationnellement de choses par définition
irrationnelles), une atteinte incomparablement plus arbitraire et plus profonde
à la liberté de penser (dans un domaine où la façon de penser est inséparable
de la façon de sentir). Refuser de le reconnaître, ce n'est pas faire acte de
pureté morale ou de dureté révolutionnaire, c'est seulement manifester à la
poésie les dédains de l'esprit prosaïque dont parle Hegel, c'est seulement se
ranger parmi les contempteurs de la poésie ou, plus généralement, parmi les
philistins.
L'apparente ambiguïté de « L'Affaire Aragon » se résoud ainsi
d'elle-même. Il ne faut rien moins que la prétention au machiavélisme qui
existe chez Gide pour le faire porter cette allégation invraisemblable : les
surréalistes demandent l'impunité pour
Trop rares ont été, durant la guerre, les actes publics qui
témoignent d'une réelle indépendance d'esprit et de la non-abdication de toute
espèce de courage ou même de sang-froid pour que je refuse, par contre, de
prendre en considération les avis de Jules Romains et de Romain Rollan
L'erreur de Romain Rolland me paraît être essentiellement d'un
autre ordre. Pour en revenir à sa lettre il y a chez lui sous-estimation
radicale du point de vue même de la liberté poétique, condition d'existence de
toute poésie, c'est-à-dire du point de vue qu'abstraction faite provisoirement
de tout autre nous pensons avoir professionnellement à charge de maintenir.
Romain Rolland ne m'empêchera pas de soutenir qu'un poème révolutionnaire tombe
sous deux sortes de considérations : révolutionnaires d'une part, poétiques
d'autre part et que, pour en épuiser la substance et aussi la valeur
d'enseignement, il y a lieu de l'examiner sous ces deux angles. Le drame social
existe, les surréalistes ont fait savoir en mainte occasion qu'ils ne se
contenteraient pas de rester spectateurs de ce drame. Le drame poétique existe
aussi et tout comme le précédent, il a eu, ne fût-ce qu'au siècle dernier, ses
héros qui, dans ce pays, s'appellent Borel, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Cros,
Lautréamont, Jarry. Surréalistes, il n'est pas en notre pouvoir d'effacer ces
noms, de nier ou même de laisser intercepter la lumière que nous en avons
reçue. Et qui sait si leur voix ne se percevra pas mieux et plus communément un
jour, le jour où il n'y aura plus de classes, où
Le fait que « Front Rouge » s'est trouvé, par des événements tout
extérieurs à la poésie, porté au premier plan de
l'actualité poétique et a bénéficié d'une curiosité dont n'eût pu se prévaloir
aucun autre poème depuis longtemps, m'oblige maintenant à le considérer en
lui-même, c'est-à-dire par rapport à ce qui l'environne dans sa sphère, et non
plus dans ses accidentels prolongements. « Front Rouge » marque-t-il un
changement d'orientation très net dans le cours que nous croyions pouvoir
assigner de nos jours à la poésie ; ce cours va-t-il en être troublé, modifié ?
A supposer, en effet, que la formule en soit neuve, exploitable, assez générale
et qu'en elle viennent objectivement se fondre le plus grand nombre des
possibilités et des vélléités poétiques antérieures, un tel poème serait pour
nous faire apercevoir comme très proche le lieu de résolution du conflit qui
met aux prises la pensée consciente de l'homme et son expression lyrique,
conflit qui passionne au plus haut degré le drame poétique dont je parlais tout
à l'heure. Il nous inviterait à rompre sans plus tarder avec le langage
indirect qui en poésie, jusqu'à ce jour, a été le nôtre ; il nous fixerait un
programme d'agitation immédiate auquel, en vers comme en prose, nous ne
pourrions sans lâcheté nous soustraire.
Je serais, mes amis comme moi seraient trop heureux d'en accepter
l'augure si certaines considérations historiques n'étaient pour nous faire
abandonner très vite de si grands espoirs. Je ne rappellerai ici que pour
mémoire comment Hegel, dans son « Esthétique », est amené à caractériser les
divers cycles qu'a parcourus l'art : symbolique, classique, romantique. Tout
d'abord l'imagination, mal soutenue par l'intelligence, est condamnée à
l'abstraction pour tout ce qui n'est pas la figuration élémentaire des forces
physiques ; avec l'art classique l'esprit constitue le fond de la
représentation, seule la forme sensible étant empruntée à la nature ; avec
l'art romantique, cet esprit, abandonnant de plus en plus la réalité
extérieure, ne se cherche qu'en lui-même. Cette dernière manière d'être,
observe Hegel, « a pour conséquence l'absolue négation de tout ce qui est fini
et particulier. C'est l'unité simple qui, concentrée en elle-même, détruit
toute relation extérieure, se dérobe au mouvement qui entraîne tous les êtres
de la nature dans leurs phases successives de naissance, d'accroissement, de
dépérissement et de renouvellement : en un mot, repousse tout ce qui impose des
limites à l'esprit. Toutes les divinités particulières sont absorbées dans
cette unité infinie. Dans ce panthéon, tous les dieux sont détrônés. La flamme
de la subjectivité les a dévorés » (*). Lorsqu'il signale, d'autre part, les
deux grands écueils auxquels ne peut manquer de venir achopper un tel art, à
savoir l'imitation servile de la nature dans ses formes accidentelles, conséquence
même pour l'homme de sa désaffectation profonde, et l'humour, conséquence du
besoin de la personnalité d'atteindre son plus haut degré d'indépendance,
lorsqu'il donne enfin comme seul lieu de résolution possible de ces deux
tendances ce qu'il appelle l'humour objectif, on ne peut, considérant les
divers mouvements artistiques qui se sont succédés depuis sa mort (naturalisme,
impressionnisme, symbolisme, cubisme, futurisme, dadaïsme, surréalisme)
contester l'immense valeur prophétique de son affirmation (**). La vérité est
que l'art
____________________
(*) Une rectification s'imposerait ici touchant à l'erreur
idéaliste de Hegel qui le porte à ne concevoir les choses réelles que comme
degré de réalisation de l'Idée absolue. On peut dire qu'en art comme ailleurs,
cette conception a fait place à celle selon laquelle l'idéal « n'est autre
chose que le matériel transposé et traduit dans la tête des hommes ». Mais ceci
ne saurait contrarier le mouvement dialectique assigné à l'art par Hegel.
(**) Je regrette, ici, de ne pouvoir insister davantage sur
l'oscillation très remarquable entre ces deux pôles (1° imitation de l'aspect
extérieur accidentel. 2° humour) qui caractérise toute action artistique depuis
un siècle. D'une part imitation des aspects volontairement les plus « terre à
terre » de la vie (naturalisme), les plus fugitifs de la nature
(impressionnisme), de l'objet considéré en tant que volume et matière
(cubisme), de l'objet en mouvement (futurisme) ; d'autre part humour,
particulièrement éclatant dans les époques troublées et témoignant chez
l'artiste du besoin impérieux de dominer l'accidentel lorsque celui-ci tend à
s'imposer objectivement : premier symbolisme avec Lautréamont, Rimbaud,
correspondant à la guerre de 1870 ; prédadaïsme (Roussel, Duchamp, Cravan) et
dadaïsme (Vaché, Tzara) correspondant à celle de 1914.
____________________
romantique, au sens très large où l'a entendu
Hegel, est loin d'avoir pris fin de nos jours et que, les formes générales du
développement de l'art ne permettant à un individu donné aucune licence
appréciable, nous sommes probablement dans l'art, que nous le veuillions ou
non, en plein humour objectif. Dans quelle mesure cette situation est-elle
compatible avec ce que l'exigence révolutionnaire voudrait faire de nous ?
On sait que les directives données aux écrivains et aux artistes
par
Pour en revenir à « Front Rouge » et à l'opposition artificielle
en laquelle on pourrait tenter de le mettre avec le milieu dont il est issu, je
me dois de déclarer qu'il n'ouvre pas à la poésie une voie nouvelle et qu'il
serait vain de le proposer aux poètes d'aujourd'hui comme exemple à suivre,
pour l'excellente raison qu'en pareil domaine un point de départ objectif ne
saurait être qu'un point d'arrivée objectif et que, dans ce poème, le retour au
sujet extérieur et tout particulièrement au sujet passionnant est en désaccord
avec toute la leçon historique qui se dégage aujourd'hui des formes poétiques
les plus évoluées. Dans ces formes, il y a un siècle (Cf. Hegel) le sujet ne
pouvait déjà plus être qu'indifférent et il a même cessé depuis lors de pouvoir
être posé a priori. Force m'est donc, considérant aussi le tour de ce poème, sa
référence continuelle à des accidents particuliers, aux circonstances de la vie
publique, me rappelant enfin qu'il a été écrit lors du séjour d'Aragon en
U.R.S.S., de le tenir non pour une solution acceptable du problème poétique tel
qu'il se pose de nos jours mais pour un exercice à part, aussi captivant qu'on
voudra mais sans lendemain parce que poétiquement régressif, autrement dit pour
un poème de circonstance. Après en avoir ainsi débattu, nous nous retrouvons,
devant nos propres recherches, au même point.
Si nous venons de perdre ainsi la chance qu'on eût pu croire
qu'Aragon, en écrivant « Front Rouge », nous avait donnée de participer
durablement, par des poèmes, à l'action révolutionnaire, si nous n'avons pas
réussi à admettre qu'au but de la poésie et de l'art - qui est, depuis le
commencement des siècles, « en planant au-dessus du réel de le rendre, même
extérieurement, conforme à la vérité intérieure qui en fait le fond » - pouvait
être substitué un autre but, qui fût, par exemple, d'enseignement ou de
propagande révolutionnaire (l'art n'étant plus alors employé que comme moyen),
qu'on n'aille pas soutenir que pour cela nous sommes les derniers fervents de
l'« art pour l'art », au sens péjoratif où cette conception dissuade ceux qui s'en
réclament d'agir en vue d'autre chose que la production du beau. Nous n'avons
jamais cessé de flétrir une telle conception et d'exiger de l'écrivain, de
l'artiste leur participation effective aux luttes sociales. Bien que, pour un
témoin de bonne foi, la cause soit depuis longtemps entendue, il convient de le
répéter au moment où une canaille, qui naturellement ne signe pas, trouve le
moyen de publier, dans L'Humanité du 9 février 1932, le papier que voici :
Aragon a été inculpé, comme nous l'avons annoncé, d'excitation de
militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre pour son poème :
Front Rouge, paru dans La Littérature de la Révolution mondiale, revue que le
gouvernement bourgeois a saisie.
Nous avons dénoncé le ridicule et l'odieux de cette inculpation.
Nous protestons encore une fois contre cette manifestation de la répression
bourgeoise qui frappe une revue révolutionnaire. Nous appelons les ouvriers et
les intellectuels à joindre leurs protestations à la nôtre, à lutter avec nous
contre toutes les manifestations de la répression bourgeoise et à imposer
l'amnistie intégrale pour tous les délits politiques.
Mais nous dénonçons vigoureusement l'utilisation de cette affaire
par le groupe surréaliste pour se faire de la réclame.
Loin de combattre la répression bourgeoise, les surréalistes ne
protestent que contre la répression s'exerçant contre un poème lyrique. Ils
exigent l'immunité politique pour les poètes et pour les poètes seulement. «
Nous nous élevons contre toute tentative d'interprétation d'un texte poétique à
des fins judiciaires », écrivent-ils.
Nous n'admettons pas la position de ces intellectuels prétentieux
qui ne bougent pas quand la répression frappe les ouvriers et qui remuent cieux
et terre quand elle effleure leur précieuse personne.
La pétition surréaliste est un dégonflage pur et simple. Au lieu
de défendre le contenu du poème, ils battent en retraite sur toute la ligne de
leur « front rouge ». Leur révolutionnarisme n'est que verbal.
Ils admettent les persécutions « réservées à ce qui constitue les
formes d'expression exacte de la pensée », mais veulent qu'il soit fait
exception pour la poésie !
La bourgeoisie, dans sa répression contre le prolétariat
révolutionnaire, frappe parfois ceux qui s'accrochent fortuitement au mouvement
ouvrier. Telle est la signification de « l'affaire Aragon ».
Est-il besoin de répondre à pareille saleté que les surréalistes
admettent si peu les persécutions réservées à ce qui constitue les formes
d'expression exactes de la pensée que, pour ne prendre que des exemples
récents, L'Humanité elle-même du 23 novembre 1931 enregistrait leur demande de
libération immédiate du secrétaire des syndicats du Panpacifique Paul Ruegg,
que La Défense du 22 mai 1931 reproduisait leur tract : « Ne visitez pas
l'Exposition Coloniale », dans lequel ils protestaient violemment contre
l'expulsion de l'étudiant indochinois Tao et à la fin duquel on pouvait lire
cette phrase : « Aux discours et aux exécutions capitales, répondez en exigeant
l'évacuation immédiate des colonies et la mise en accusation des généraux et
des fonctionnaires responsables des massacres d'Annam, du Liban, du Maroc et de
l'Afrique Centrale ». Je déplore que L'Humanité n'ait pas cru devoir rectifier
une allégation si manifestement contraire aux faits mais ne vois pas le moyen
de subir plus longtemps sans mot dire l'immense préjudice moral qu'elle veut
nous causer. Je pense que ce ne saurait être attaquer
de l'extérieur l'organe central du Parti Communiste français que de vouloir
écarter de soi cette pelletée de boue.
Je ne vois pas non plus de nécessité révolutionnaire à m'abstenir
en terminant de discuter, tout à fait en dehors de la ligne politique de ce
Parti, ligne que j'approuve et qui ne saurait être pour moi que la seule juste,
et par suite sous l'angle le plus exclusivement technique, les modalités
d'application récente, en France, des thèses de Kharkov. On se souvient que
dans ces thèses, le surréalisme, bien que présenté comme mouvement de «
réaction des jeunes générations intellectuelles de l'élite petite-bourgeoise
provoquée par les contradictions du capitalisme dans la troisième phase de son
développement », était tenu pour une force révolutionnaire en puissance,
contrairement aux divers autres groupements énumérés. Il était, d'autre part,
entendu qu'il n'existait dans ce pays « aucun embryon de littérature
prolétarienne ». C'eût été compter sans les intrigues de ceux qui se trouvaient
ainsi remis à leur vraie place que de penser qu'une situation
L'évidence de la mauvaise foi qui s'exerce encore, ici, contre
nous ne me dispense pas, cette fois, d'essayer de reconstituer le tour de
passe-passe dont nous sommes victimes et qui n'a pas mis moins de plusieurs
mois à s'opérer, sous la direction
____________________
(*) La poésie qui, de par sa nature, ne peut tenter d'exprimer
qu'une des collisions de la vie humaine en général se voit ainsi sommée en
notre personne de ne plus puiser dans le domaine où ces collisions se montrent
de beaucoup les plus riches, je veux dire le domaine sexuel. (Rien n'empêchera
cependant que les sciences naturelles se soient, à notre époque, enrichies des
magnifiques découvertes de Freud). Ce sera, j'espère, un jour, l'honneur des
surréalistes d'avoir enfreint une interdiction de cet ordre, d'esprit si
remarquablement petit-bourgeois. En attendant, on tente d'exploiter
misérablement contre nous le contenu manifeste de la très belle « Rêverie » de
Dali parue dans le n° 4 du Surréalisme A.S.D.L.R. « Vous ne cherchez qu'à
compliquer les rapports si simples et si sains de l'homme et de la femme »,
nous dit une buse.
____________________
entendu), le premier chargé de la rubrique
des livres, le second de la rubrique des arts à L'Humanité.
M. Peyralbe est très fort. Il a lu l'étude de Plékhanov, publiée
dans L'Art et la Vie sociale et, pour légiférer en art, cela paraît bien, même,
être tout ce qu'il a lu. De ce qu'il nous livre des idées exprimées dans cette
étude (à ce jour non traduite en français), je retiens principalement que «
l'art est un moyen de contact spirituel entre les hommes », ce qui me semble
s'imposer comme vérité première, et aussi que l'art d'une époque ne peut être
que le reflet des déterminations économiques et sociales de cette époque, ce
qu'il ne serait pas moins puéril de nier. Conséquemment à cette dernière
affirmation, l'art d'une époque décadente ne saurait être que décadent (et
Plékhanov le déclare, du reste, en substance), ce qui ne veut pas dire (comme
il l'explique) qu'un tel art ne puisse produire des oeuvres valables, autrement
dit, si je comprends bien, susceptibles d'établir un contact spirituel entre
les hommes. Les observations de Plékhanov, sur la date desquelles on oublie
comme par hasard de nous fixer, et qui doivent, à certains égards, présenter un
côté épisodique très marqué si l'on en juge par la peine qu'y prend l'auteur de
polémiquer longuement avec Camille Mauclair (!) pourraient bien être portées
par M. Peyralbe à l'échelle de thèses toujours en vigueur et je défierais qui
que ce soit d'y trouver un argument contre nous. M. Peyralbe en a été quitte
pour les entrecouper de stupidités de son cru : dénonciation des prétendues
formes sans contenu (ce qui dans son esprit paraît vouloir dire sans explicite
contenu de classe), proclamation de la vénalité générale (de nos jours
l'artiste ne travaille plus que pour l'argent !), condamnation de toutes les
recherches d'expression neuve (comme si, au moins depuis la fin de l'époque
classique, il n'était pas établi que les artistes qui comptent sont ceux qui
ont commencé par bouleverser les moyens d'expression), etc. Au nom de cette
conception de l'art utile que, surréalistes, nous sommes les premiers à
défendre mais dans laquelle nous soutenons que le mot « utile » ne supporte
aucunement d'être pris dans un sens immédiat, étroit et le moindrement
restrictif, c'est ainsi qu'on tente de nous déconsidérer - et avec nous tous
ceux qui ne se contentent pas de réciter d'une manière ou d'une autre les
publications communistes (*) - de nous déconsidérer, dis-je, aux yeux du
prolétariat à qui, pour se faire aujourd'hui sur ce sujet une opinion
personnelle, la culture générale fait défaut. Quatorze mois après les
résolutions de Kharkov, il n'est pas sans intérêt de montrer, tout à leur
travail de démoralisation, un Moussinac, dont le style n'est d'ailleurs pas
sans présenter quelques analogies frappantes avec celui de M. Peyralbe, tentant
de faire passer un film abject de Cocteau pour l'expression autorisée de l'art
d'avant-garde en France, de manière à laisser entendre que toutes les
manifestations de celui-ci « puent le faisandé jusqu'à la suffocation »
(L'Humanité 15 janvier 1932), un Peyralbe, quand il a fini d'occuper ses lecteurs
des sujets grotesques du dernier prix de Rome (L'Humanité 17 décembre 1931),
concentrant ses moyens indigents de compréhension artistique sur l'architecture
(L'Humanité 7 décembre, 24 décembre
____________________
(*) « Si l'étude du communisme consistait seulement à savoir ce
qui est exposé dans les publications communistes, il nous serait trop facile
d'avoir quantité de perroquets ou de vantards communistes, et ce serait un
grand mal, car ces gens, après avoir lu et appris ce qui est exposé dans nos ouvrages
et nos brochures, seraient incapables de coordonner toutes ces connaissances et
d'agir comme le veut réellement le communisme » (Lénine).
____________________
1931, 7 janvier, 4 février, 27 février 1932) sans doute parce que
celle-ci est incontestablement, comme l'a dit Hegel, « l'art le plus pauvre
quant à l'expression des idées ».
M. Fréville, lui, se compromet intellectuellement beaucoup moins.
Hors de son admiration délirante pour Berl dont il n'a pu s'empêcher de nous
faire part dans L'Humanité du 24 novembre 1931, rien n'est venu interrompre le
cours monotone de ses réflexions qui se défendent systématiquement de prendre
pour prétexte autre chose que la publication récente de tel ouvrage de
vulgarisation historique ou la dernière attitude prise par tel groupement, tel
organe (le populisme, Monde, Europe, Nouvel Age, Plans) dont le compte au point
de vue révolutionnaire a été depuis longtemps réglé. C'est ainsi qu'il évite de
laisser s'instituer toute espèce de débat sur la littérature générale dans
lequel il serait obligé de prendre parti, qu'il s'abstient d'influencer d'une
manière vivante, comme de sa place il le devrait, les écrivains
révolutionnaires, ou même de leur traduire en langage concret les volontés de
l'Internationale et du Parti. Stéréotypie des formules (Cf. l'article sur Hegel
du 8 décembre 1931, où pour la millième fois on escamote la transformation de
la dialectique hégélienne en dialectique matérialiste en se bornant à dire que,
« de la tête sur laquelle elle se tenait, Marx et Engels ont remis la
dialectique sur ses pieds »), serinage des mots d'ordre les plus généraux,
enfoncement bruyant de portes ouvertes, tels sont les signes objectifs
d'activité révolutionnaire par lesquels M. Fréville se recommande depuis
quelques mois à l'attention. Cette position, qu'il croit sans doute de tout
repos, risque d'ailleurs, à la longue, par son insuffisance même, de lui valoir
quelques désagréments. Dès que M. Fréville se laisse aller à une déclaration
positive, par exemple à dire, le 22 décembre, qu'il s'efforce de susciter une
littérature prolétarienne en France et, le 2 février, à tenter pour la faire
vivre de glisser dans je ne sais quelle enveloppe « populiste » un contenu de
classe, il s'expose en effet à égarer la partie la plus intéressante de ses
lecteurs, en l'espèce les rabcors, qu'il lance, sans préparation technique
aucune - comme en témoigne le conte ridicule : « La Mort de Barlois », qu'on
trouvera en appendice de cette brochure - sur la voie de l'affabulation
romanesque la plus inutile, contribuant ainsi à la désagrégation de leur
admirable mouvement.
Pour ma part, je refuse, au nom de toute la foi révolutionnaire
qui m'anime, de composer avec des adversaires auxquels je ne vois pas le moyen
de reconnaître cette foi. - Je refuse de consacrer par mon silence la négation
pure et simple de ces paroles de Lénine : « Les masses ouvrières sont
incapables de s'élaborer elles-mêmes une idéologie indépendante au cours de
leur mouvement... Certes, il ne s'ensuit pas que les ouvriers ne participent
pas à cette élaboration. Mais ils n'y participent pas en qualité d'ouvriers ;
ils y participent comme théoriciens du socialisme, en qualité de Proudhon et de
Weitling ; en d'autres termes ils n'y participent que dans la mesure où ils
parviennent à acquérir la connaissance plus ou moins parfaite de leur époque et
à la faire progresser. Or, pour qu'ils y parviennent plus souvent, il faut
s'efforcer d'élever le niveau de leur conscience, il faut qu'ils ne se
renferment pas dans le cadre artificiellement rétréci de la « littérature pour
ouvriers » et apprennent à comprendre de mieux en mieux la littérature
générale. D'ailleurs, à vrai dire, ils ne « se renferment » pas dans une
littérature spéciale, on les y renferme : eux-mêmes ils lisent et voudraient lire
tout ce qu'on écrit pour les intellectuels et seuls quelques pitoyables
intellectuels pensent qu'« aux ouvriers » il suffit de parler de la vie d'usine
et de rabâcher ce qu'ils savent depuis longtemps ». - Je refuse de mendier une
place dans une association d'écrivains dont on annonçait dans L'Humanité du 1er
décembre 1931 qu'elle allait se créer en France sous le signe de la répression
et dans laquelle Aragon, désigné le 15 novembre 1930, à l'unanimité, par
l'Assemblée Internationale des Ecrivains révolutionnaires comme seul membre
français de la Commission de contrôle de l'Association Internationale, Aragon
depuis lors tout particulièrement menacé de cette répression, n'a pas encore
été admis. - Je refuse de condamner, dans aucune des recherches qui lui sont
propres, le surréalisme qu'on voudrait politiquement me faire condamner et de
cesser d'attendre de son devenir même qui nous a portés, mes amis et moi, sur
le plan révolutionnaire, où nous en sommes, qu'il témoigne au grand jour de
notre volonté, qui aura été de faire progresser la connaissance de notre
époque, en même temps que de servir la cause du prolétariat (1).
André Breton
[Mars 1932]
________________________________________
Mise au point communiquée par l'Association des écrivains
révolutionnaires
Notre camarade Aragon nous fait savoir qu'il est absolument
étranger à la parution d'une brochure intitulée : Misère de la Poésie : «
L'Affaire Aragon » devant l'opinion publique, et signée André Breton.
Il tient à signaler clairement qu'il désapprouve dans sa totalité
le contenu de cette brochure et le bruit qu'elle peut faire autour de son nom,
tout communiste devant condamner comme incompatibles avec la lutte de classes,
et par conséquent comme objectivement contre-révolutionnaires, les attaques que
contient cette brochure.
C'est par cet entrefilet, paru dans L'Humanité du 10 mars
1932, que nous est donné d'apprendre la fondation effective de l'Association
des écrivains révolutionnaires.
Les surréalistes, Aragon inclus, n'avaient jusqu'à présent pas
même reçu de réponse à leur demande d'admission à cette Association.
Tout s'explique par le fait qu'Aragon, hier encore suspect aux
promoteurs de l'A.E.R., peut en paraître aujourd'hui un des chefs, au seul prix
de la dénonciation d'André Breton comme contre-révolutionnaire. Nous disons
bien au seul prix, car le lendemain de cette dénonciation, Aragon n'était pas
mieux qualifié que la veille, par son action révolutionnaire, aux yeux de ceux
qui lui en avaient refusé l'entrée.
L'adhésion complète d'un intellectuel à l'action révolutionnaire
systématique nous paraît d'une importance telle que nous ne pouvons la
concevoir que fondée sur les plus solides principes. Or les attitudes
successives d'Aragon, depuis trois ans, contredisent cette sûreté des
convictions, cette solidité des principes.
Au départ pour Kharkoff
A cette époque, Aragon suit le courant qui entraîne les
surréalistes vers le marxisme léniniste et l'action politique. Mais rien
n'indique, - pas même sa demande de réadhésion au Parti Communiste, - qu'il
incline spécialement vers l'activité révolutionnaire militante.
N'ayant pris aucune part à l'élimination de ce que les thèses de
Kharkoff ont appelé « l'opposition intérieure du surréalisme », il n'en a pas
moins rédigé et signé, d'accord avec tous les surréalistes, le manifeste
donnant toute confiance à Breton pour prendre la direction du Surréalisme au
service de la Révolution.
Les attaques contre Brice Parain, alors chargé de la rubrique des
livres à L'Humanité, sont faites en plein accord avec Aragon.
Au Congrès de Kharkoff
« On sait qu'à la fin de 1930, Georges Sadoul et moi avons été en
Russie. Nous avons été plus volontiers en Russie qu'ailleurs, beaucoup plus
volontiers. C'est tout ce que j'ai à dire sur ce qui est des raisons de ce
départ. » (Aragon : Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire.)
« D'une façon fortuite, mis en rapport avec les organisateurs du
congrès de Kharkoff, nous avons été à ce congrès. » (I
Il nous paraît utile, après ces éclaircissements apportés par
Aragon lui-même sur sa présence en U.R.S.S., de préciser le rôle qu'il y joua
en tant qu'informateur des organisations révolutionnaires de là-bas et la façon
dont il a rendu compte à ses amis de son activité au Congrès.
Pendant le Congrès
« Nous sommes délégués officiellement pour la France au plénum du
bureau international de littérature révolutionnaire. Nous comptons sur votre
confiance à tous, sur la tienne, pour parler en votre nom, à Kharkoff, où il
nous sera peut-être donné de liquider, de contribuer à liquider Monde et tout
ce qui s'ensuit. » (Lettre du 22-10-1930.)
« Nous comptons terriblement sur votre confiance à un moment où il
nous faut prendre ainsi sur nous de parler non pas en notre propre nom, Georges
et moi, mais au nom de tous. » (I
Aragon nous décrit l'effet produit à Moscou par l'arrivée du
numéro 2 du Surréalisme A.S.D.L.R.
« Une des choses les mieux appréciées, ici, est la lettre d'un
ouvrier à L'Humanité et l'histoire Parain fait sensation. » (Lettre du
22-10-1930.)
« Les faits importants sont les suivants. Dans la commission
française, nous avons donné nous-mêmes un tableau de la situation littéraire en
France ; puis, chargés de présenter un rapport sur Monde, nous avons fait
approuver ce rapport par
A l'ordre du jour du Congrès de Kharkoff figurait l'organisation
d'une Association d'Artistes et Ecrivains Révolutionnaires en France,
organisation à laquelle Breton et les surréalistes s'employaient à la même
époque, ignorant d'ailleurs qu'ils agissaient ainsi dans le sens même de
l'ordre du jour du Congrès.
Comment Aragon se situait-il politiquement par ses
interventions ?
« Comme à l'heure présente le seul travail concret qui, dans le
cadre de la lutte des classes en pays capitalistes, mérite proprement le nom de
littérature prolétarienne est le travail des correspondants ouvriers,
inégalement développé suivant les sections de l'I.C., la seule base que l'on
puisse et doive proposer à une organisation de la littérature prolétarienne est
le développement systématique du travail des rabcors. » (Déclaration lue au
Congrès par Aragon, publiée dans
Voici comment
« Ce que ces camarades affirment est faux... Affirmer qu'il (le
mouvement des correspondants ouvriers) constitue la seule source de littérature
prolétarienne, c'est formuler une assertion extrêmement gauche, mais qui n'en
est pas moins au fond droitière et opportuniste. » (Littérature de la
Révolution mondiale, numéro spécial sur le Congrès, page 27.)
Quel fatras idéologique Aragon a-t-il pu présenter à Kharkoff ?
Nous lui devons de lire dans la résolution française qu'il existe une théorie
surréaliste de
____________________
(1) Cf. Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire, n° 3 du
Surréalisme A.S.D.L.R.
____________________
la « décomposition » de la
bourgeoisie en « aggravant ses contradictions intérieures » !
D'autre part, ses télégrammes évoquent la facilité avec laquelle
était comprise à Kharkoff la position surréaliste (ou plus exactement ce qu'il
entendait par là).
« Situation ici entièrement différente. Attendons Thirion.
Résultats immédiats. Caractère inespéré. Confiance. A bientôt. Aragon. »
(Moscou, 26 octobre 1930.)
A l'annonce de nos travaux en vue d'une Association des Artistes
et des Ecrivains Révolutionnaires, il répond :
« Bravo, mais suspendez momentanément publication. Ici, succès
complet. Aragon. » (Kitchkas, 17 novembre 1930.)
Nous tenons à affirmer aux camarades qui ont invité Aragon que
nous n'avons jamais désespéré de faire reconnaître notre foi et notre volonté
révolutionnaires quelles que soient les erreurs que nous ayons pu commettre,
sans chercher pour cela à obtenir des résultats immédiats.
En présence de l'incapacité d'Aragon à définir le surréalisme et
son authentique devenir révolutionnaire, nous comprenons que les organisateurs
du Congrès aient alors cru devoir lui proposer de signer la lettre suivante,
avant de lui accorder toute la confiance du M.B.L.R.
Au Secrétariat de l'Union Internationale des Ecrivains
Révolutionnaires
Chers Camarades,
En entrant dans l'Union Internationale des Ecrivains
Révolutionnaires, nous plaçant entièrement et sans réserves sur la plate-forme
idéologique et politique de l'Union telle qu'elle a été définie par la deuxième
conférence des Ecrivains Révolutionnaires à Kharkoff, en novembre 1930, nous
croyons nécessaire de reconnaître certaines fautes, commises antérieurement par
nous dans notre activité littéraire, fautes que nous nous engageons à ne pas
répéter dans l'avenir.
Comme membres du Parti, nous reconnaissons que nous aurions dû
provoquer le contrôle effectif de notre activité littéraire par le Parti et
soumettre cette activité à ce contrôle. L'erreur que cela comporte est à
l'origine de toutes les fautes que nous avons commises ou de celles dont nous
avons pu sembler solidaires.
Seuls le fait de militer d'une façon constante dans des
organisations de base, ce que nous n'avons pas fait, l'observation stricte des
directives du Parti Communiste, non seulement sur le plan politique, mais aussi
sur le plan culturel, peuvent empêcher la confusion qui s'est manifestée dans
certaines publications auxquelles nous avons collaboré. Il est permis d'espérer
qu'une liaison suivie avec l'U.I.E.R. et la soumission aux directives de cette
organisation nous permettront désormais d'éviter cette confusion.
L'un de nous (Aragon) reconnaît avoir eu tort en attaquant hors
des organes du Parti deux membres du P.C.F. (les camarades Barbusse et Caby).
L'autre (Georges Sadoul) reconnaît avoir eu tort en écrivant une
lettre au major de promotion de l'Ecole de Saint-Cyr, Keller, d'adopter le ton
de la plaisanterie, en se préoccupant davantage de ce qui pourrait insulter
davantage le destinataire qu'en y précisant son idéologie propre (« ... Si on
nous oblige à faire la guerre, nous combattrons du moins sous le glorieux
casque à pointe alleman
D'autre part nous reconnaissons avoir commis des fautes chaque
fois que nous avons, dans des organes où nous collaborions, laissé imprimer des
critiques ouvertes contre la presse du Parti et certains collaborateurs de son
organe central (publication d'une lettre de rabcor, d'une photographie tendant
à discréditer publiquement Brice Parain, etc.). Nous avons eu tort également de
laisser publier dans ces organes des textes qui relèvent d'une idéologie
anarchique.
Nous devons préciser que nous ne nous considérons pas comme
solidaires de l'ensemble des oeuvres individuelles (littéraires ou autres)
publiées par les membres du groupe surréaliste, mais que dans la mesure où ces
oeuvres se réclament des mots « surréalisme » et « surréaliste », notre
responsabilité est engagée. Notamment en ce qui concerne le « Second Manifeste
du Surréalisme » par André Breton dans la mesure où il contrarie le
matérialisme dialectique. Nous estimons que nous avons à préciser que nous nous
plaçons toujours dans le cadre du matérialisme dialectique et que nous
repoussons toute idéologie idéaliste (notamment le freudisme). Nous nous
désolidarisons de toute idéologie confusionnelle touchant le trotskysme. Nous
considérons le trotskysme comme une idéologie social-démocrate et
contre-révolutionnaire. Nous nous engageons à combattre le trotskysme en toute
occasion.
Notre seul désir est de travailler de la façon la plus efficace
suivant les directives du Parti à la discipline et au contrôle duquel nous nous
engageons à soumettre notre activité littéraire.
Moscou, le 1er décembre 1930.
Aragon, Georges Sadoul. (2)
Ou Aragon était d'accord avec ce papier qu'il a signé et alors il
est singulier qu'il n'ait pas expliqué son attitude vis-à-vis du surréalisme,
ou il ne se sentait pas en mesure d'en défendre les attendus et alors la seule
loyauté envers le M.B.L.R. eût dû l'obliger à quitter l'U.R.S.S. comme simple
membre de cette organisation et non comme son représentant officiel en France.
Du reste, il ne prit pas ce titre au sérieux puisqu'il négligea
complètement d'informer les intellectuels et militants révolutionnaires des
résultats du Congrès de Kharkoff et notamment de la condamnation de Monde.
Il est vrai qu'il avait laissé élire Barbusse au présidium du
Congrès sans élever la moindre protestation !
Retour
De retour à Paris, Aragon fait piètre figure : sa signature, se
plaint-il, lui a été extorquée ; il déclare désavouer les termes et l'esprit de
ce document et ne s'y être résolu que pour permettre à Breton de travailler
efficacement à la future section française de l'U.I.E.R. Parce que dans cette
lettre, Aragon apprécie faussement la position d'observation adoptée par Breton
par rapport au trotskysme à la fin de 1929 et se refuse tout à coup à
reconnaître les découvertes de Freud sous le prétexte imbécile qu'elles ont
donné suite à une idéologie idéaliste (freudisme), nous exigeons une
rectification. Aragon accepte par crainte que sa déclaration ne soit rendue
publique. Abandonnant toute discussion à partir de quelque base idéologique que
ce soit, il se réfugie dans un chantage sentimental inacceptable : il évoque
une amitié, une activité commune de quinze ans, affirme que son accord avec
nous est une question de vie ou de mort. Il publie le manifeste « Aux
Intellectuels révolutionnaires » (3) dont l’ambiguïté lui permet de miser sur
les deux tableaux.
____________________
(2) Ce texte, replacé dans l'ordre chronologique, est par ailleurs
l'objet de quelques commentaires dans le présent recueil. (N.D.E.)
(3) Voir le tract en appendice.
____________________
L'« Affaire Aragon »
Le poème Front Rouge paraît dans le numéro 2 de la Littérature de
la Révolution mondiale. Aragon est inculpé. Les surréalistes rédigent et font
paraître une protestation qu'il approuve entièrement. « Il n'y a pas, dit-il,
un seul mot à y changer. » Le 9 février
Aragon se déclare alors « objectivement d'accord », à l'exception
d'une seule phrase : « Vous ne cherchez qu'à compliquer les rapports si simples
et si sains de l'homme et de la femme » (4), dont il demandait
Conclusion
On a pu voir s'accomplir au sein du surréalisme une évolution
profonde qui nous a portés sur le plan du matérialisme dialectique. Cette
évolution ne s'est pas faite en un jour et a rencontré comme obstacles aussi
bien le faible niveau du marxisme en France que les formations particulières de
chacun de nous. Elle a comme corollaire obligatoire notre participation de plus
en plus efficace aux luttes du prolétariat révolutionnaire. Surréalistes, nous
entendons ne point prendre prétexte de la poésie pour nous refuser à l'action
politique.
Nous avons vu comment Aragon, depuis son retour de Kharkoff, ne
faisait qu'introduire parmi nous une confusion croissante par ses dérobades
continuelles, ses atermoiements, sa passivité, ses volte-face dont l'article de
L'Humanité a finalement dévoilé les arrière-pensées et
les mobiles.
En même temps, les efforts de Breton pour la prise en
considération et l'assimilation de la théorie révolutionnaire par les
intellectuels issus, tels que nous, de la bourgeoisie, ont été le facteur
déterminant du mouvement accompli par la pensée et l'action surréalistes depuis
1930.
Nous saluons comme un témoignage capital de la probité
révolutionnaire et de la clairvoyance théorique d'André Breton la publication
de Misère de la Poésie.
Décidés à poursuivre le mouvement dont le Manifeste du Surréalisme
marque la naissance et le Second Manifeste du Surréalisme un point de son
évolution, plus que jamais nous nous opposons aux manoeuvres déloyales des
velléitaires confus et des arrivistes.
Ceux qui, pour des raisons hypocrites, feignent tout à coup de se
déclarer incapables de suivre le train d'enfer qui est le nôtre peuvent et
doivent prendre
____________________
(4) Cité en note par Breton : Misère de la Poésie, page 18.
____________________
congé. Aucune force au monde ne peut
nous les faire retenir. Débarrassé d'eux, le surréalisme peut enfin retrouver
sa violence et poursuivre de toute sa vitalité son perpétuel renouvellement.
Les mois qui viendront nous répondront de l'action pratique
d'Aragon. Dès à présent, nous pouvons dire que cette action, probablement
justifiée par les circonstances économiques actuelles, manque des fondements
idéologiques et moraux qui pourraient nous la faire regarder comme autrement
qu'un épisode sans importance où la lâcheté intellectuelle d'un homme ne peut
même pas triompher de l'attraction irrésistible exercée par le seul parti de la
Révolution.
René Char, René Crevel, Salvador Dali, Paul Eluard, Max Ernst,
Benjamin Péret,
Appendice : AUX INTELLECTUELS REVOLUTIONNAIRES (5).
[Mars 1932]
____________________
(5) Dans le présent recueil, ce tract est replacé dans l'ordre
chronologique en raison de la date de sa publication : décembre 1930. (N.D.E.)
____________________
Aragon a publié un poème. Ce poème s'appelle Le Front Rouge. On a
pu le lire ailleurs. De ce fait, Aragon vient d'être inculpé d'excitation de
militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de
propagande anarchiste. Il devient passible ainsi de cinq ans de prison.
La bourgeoisie a toujours affirmé, chaque fois qu'elle a dû se
défendre contre d'autres partis, sur le terrain des faits comme sur celui des
idées, qu'elle favorisait un régime de liberté et elle a inscrit la liberté
d'expression en tête de son programme.
La duplicité de cette attitude a été dénoncée depuis longtemps.
Dans le cas Aragon, nous relevons une nouvelle preuve du fait que la
bourgeoisie capitaliste n'hésite jamais à priver en fait ses adversaires du
droit qu'elle leur reconnaît en théorie.
Nous dénonçons les procédés policiers par lesquels un régime
tente, au mépris des principes dont il se targue, d'étouffer l'expression des
forces qui se manifestent contre lui.
Lucien Aulit,
Bruxelles, 22 mars 1932
J'ai connu Louis ARAGON pendant quatorze ans. J'ai eu longtemps en
lui une confiance sans réserves. Mon estime et mon amitié pour lui m'ont fait
fermer les yeux sur ce que je prenais pour des défauts de caractère. Quand il
allait dans le « monde », je croyais qu'il était plus léger, plus sociable que
moi ; quand il tentait de temporiser avec notre volonté de manifester
publiquement notre colère, j'attribuais cette attitude à un excès d'esprit
critique ; ses écarts me le rendaient seulement un peu puéril, un peu
inoffensif ; ses erreurs, je le croyais toujours assez intelligent, assez
courageux, assez honnête pour les réparer. Je l'aimais, je l'estimais, je le
défendais.
Il y a un an, il est revenu de Russie, après avoir signé un texte
désavouant l'activité surréaliste et particulièrement le Second Manifeste du
Surréalisme, d'André Breton. Quand ce dernier lui a dit qu'il nous
paraissait indispensable de publier ce désaveu, Aragon, honteux ou feignant de
l'être, l'a menacé de se tuer. C'est alors qu'Aragon s'est obscurci pour moi.
Une pareille menace m'a fait douter de sa conscience révolutionnaire, un
révolutionnaire ne pouvant vivre sur un tel compromis. Troublé, démoralisé, sceptique
à voir chaque jour un peu plus apparaître sa mauvaise foi sous un chantage
sentimental croissant, j'ai attendu le saut qu'il ne pouvait manquer de faire
dans la nuit définitive. Tirant toute sa force de ses reniements successifs,
mais reculant sans cesse le jour où il n'aurait plus rien à renier, le jour où
son arrivisme n'aurait plus le reniement pour aliment naturel, j'ai subi toutes
les concessions intéressées qu'il voulait bien faire aux mobiles de notre
activité. Je l'ai vu, il y a trois mois, usant de moyens théâtraux, fondre en
larmes en nous lisant ces phrases déjà suspectes, maintenant monstrueuses, de
son article Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire : « C'est pourquoi,
mes amis, je considère avec quelque émotion, avec plus d'émotion qu'il ne me
plaît de le dire, la singulière entreprise de tous ceux qui voudraient,
aujourd'hui, me séparer de vous. J'ai été, cela est vrai, sollicité et
resollicité de m'écarter de vous. Il est certain que par des voies détournées
mais tout aussi perfides, les mêmes gens vous sollicitent aussi de croire que
ceci est un fait accompli, qu'on a réussi à nous séparer. » Quand nous lui
proposions de lui rendre sa liberté d'action, il nous démontrait qu'il y
perdrait toutes raisons d'agir. Brusquement, pressé par la crainte de nous voir
dévoiler le double jeu qu'il menait, il se démasqua. Il osa nous demander, lui,
l'auteur de trois livres publiés sous le manteau, d'éliminer, sous le prétexte
que des esprits malveillants voulaient la faire passer pour pornographique, la
collaboration de Salvador Dali à nos publications. Devant notre stupéfaction,
il comprit qu'il devait abandonner tout espoir de ruiner l'activité
surréaliste. Il n'attendit plus que le premier prétexte venu pour la dénoncer,
et, au moment exact où Breton commentait les résultats de la protestation que
nous avions élevée contre l'inculpation d'un de ses poèmes, il n'hésita pas à
nous accuser d'être des contre-révolutionnaires.
Il le fit avec la même désinvolture qu'il écrivait, au lendemain
de la mort de Lénine, « Moscou-la-Gâteuse ». Je comprends qu'il ait toujours
tenté de justifier à nos yeux le principe d'une évolution par bonds (*) qui lui
serait propre et qui ne laissait pas de me paraître inquiétante. C'est
seulement aujourd'hui qu'il m'est donné de voir, en effet, quelles
contradictions misérables il entend faire passer à la faveur de sa prétendue
conception dialectique de la vie.
L'incohérence devient calcul, l'habileté devient intrigue. Aragon
devient un autre et son souvenir ne peut plus s'accrocher à moi. J'ai pour m'en
défendre une phrase qui, entre lui et moi, n'a plus la valeur d'échange que je
lui ai si longtemps prêtée, une phrase qui garde tout son sens et qui fait
justice, pour lui comme pour tant d'autres, d'une pensée devenue indigne de
s'exprimer :
« Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang
intellectuelle » (LAUTREAMONT).
Paul Eluard
[23 mars 1932.]
____________________
(*) A quand le prochain bond ? Et pour où ?
____________________
Les rapports entre le surréalisme et le communisme ont donné lieu
ces derniers temps à des interprétations diverses. Participant au mouvement
surréaliste depuis plusieurs années, militant par ailleurs dans le parti qui a
la mission de conduire le prolétariat au pouvoir par le renversement violent de
la bourgeoisie, nous nous devons de situer nettement notre position, sans avoir
toutefois à nous faire les historiens d'événements auxquels nous sommes mêlés.
Aragon est poursuivi par la justice bourgeoise pour le poème Front
Rouge, paru dans
Pour nous, il n'est pas de poème sans sujet, que le poète ait
conscience ou non de la dépendance de ce qu'il écrit envers la réalité, le mot
réalité n'ayant ici aucun sens restrictif, et comprenant le rêve, l'amour, la
vie sexuelle, tout ce qu'il y a d'affectif dans l'homme, aussi bien que le
monde extérieur. Certes la poésie est une activité de l'esprit, mais cette
activité ne tourne pas à vide, elle s'exerce sur des éléments fournis par la
nature, la société, la vie psychique, pour traduire les conflits que ces
éléments provoquent chez l'homme : c'est pourquoi elle est un moyen
d'expression (*). Front Rouge exprime avec toute la vigueur qui convient
l'émotion provoquée chez un poète par le déroulement de la guerre civile.
Aucune théorie sur l'art ne peut empêcher la poésie d'être traversée par les
souffles qui balaient le monde et la faire se replier sur elle-même. La poésie
a son rôle à jouer dans le bouleversement des rapports entre les hommes. Nous
croyons à sa portée révolutionnaire. Mais il est certain que le gouvernement,
en poursuivant l'auteur d'un poème comme il poursuit l'auteur d'un article
communiste ou le distributeur de tracts, fait un pas nouveau dans la voie de
Le surréalisme constitue la tentative la plus considérable faite
en France depuis la guerre pour agrandir l'espace assigné jusqu'alors à
____________________
(*) Par là le poème se distingue du produit de l'écriture
automatique qui ne vise pas à exprimer, mais à explorer.
____________________
sens du « besoin de justice suprême »
(BRETON, Manifeste du Surréalisme), et à admettre la base économique de ces
rapports. Le surréalisme, survenu au déclin de la bourgeoisie, détient
quelques-unes des valeurs les plus élevées de la culture bourgeoise dont il a,
dans le milieu propre où il s'exerce, contribué consciemment à précipiter
Les intellectuels révolutionnaires devront se garder d'une conception
sectaire qui interdirait l'entrée dans le fonds commun que la culture
prolétarienne doit se constituer dès maintenant à tout ce qui ne servirait pas
l'agitation immédiate. Une pareille erreur aboutirait à rétrécir dangereusement
le champ d'investigation de
Ce manifeste contient d'autre part une condamnation du surréalisme
qui dans sa formulation ne tient pas compte des réalités. Nous nous voyons à ce
sujet dans l'obligation de rappeler certains points importants. Le surréalisme
n'est pas un dogme, c'est un organisme mouvant qui ne peut vivre qu'à condition
de progresser, dans lequel se sont souvent glissés des corps néfastes à sa
croissance, et où subsistent des parties mortes qui doivent être éliminées,
sous peine de faire mourir l'organisme tout entier. Le plus gênant de ces
parasites était une sorte de maladie infantile : l'idéalisme. Il serait faux de
s'imaginer que cet idéalisme était la racine nourricière du surréalisme, mais
on doit reconnaître qu'il en subsiste des vestiges trop vivaces. Telle la
croyance que, bien que le poète doive se mêler aux luttes sociales, la poésie
quant à elle peut s'en rendre indépendante, vivre de sa vie propre, voir le
drame poétique se poursuivre en vase clos, sans qu'il soit influencé dans ses
péripéties par les conditions objectives qui dressent le prolétariat contre la
bourgeoisie dans une guerre sans merci.
« La résolution de Kharkov qui condamne à juste titre la base
idéaliste du surréalisme a fait confiance à certains surréalistes pour
abandonner leurs conceptions, et se rallier au matérialisme dialectique. Mais
le surréalisme, en tant que méthode généralisable et que conception du monde,
ne saurait être accepté par le prolétariat révolutionnaire ni accueilli dans
nos rangs ». Ainsi s'exprime le manifeste de l'A.E.A.R. Nous voudrions savoir
ce que signifient les mots « abandonner leurs conceptions ». S'il s'agit de la
base idéaliste dont il est fait mention, nous sommes en complet accor
Ces réserves primordiales étant faites, nous ne pouvons
qu'approuver le contenu politique du manifeste de l'A.E.A.R., et nous répétons
après lui les paroles de Lénine : « A bas les littérateurs sans parti ! ». Nous
ne nous livrerons pas au jeu puéril qui consisterait à confronter ce manifeste avec
les Résolutions de Kharkov, pour voir s'il leur est bien exactement conforme.
S'il est vrai que les Résolutions de Kharkov représentent un examen sérieux de
la situation de la littérature révolutionnaire et prolétarienne à un moment
donné, il serait contraire au marxisme de les prendre pour des thèses
intangibles qu'il s'agirait d'appliquer à la lettre sans tenir compte de la
marche des événements.
Le surréalisme s'est dressé contre la société bourgeoise avec
toute la violence qui le faisait vivre. Il a reconnu que le prolétariat est
seul capable désormais de faire progresser la connaissance, et que seule la
victoire du prolétariat permettra à la pensée de se développer pleinement
jusqu'à cette liberté en laquelle doit se changer
D'autres surréalistes croient pouvoir résoudre les difficultés
posées par la continuation de leur activité sans tenir compte des nécessités de
la lutte de classes, et agissent comme si le développement du surréalisme
pouvait s'abstraire de l'ensemble des rapports sociaux au milieu desquels il se
produit. Oui ou non, la guerre est-elle déclarée entre les surréalistes et les
écrivains bourgeois qui défendent leur classe ? Oui ou non, la guerre
existe-t-elle entre prolétaires et capitalistes ? Ces deux guerres enfin ne
doivent-elles pas n'en faire qu'une ? La parution de Paillasse ! (Fin de «
l'Affaire Aragon ») ne laisse malheureusement pas à penser qu'un tel souci soit
aujourd'hui au premier plan des préoccupations des signataires de cet opuscule,
qui d'ailleurs, ne s'élevant pas au-dessus des considérations personnelles, ne
fournit pas matière à discussion (**). On pourrait donc le négliger, si ses
auteurs n'avaient jugé bon de le présenter comme la fin de « l'Affaire Aragon
». Notre désapprobation formelle de la note où Aragon traite Breton comme un
quelconque calomniateur de l'U.R.S.S. ne saurait nous empêcher de constater que
l'affaire Aragon ne fait que de commencer, puisqu'à notre connaissance les
poursuites engagées contre lui n'ont pas été abandonnées.
La bourgeoisie répond par des balles aux hommes que la famine fait
descendre dans la rue pour réclamer du travail et du pain. Le sort des poètes
dignes de ce nom est lié au sort de ces hommes. Que les poètes rendent coup
pour coup, et ne se laissent pas ensevelir sous les décombres de la société
qu'ils aident à abattre.
Que les poètes sachent qu'ils ont aujourd'hui une patrie à
défendre.
5 avril 1932.
____________________
(**) Tout ce que nous connaissons de Char, de Crevel, d'Eluard, de
Péret, nous fait espérer que le désir de disqualifier Aragon n'obscurcira pas
pendant longtemps le sens qu'ils ont du conflit social.
____________________
Ceci n'est qu'un avertissement. Nous tenons à nous engager
complètement. Nous sommes certains qu'il existe des jeunes gens autres que
nous, capables de signer ce que nous écrivons et qui refusent - dans la mesure
où c'est encore compatible avec la continuation de la vie - de composer avec
l'ignominie environnante. Et nous en avons à tous ceux qui - consciemment ou
non - cherchent par leur sourire, leur travail, leur exactitude, leur
correction, leurs paroles, leurs écrits, leurs actes et leurs personnes, à
faire croire que tout peut continuer ainsi. Nous nous dressons ici contre tous
ceux qui ne sont pas suffoqués par ce monde capitaliste, chrétien, bourgeois
dont à notre corps défendant nous faisons partie. Le Parti Communiste (IIIe
Internationale) est en train de jouer dans tous les pays la carte décisive de
l'« Esprit » (au sens hégélien de ce terme). Sa défaite, si par impossible nous
l'envisagions, serait pour nous le définitif « Je ne peux plus ». Nous croyons
sans réserves à son triomphe et ceci parce que nous nous réclamons du
matérialisme dialectique de Marx, soustrait à toute interprétation tendancieuse
et victorieusement soumis à l'épreuve des faits par Lénine. Nous sommes prêts à
nous conformer sur ce terrain à la discipline qu'exigent de pareilles
convictions. Sur le plan concret des modes figurés de l'expression humaine,
nous acceptons également sans réserves le surréalisme
auquel - en 1932 - nous lions notre devenir. Et nous renvoyons nos lecteurs aux
deux « Manifestes » d'André Breton, à l'oeuvre tout entière d'Aragon, d'André
Breton, de René Crevel, de Salvador Dali, de Paul Eluard, de Benjamin Péret, de
Tristan Tzara, dont nous devons dire que ce n'est pas la moindre honte de ce
temps qu'elle ne soit pas plus connue partout où on lit le français. Et nous
cherchons dans Sade, Hegel, Lautréamont, Rimbaud, pour ne citer que ceux-là,
tout ce que le surréalisme nous a appris à y trouver. Quant à Freud, nous
sommes prêts à utiliser l'immense machine à dissoudre la famille bourgeoise
qu'il a mise en branle. Nous prenons le train d'enfer de
Cette petite revue, outil provisoire, s'il casse, nous saurons
trouver d'autres instruments. Nous acceptons avec indifférence les conditions
de temps et d'espace qui, nous définissant en 1932 Antillais de langue
française, ont ainsi délimité - sans nullement le circonscrire - notre premier
champ d'action. Ce premier recueil de textes est plus spécialement consacré à
la question antillaise telle qu'elle nous apparaît. (Les suivants, sans
abandonner cette question, en aborderont bien d'autres). Et si, du fait de son
contenu, il s'adresse plutôt aux jeunes Antillais français, c'est qu'il nous
semble opportun de faire porter notre premier effort sur des gens dont nous
sommes loin de sous-estimer les possibilités de révolte, s'il s'adresse plutôt
aux jeunes noirs, c'est que nous estimons qu'ils ont particulièrement à
souffrir du capitalisme (hors l'Afrique, voir Scottsboro) et qu'ils semblent
offrir - en tant qu'ils ont une personnalité ethnique matériellement déterminée
- un potentiel plus généralement élevé de révolte et de joie. A défaut du prolétariat
noir à qui le capitalisme international n'a pas donné les moyens de nous
comprendre, nous nous adressons aux enfants de la bourgeoisie noire, nous nous
adressons à ceux qui ne sont pas encore tués placés foutus universitaires
réussis décorés pourris pourvus décoratifs pudibonds opportunistes marqués ;
nous nous adressons à ceux qui peuvent encore se réclamer de la vie avec
quelque apparence de vraisemblance.
Décidés à objectiver le plus possible, nous ne connaissons à
personne de vie privée. Nous voudrions aller assez loin et, si nous attendons
beaucoup de l'investigation psychanalytique, nous ne sous-estimons pas, chez
des sujets initiés aux théories psychanalytiques, la confession psychologique
pure et simple qui - pourvu que l'obstacle des convenances soit levé - peut
beaucoup dire. Nous n'admettons pas qu'on puisse être honteux de ce qu'on
éprouve. L'Utile - les convenances constituent l'épine dorsale de
Issus de la bourgeoisie de couleur française, qui est une des choses
les plus tristes du globe, nous déclarons - et nous ne reviendrons pas sur
cette déclaration - face à tous les cadavres administratifs, gouvernementaux,
parlementaires, industriels, commerçants, etc., que nous entendons, traîtres à
cette classe, aller aussi loin que possible dans la voie de
Et tous ceux qui adoptent la même attitude que nous seront, d'où
qu'ils viennent, les bienvenus parmi nous (1).
Etienne Léro, Thélus Léro, René Ménil, Jules-Marcel Monnerot, Michel
Pilotin, Maurice-Sabas Quitman, Auguste Thésée, Pierre Yoyotte.
[Légitime Défense n° 1, 1er juin 1932.]
____________________
(1) Si notre critique est ici purement négative, si contre ce que
nous nous faisons fort de condamner sans appel nous ne dressons aucun Essai
positif, nous nous en excusons sur la nécessité de commencer qui ne nous a pas
permis d'attendre certaines maturations. Nous espérons, à partir du prochain
recueil, développer ici notre idéologie de révolte.
____________________
Au moment même où les intellectuels, ne pouvant résoudre leurs
propres contradictions, se réclament, pour en déformer le sens et en affaiblir
la portée, des idées auxquelles nous avons toujours donné le plus clair de nos
forces, on semble, de plusieurs côtés, en dépit de mon activité, vouloir
m'assigner une place en dehors du surréalisme.
Le Journal des Poètes, dans son numéro du 18 décembre, essaye, par
une action malpropre de sous-entendus et d'interprétations spécialement
déformantes de mes écrits, d'associer mon nom à une ignoble et perfide campagne
contre les surréalistes.
Je tiens à déclarer publiquement que mon adhésion au surréalisme
étant totale et tous ses buts étant les miens, c'est au moins faire preuve de
déplorable aveuglement que d'appliquer, sous des prétextes qui cachent mal un
désir de me désolidariser de mes amis, mes idées de 1916-1922 à une situation
acquise par une évolution sur laquelle je me suis maintes fois expliqué, et
qui, au point actuel, est définie par mon active collaboration avec les
surréalistes et mon amitié pour eux.
Je condamne et méprise l'attitude confusionnelle et
contre-révolutionnaire qui tend à séparer la poésie d'une activité humaine
généralisée en la plaçant en dessus ou en dessous de celle-ci et à lui
attribuer uniquement une valeur commercialisée de la plus infâme espèce de
non-participation (on connaît trop bien le désir bourgeois de nivellement et de
soi-disante (sic) impartialité), attitude représentée au plus haut degré par
cette feuille de chou, Le Journal des Poètes.
Paris, le 22 décembre 1932.
Tristan Tzara
Profondément et douloureusement émue par le nouveau crime de la
rationalisation mise au service de la guerre et du profit capitaliste,
l'Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires s'incline devant les
victimes de toutes nationalités tombées à Billancourt.
Aux côtés des organisations syndicales, elle réclame une enquête
ouvrière, des délégués à la sécurité élus par les travailleurs, des indemnités
pour toutes les victimes.
Elle appelle les travailleurs des usines Renault à dénoncer, comme
correspondants ouvriers, leur exploitation et les fabrications de guerre
auxquelles ils participent.
Elle les invite à décrire leur vie et à rejoindre les rangs de
l'A.E.A.R. qui les aidera à trouver leur forme d'expression littéraire ou
artistique.
Pour l'A.E.A.R. : Aragon, D'Arbois de Jubainville, Barbusse,
Bénichou, Blech, Jean-Richard Bloch, A. Breton, Crevel, E. Dabit, Eluard,
Fréville, G. Friedmann, Louis Guilloux, Francis Jourdain, Lévy, André Lurçat,
Jean Lurçat, Menguy, J.-M. Monnerot, Moussinac, Nizan,
[Aux neuf Assassinés, février 1933.]
L'Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires élève la
protestation la plus véhémente contre les provocations fascistes en Allemagne,
l'incendie du Reichstag, organisé par les chemises brunes, la terreur qui a
présidé aux élections du 5 mars.
Les hommes appartenant à tous les partis qui composent l'A.E.A.R.,
écrivains et artistes professionnels, écrivains et artistes prolétariens font
appel au front unique de tous les travailleurs pour venir en aide au
prolétariat alleman
Le fascisme, c'est, dans le domaine culturel, le dernier sursaut
de la civilisation bourgeoise qui tente par la violence et le verbalisme
révolutionnaire de revivifier les idéologies les plus caduques.
C'est l'expression la plus achevée du déclin irrémédiable et de la
faillite de la pensée bourgeoise qui ne se fie qu'à la force brutale et qu'à la
terreur.
C'est l'abandon de toute idée progressive.
C'est la régression certaine de la civilisation.
C'est la mise hors la loi de toute pensée qui ne se tourne pas en
arrière...
C'est le pogrome et le retour à l'antisémitisme du Moyen Age.
Déjà, en Allemagne, comme en Italie, des milliers d'écrivains,
d'artistes, de médecins, d'avocats sont chassés de leurs postes, ou jetés en
prison.
Et l'on tue dans les prisons allemandes !
Kate Kollwitz et Heinrich Mann sont exclus de l'Académie.
Des écrivains comme Kisch, Ludwig Renn, Brecht, des avocats comme
Apfel et Litten, des pacifistes comme Lebman Kuerbild et von Ossietzky, des
médecins comme Bohnheim, Schinke, Hodann, sont emprisonnés.
Et encore la censure de la croix gammée ne nous laisse-t-elle
apprendre qu'une faible partie de la vérité.
Tous ces camarades, dans les prisons et les camps de
concentration, sont en danger ?
Unissons-nous pour les sauver !
Quelles que soient les provocations de Hitler - fils du traité de
Versailles - sur le plan international, que ceux qui se réclament de la défense
de la paix et qui veulent lutter sincèrement contre le fascisme ne se laissent
pas troubler. L'impérialisme n'est jamais la paix.
Il n'y a pas de lutte des démocraties contre les fascismes...
Ceux qui pourraient le croire oublient qu'aux côtés de la
démocratie française se rangent les « fascismes » assassins de Yougoslavie, de
Roumanie et de Pologne...
L'ennemi, c'est l'impérialisme. Et, pour nous, en France, c'est
l'impérialisme français.
A l'appel de quelques-uns des plus grands parmi les écrivains,
artistes et savants français, l'A.E.A.R. invite tous les intellectuels à
organiser contre la terreur en Allemagne et contre le traité de Versailles
l'insurrection des consciences.
C'est sur le prolétariat seul que repose l'avenir de la
civilisation.
Adresser les protestations au siège de l'A.E.A.R., 13, rue du
Faubourg-Montmartre.
Adson, Allendy, L. Aragon, P. Audard, J. Audard, H. Barbusse, R.
Blech, J.-R. Bloch, J. Boiffard, A. Breton, L. Buñuel, M. Brébières, C. Cahun,
G. Camille, R. Char, R. Crevel, E. Dabit, R. Daumal, A. Delons, P. Eluard, M.
Ernst, E. Faure, R. Francq, J. Fréville, G. Friedmann, A. Giacometti, R.
Gilbert-Lecomte, L. Guilloux, V. Huidobro, F. Jourdain, H. Lefebvre, J. Lods,
E. Lotar, A. Lurçat, J. Lurçat, A. Marfreux, L. Moussinac, P. Nizan,
[Feuille rouge n° 2, mars 1933.]
« Lénine fut toujours l'adversaire décidé, et pas seulement
pendant la guerre, du mot d'ordre de paix lancé d'une façon abstraite. Il
estimait que la propagande abstraite de la paix est seulement capable de semer
des illusions, d'avoir une influence pernicieuse sur le prolétariat en lui
inspirant une confiance humanitaire envers la bourgeoisie et en le rendant
jouet entre les mains de la diplomatie secrète des pays belligérants ».
(L'Internationale Communiste, n° 10-11, p. 455).
« Il faut lancer des mots d'ordre pour expliquer aux masses dans
la propagande et l'agitation, la différence irréductible existant entre le
socialisme et le capitalisme (impérialisme) et non pas pour concilier deux
classes ennemies au moyen d'un mot qui « groupe » les choses les plus diverses
». (Lénine, cité par L'Internationale Communiste, n° 10-11, p. 459).
C'est précisément à « concilier » deux classes ennemies que
travaillent plus et mieux que jamais les promoteurs du Congrès International
contre la guerre, dont le manifeste a paru simultanément dans Monde et dans
L'Humanité du 27 mai dernier.
Qu'on en juge :
« Nous appelons tous les hommes, toutes les foules, sans tenir
compte de leurs affiliations politiques, et toutes les organisations ouvrières
- culturelles, sociales et syndicales - toutes les forces et toutes les
organisations, en masses ! Qu'elles s'unissent à nous dans un grand congrès
international contre la guerre ». (Extrait de l'appel de Romain Rolland et
Henri Barbusse).
Ainsi la bonne volonté évangélique des intellectuels de tous les
partis trouve l'occasion, une fois de plus, de se manifester et d'exercer ses ravages
sous prétexte de paix sur la terre.
Nous tenons à dénoncer, une fois de plus, le rôle néfaste et
profondément contre-révolutionnaire des intellectuels qui en prennent
l'initiative. Barbusse auteur de Jésus et Romain Rolland apologiste de Gandhi
sont actuellement dans le monde les propagateurs les plus dangereux d'un
mysticisme humanitaire plus pernicieux à tout prendre que n'importe quelle
théologie abstraite.
Comment ne pas déplorer qu'après avoir dénoncé l'activité
contre-révolutionnaire d'Henri Barbusse, directeur de Monde :
« ... En se plaçant au-dessus des partis, cet organe s'est mis
uniquement au-dessus du Parti Communiste ». (Littérature de la Révolution
mondiale, n° spécial sur le Congrès de Kharkov, p. 107).
l'on puisse, malgré cela, lui laisser
assumer une pareille tâche en compagnie de Romain Rolland dont on ne doit pas
oublier l'abominable campagne en faveur de Gandhi :
« Chaque peuple égorge l'autre, au nom des mêmes principes, qui
masquent les mêmes intérêts et les mêmes instincts de Caïns. Chacun, -
nationalistes, fascistes, bolcheviks, peuples et classes opprimés, peuples et
classes oppresseurs, - chacun revendique pour soi, en le refusant aux autres,
le droit à la violence, qui lui paraît le Droit. Aujourd'hui, c'est bien pire :
la Force est le droit. Elle l'a dévoré.
« Dans ce vieux monde qui s'écroule, nul asile, nul espoir. Aucune
grande lumière ». (Romain Rolland : Mahatma Gandhi, Stock édit., Paris, 1930,
p. 181) ;
de Gandhi qui « chaque fois que
l'Etat du Sud-Afrique se trouva aux prises avec de graves dangers, suspendit la
non-participation des Indiens et offrit aussitôt son aide. En 1899, pendant la
guerre des Boers, (il) forma une Croix-Rouge indienne, qui fut deux fois citée
à l'ordre du jour, avec éloge pour sa bravoure sous le feu. En 1904 la peste
éclata à Johannesburg : Gandhi organisa un hôpital. En 1908 les indigènes se
soulevèrent au Natal : Gandhi prit part à la guerre, à la tête d'un corps de
brancardiers, et le gouvernement de Natal l'en remercia publiquement ». (Romain
Rolland : Mahatma Gandhi, p. 20), de Gandhi qui avouait cyniquement : « Chers
amis, nul Anglais n'a coopéré plus étroitement que moi à l'Empire, pendant
vingt-neuf ans d'activité publique. J'ai mis ma vie quatre fois en danger pour
l'Angleterre... » (Gandhi, lettre de 1920 à tous les Anglais de l'Inde, citée
par Romain Rolland dans Mahatma Gandhi, p. 26).
Comment pourrait-on nier dans ces conditions que les menées les
plus bassement idéalistes ne sont pas couvertes par ce
pseudo-révolutionnarisme, et que tout ce délire ne va pas jusqu'à espérer
l'agenouillement des masses trahies dans la capitale de la S.D.N. pour une
prière pour la paix et un Credo tel que celui-ci :
« 1. Je crois aux Védas, aux Upanishads, aux Puranas, etc. ;
2. Je crois aux Varnashramas Dharma (Discipline des castes), etc.
;
3. Je crois à la protection de la vache dans un sens beaucoup plus
large que le sens populaire, etc...
Je ne désavoue pas la culte des idoles »
(Gandhi : Credo, cité par Romain Rolland dans le même livre).
Comment ne pas voir une menace grave dans de telles bouffonneries
quand s'étalent jusque dans L'Humanité, organe central du Parti Communiste
français, les bouses cléricales dignes de La Croix, d'André Baillon :
Il y a plus de livres que dans la bibliothèque de Westmalle qui
n'en possède qu'un, mais il n'y a pas plus de lecteurs. Les mots sont vains. Un
seul suffit : Dieu. (L'Humanité, juin 1932).
....
- Mon Père, j'avais autrefois de la fortune : je l'ai gaspillée ;
c'est mal, n'est-ce pas, d'abuser ainsi des dons de Dieu ?
- Il ne vous a pas trop puni, puisqu'il vous a fait la grâce
d'être pauvre. (L'Humanité, juin 1932).
....
- J'ai une bibliothèque.
- Oui, mon enfant.
- Dans cette bibliothèque, il y a des livres qui ne sont pas tous
bons.
- Brûlez les mauvais, mon enfant.
- Mais j'y tiens.
- Comment pouvez-vous tenir à ce que vous dites mauvais ? Brûlez,
ce sera votre pénitence.
- Bien, mon Père. (L'Humanité, juin 1932).
LE COUP DE POUCE.
Mon âme lavée à neuf, je veux, avec l'aide du Père Isidore, la
polir dans les coins.
Je retourne le voir.
- Mon Père, est-il permis d'écrire des livres ?
- Peuh ! mon enfant ; occupation inutile,
souvent dangereuse.
- Mais de bons livres, mon Père ; des histoires édifiantes... par
exemple la vie d'un saint.
Le Père se méfie :
- Avec prudence, mon enfant, avec prudence.
- Et développer un sujet que j'aurais trouvé dans la Bible ?
- Dans la Bible, mon enfant ! ... Mais la Bible a été écrite sous
l'inspiration du Saint-Esprit. Vous ne prétendez pas faire mieux que le
Saint-Esprit, je suppose ?
Habitué aux péchés de ses paysans, de bonnes betteraves, simples
et rondes, le Père finit par s'effrayer de la forme biscornue des miennes.
- Ecoutez, mon enfant, je ne suis guère versé dans tous ces
problèmes. Peut-être pourriez-vous consulter un autre confesseur ?
Mais je suis fidèle, moi. Je préfère me damner avec sa morale, que
me sauver avec une autre plus accommodante.
(L'Humanité, juin 1932).
Est-ce là littérature prolétarienne ? On n'a pas oublié comment ce
populisme fut jugé à Kharkov :
« Populisme : ce groupe qui se propose de représenter la vie des
masses travailleuses, fournit surtout une littérature paysanne, littérature
spécifiquement réactionnaire ». (Littérature de la Révolution mondiale, n°
spécial consacré au Congrès de Kharkov, p. 104).
Monde a été depuis sa fondation la tribune de cette littérature
spécifiquement réactionnaire, organe des éléments indésirables ou dissidents de
droite du Parti Communiste et des éléments gauchistes des partis socialiste et
radicalsocialiste, il a toujours tenté de dériver par-là les mots d'ordre et
l'idéologie de
« Sous sa forme actuelle Monde est le promoteur des idéologies
hostiles au prolétariat. Comme tel, ce journal est un obstacle à la création en
France d'une littérature révolutionnaire et prolétarienne, et le fait d'en être
le directeur est en contradiction avec l'appellation d'écrivain révolutionnaire
».
(Littérature de la Révolution mondiale, n° déjà cité, p. 111).
Cette critique de Monde telle qu'elle a été faite à la Conférence
de Kharkov est plus que jamais à l'ordre du jour, et reste dans le cadre de
l'activité critique surréaliste, telle qu'Aragon la définissait dans le n° 3 du
Surréalisme au service de la Révolution, quand dans ses derniers moments de
lucidité, il dénonçait Barbusse comme contre-révolutionnaire.
Depuis lors, Aragon ayant abjuré toute intelligence et toute
honnêteté, s'est converti aux plus sinistres méthodes de crétinisation des
masses. Nous le voyons maintenant exprimer avec une désinvolture de bas-bleu
rouge ces singulières revendications :
Chômeurs, voulez-vous à la fin que ça cesse ?
....
Chômeurs, qu'on ne vous chasse plus de sous les ponts ?
....
Chômeurs, qu'on vous foute la paix sur les bancs ?
(La Lutte anti-religieuse et prolétarienne, Avril 1932).
Prières à la vache pour obtenir la paix, pleurnicheries idiotes
sur la misère, voilà où nous en sommes et voilà où nous ne permettrons pas
qu'on en reste.
NOUS ADHERONS AU CONGRES INTERNATIONAL CONTRE
Et si nous y adhérons, en dépit des réserves très graves que nous
avons cru devoir formuler quant aux personnalités de Barbusse et Rolland, c'est
que nous faisons, comme nous n'avons jamais cessé de faire, toute confiance aux
masses et aux organisations ouvrières révolutionnaires qui doivent y prendre
part pour avoir raison du confusionnisme des intellectuels auxiliaires de leurs
oppresseurs :
« Les communistes peuvent et doivent savoir convaincre les masses
travailleuses qu'ils sont les seuls partisans conséquents et honnêtes de la
paix, qu'eux seuls indiquent l'unique voie juste vers la paix universelle.
Mais, ce faisant, nettement et sans équivoque qu'une pareille paix ne peut être
obtenue qu'après le renversement violent du régime capitaliste dans le monde
entier, et en aucun cas avant ». (L'Internationale Communiste, n° 10-11, p.
458).
Ainsi seront enrayées les menaces d'un idéalisme bondieusar
L'idéalisme et la mystique de la non-violence sont les bases et
les soutiens de tous les impérialismes, de toutes les oppressions.
« Le IXe Congrès des syndicats de l'U.R.S.S., en face de la guerre
impérialiste déjà déchaînée en Extrême-Orient et de l'intervention armée
menaçant la dictature prolétarienne, s'adresse à toutes les classes exploitées
et à tous les peuples opprimés, en les exhortant à agir résolument contre toute
nouvelle guerre impérialiste. L'expérience de la classe ouvrière de l'U.R.S.S.
a démontré que les voies et les moyens pour s'affranchir de la guerre, pour
sortir de la crise, c'est la transformation de la guerre impérialiste en guerre
civile (Lénine), la lutte sans merci sous le mot d'ordre : « L'ennemi principal
se trouve dans notre propre pays ». (Liebknecht : L'Internationale Communiste,
n° déjà cité, p. 449).
Mais si les prolétaires de tous les pays savent où est leur
principal ennemi, qu'ils n'oublient pas que les bourgeoisies « nationales » ont
le siège social de leur cartel à Genève sous le signe de la non-violence.
En réponse au pacifisme officiel qui fait se muer les anges
gardiens de la paix en ministres de la guerre ; en réponse à la plus vieille
des formules impérialistes : « Si vous voulez la paix, préparez la guerre » ;
en réponse encore à l'hypocrite mot d'ordre de guerre à la guerre, nous disons
: « SI VOUS VOULEZ LA PAIX, PREPAREZ
André Breton, Roger Caillois, René Char, René Crevel, Paul Eluard,
J.-M. Monnerot, Benjamin Péret, Gui Rosey,
Il n'est rien de plus fallacieux que l'opposition du terme de paix
au terme de guerre, en régime capitaliste. Il nous paraît impossible de
justifier, sinon d'une manière toute relative, le mot d'ordre de paix mis en
avant par les organisateurs du Congrès de Genève, à une époque où
l'impérialisme multiplie de tous côtés ses exactions. Tout au moins
importe-t-il de dégager un tel mot d'ordre des illusions déplorables qu'il ne
peut manquer de faire naître et contre lesquelles s'inscrivent, avec un relief
croissant, les événements symptomatiques dont la scène mondiale est le théâtre
: bien plutôt que de voler au secours d'une passivité déjà trop grande par
l'évocation des « atrocités » soi-disant (sic) inhérentes à la guerre,
convient-il d'attirer l'attention et la colère du prolétariat sur les crimes
journaliers dont le capitalisme se rend coupable. Dans la paix comme dans la
guerre, les risques sont identiques pour ceux qui se soulèvent contre leurs
oppresseurs. Nous pensons particulièrement ici à l'abominable sentence qui
vient de frapper les marins des croiseurs péruviens Almirante Grau et Coronel
Bolognesi qui se révoltèrent le 8 mai dernier pour protester contre la mauvaise
nourriture et les excès de la discipline : huit condamnés à mort exécutés sur
l'heure, quatorze condamnés à 15 ans de prison, douze à 10 ans de la même peine
par la Cour martiale du dictateur Sanchez Cerro qui avait, pour la
circonstance, rétabli la peine de mort. Nous nous élevons avec indignation
contre cette vengeance de lâches et comptons sur les organisations
révolutionnaires du prolétariat pour qu'elles mènent contre ses auteurs
l'action qui s'impose. C'est sur la dénonciation de tels crimes et leur
explication rationnelle par les contradictions dans lesquelles le capitalisme
se débat que nous entendons que soit porté l'accent de l'intervention à
laquelle, à Genève, les masses ouvrières sont conviées.
[Juin 1933]
Objets désagréables, chaises, dessins, sexes, peintures,
manuscrits, objets à flairer, objets automatiques et inavouables, bois,
plâtres, phobies, souvenirs intra-utérins, éléments de rêves prophétiques,
dématérialisations de désirs, lunettes, ongles, amitiés à fonctionnement
symbolique, cadres, détérioration de cheminées, livres, objets usuels, conflits
taciturnes, cartes géographiques, mains, buste de femme rétrospectif,
saucisses, cadavres exquis, palais, marteaux, libertins, couples de papillons,
perversions d'oreilles, merles, oeufs sur le plat, cuillers atmosphériques,
pharmacies, portraits manqués, pains, photos, langues.
Vous souvenez-vous encore de cette époque où la peinture était
considérée comme une « fin en soi » ?
Nous avons dépassé la période des exercices individuels.
Autre chose est l'autorité. Celle-ci, la peinture surréaliste a su
l'acquérir aux dépens de tout opportunisme personnel.
Le temps passe.
Par le caractère affectif de vos rendez-vous.
Par les recherches expérimentales du surréalisme.
Nous ne voulons pas reconstruire des arches. Partisans sincères du
mieux, nous avons essayé d'embellir un peu, physiquement et moralement, la
physionomie de Paris.
En tournant le dos aux tableaux.
Le mot délit n'a, en général, pas été compris.
Vous souvenez-vous ?
[Juin 1933.]
<Fig>
Man Ray
Tous les rideaux du monde tirés sur tes yeux
Ils auront beau
Devant leur glace à perdre haleine
Tendre l'arc maudit de l'ascendance et de la descendance
Tu ne ressembles plus à personne de vivant ni de mort
Mythologique jusqu'au bout des ongles
Ta prison est la bouée à laquelle ils s'efforcent d'atteindre dans
leur sommeil
Tous y reviennent elle les brûle
Comme on remonte à la source d'un parfum dans la rue
Ils dévident en cachette ton itinéraire
La belle écolière du lycée Fénelon qui élevait des chauves-souris
dans son pupitre
Le perce-neige du tableau noir
Regagne le logis familial où s'ouvre
Une fenêtre morale dans la nuit
Les parents une fois de plus se saignent pour leur enfant
On a mis le couvert sur la table d'opération
Le brave homme est noir pour plus de vraisemblance
Mécanicien dit-on de trains présidentiels
Dans un pays de pannes où le chef suprême de l'Etat
Lorsqu'il ne voyage pas à pied de peur des bicyclettes
N'a rien de plus pressé que de tirer le signal d'alarme pour aller
s'ébattre en chemise sur le talus
L'excellente femme a lu Corneille dans le livre de classe de sa
fille
Femme française et l'a compris
Comme son appartement comprend un singulier cabinet de débarras
Où brille mystérieusement un linge
Elle n'est pas de celles qui glissent en riant vingt francs dans leur
bas
Le billet de mille cousu dans l'ourlet de sa jupe
Lui assure une rigidité pré-cadavérique
Les voisins sont contents
Tout autour de la terre
Contents d'être les voisins
L'histoire dira
Que M. Nozières était un homme prévoyant
Non seulement parce qu'il avait économisé cent soixante-cinq mille
francs
Mais surtout parce qu'il avait choisi pour sa fille un prénom dans
la première partie duquel on peut démêler psychanalytiquement son programme
La bibliothèque de chevet je veux dire la table de nuit
N'a plus après cela qu'une valeur d'illustration
Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
L'éperdu
Ce qui tout à la fois craint et rêve de se trahir
Mots couverts comme une agonie sur la mousse
Celui qui dit les avoir entendus de ta bouche brave tout ce qui
vaut la peine d'être bravé
Cette sorte de courage est aujourd'hui le seul
Il nous dédommage à lui seul de cette ruée vers une tonnelle de
capucines
Qui n'existe plus
Tonnelle belle comme un cratère
Mais quel secours
Un autre homme à qui tu faisais part de ta détresse
Dans un lit un homme qui t'avait demandé le plaisir
Le don toujours incomparable de la jeunesse
Il a reçu ta confidence parmi tes caresses
Fallait-il que ce passant fût obscur
Vers toi n'a su faire voler qu'une gifle dans la nuit blanche
Ce que tu fuyais
Tu ne pouvais le perdre que dans les bras du hasard
Qui rend si flottantes les fins d'après-midis de Paris autour des
femmes aux yeux de cristal fou
Livrées au grand désir anonyme
Auquel fait merveilleusement uniquement
Silencieusement écho
Pour nous le nom que ton père t'a donné et ravi
On glisse où s'est posé ton haut talon de sucre
Tout est égal qu'ils fassent ou non semblant de ne pas en convenir
Devant ton sexe ailé comme une fleur des Catacombes
Etudiants vieillards journalistes pourris faux révolutionnaires
prêtres juges
Avocats branlants
Ils savent bien que toute hiérarchie finit là
Pourtant un jeune homme t'attendait énigmatique à une terrasse de
café
Ce jeune homme qui au Quartier Latin vendait paraît-il entre-temps
L'Action française
Cesse d'être mon ennemi puisque tu l'aimais
Vous auriez pu vivre ensemble bien qu'il soit si difficile de
vivre avec son amour
Il t'écrivait en partant Vilaine chérie
C'est encore joli
Jusqu'à plus ample informé l'argent enfantin n'est que l'écume de
la vague
Longtemps après la cavalerie et la chevalerie des chiens
Violette
La rencontre ne sera plus poétiquement qu'une femme seule dans les
bosquets introuvables du Champ-de-Mars
Assise les jambes en X sur une chaise jaune
André Breton
<Fig>
Salvador Dali
La mère du vinaigre
Primauté du cuir incarné
Sur le fétide spectre chevillé
Une partition les combattants fraternisent
Sinon dans la maison des éclipses
Celle qui domine en se retirant fera l'obscurité
Tu cylindrais tes annexions avec des pavés dégagés de la tête des
limaces
Sanglot suivi de son venin
Urine eau-de-vie du rêve
Trouble la trame du tulle
Tu tires sur le jour
Ta perte est une larme
Elle présage une idylle
Défense de l'amour violence
Asphyxie instant du diamant
Paralysie douceur errante
René Char
Lorsque le pélican
Les murs de la maison se ressemblent
Une voix enfantine répond
Oui comme un grain de blé et les bottes de sept lieues
Sur l'un des murs il y a les portraits de famille
Un singe à l'infini
Sur l'autre il y a la porte ce tableau changeant
Où je pénètre moi
La première
Puis on devise sous la lampe
D'un mal étrange
Qui fait les fous et les génies
L'enfant a des lumières
Des poudres mystérieuses qu'elle rapporte de loin
Et que l'on goûte les yeux fermés
Pauvre petit ange disait la mère
De ce ton des mères moins belles que leur fille
Et jalouses
Violette rêvait de bains de lait
De belles robes de pain frais
De belles robes de sang pur
Un jour il n'y aura plus de pères
Dans les jardins de la jeunesse
Il y aura des inconnus
Tous les inconnus
<Fig>
Les hommes pour lesquels on est toujours toute neuve
Et la première
Les hommes pour lesquels on échappe à soi-même
Les hommes pour lesquels on n'est la fille de personne
Violette a rêvé de défaire
A défait
L'affreux noeud de serpents des liens du sang
Paul Eluard
De molles quantités d'herbes vénéneuses sous l'oreiller
parce que c'est dimanche
la tête pleine de rames et feuilles
de mousseline aromatisées c'est la forêt aux cinq cent branches de talc
immense et rigide la nuit fait face au
gouffre sous les orties qui se cachent
sous leurs bras d'enfant pleurant
contre un mur
De dix ans plus belle que l'enfant
au piano étrangleur de résine
Mais soudain tu n'as rien oublié
les yeux baissés derrière un buisson
la bouche sévère rageuse rêvant de baisers
Maurice Henry
On ne conduit pas sa fille comme un train
Le père Nozières
Dans la meilleure des républiques
Conduisait la locomotive
Du train de bien des présidents
Et quand il passait dans une gare
L'armée française lui rendait les honneurs
A mener le train de ces trains-là
On risque toujours quelque chose
Et ce quelque chose arriva
Combien de bonnes mères
Et combien de mauvais pères
Et combien de bons pères
Et de mauvaises mères
Aux rendez-vous de la morale bourgeoise
Te nommeront garce salope
Violette
O embrasseuse d'aubes
Fille d'une partie civile et d'un train
Fille de ce siècle en peau de cadenas
Malgré la boue et le temps menaçant
<Fig>
Max Ernst
Malgré les jours livides et les nuits illusoires
Tu vivais O combien anxieusement
Te voilà muette ou presque à présent
A la faible lueur des quinquets
Du labyrinthe judiciaire
Nous ne sommes hélas pas nombreux
Violette
Mais nous ferons cortège à nos ombres
Pour effrayer tes justiciers
Au tribunal du corps humain
Je condamnerai les hommes aux chapeaux melons
A porter des chapeaux de plomb
E.-L.-T. Mesens
Le lait d'éther violet trahit
le sinistre liquide de toilette des
noces
où l'inceste mène à la bière
qui nie les insectes dévorants
les sérieux horizons
la notion des rizières
César Moro
Elle était belle comme un nénuphar sur un tas de charbon
de ce charbon
que son père enfournait dans les
trains présidentiels
au lieu du président
belle comme une perle dans une huître
qui ne sera jamais pêchée
belle comme un jeune sabot
qui frappe des fesses paternelles
belle comme une hirondelle
nichant sous la gouttière d'une prison en
démolition
et si jeune qu'on aurait dit
un raz-de-marée nettoyant une ville
de tous ses curés
Papa
Mon petit papa tu me fais mal
disait-elle
Mais le papa qui sentait le feu de sa locomotive
un peu en-dessous de son nombril
violait
dans la tonnelle du jardin
au milieu des manches de pelle qui
l'inspiraient
Violette
qui rentrait ensuite étudier
entre le mécanicien de malheur
et la mère méditant sa vengeance
<Fig>
Victor Brauner
ses leçons pour le lendemain
où l'on vantait la sainteté de la
famille
la bonté du père et la douceur de la
mère
La sienne son billet de mille francs cousu dans son sordide jupon
valait une concierge et son chien
hargneux
une boîte de conserves bombée
plusieurs escouades de ces flics dont
s'enorgueillit sa famille
Sur le père rien d'autre à dire
N'en parlons plus
Mais le fumier décoré d'une couronne comtale aura de l'avancement
à la brigade mondaine
avant d'épouser une riche héritière
la fille d'un quelconque M. Emile
tremblant dans son pantalon
Passons le nez bouché
Loin de là l'élève Violette Nozières
revient lentement du lycée Fénelon
dans l'espoir que son père sera rentré
du jardin
Mais il a déjà préparé une serviette derrière le paravent
Plus tard ce sera sur les boulevards
à Montmartre rue de la Chaussée
d'Antin
que tu fuiras ce père
dans les chambres d'hôtel qui sont les
grandes gares de l'amour
Au croupier au nègre à tous tu demanderas de te faire oublier
le papa le petit papa qui violait
Mais la martyre
la mère laissée pour compte
manie la vengeance
comme on tient la chandelle
singe les héroïnes antiques de bouse
sèche
pour venger la serviette
maculée
oubliée derrière le paravent
qui devait avoir plus d'un trou
Et tous ceux qui font uriner leur plume sur le papier de journal
les noirs flaireurs de cadavres
les assassins professionnels à
matraque blanche
tous les pères vêtus de rouge pour
condamner
ou de noir pour faire croire qu'ils
défendent
tous s'acharnent sur celle qui est
comme le premier marronnier en fleurs
le premier signal du printemps qui
balaiera leur boueux hiver
parce qu'ils sont les pères
ceux qui violent
à côté des mères
celles qui défendent leur mémoire
Benjamin Péret
<Fig>
René Magritte
<Fig>
Marcel Jean
Comme un cercle vicieux décrit par le frôlement des aiguilles
d'une montre contre le froid
comme une légende née d'un jeu de mains
d'aveugles
ainsi les murs égrènent le nom de
Violette Nozières incendiaire de sa vie
créature à deux tranchants
symbolique autant que charnelle
Violette qui joua un drame de nuages sur un théâtre de montagnes
lumineuses
c'est-à-dire une oeuvre irrationnelle dans la
mesure où l'influence du soleil s'exerce sur le cours des métaux précieux
Violette nymphe baroque des dialogues souterrains jusqu'au
dénouement
Violette fille d'un père qui fatalement tenait le grand premier
rôle sexuel fixé par l'histoire comme une leçon de choses
j'entends l'histoire naturelle des jours
sans pain dévorant les jours sans pluie
et non l'odieux arrangement éthique
des faits et gestes révolus en usage dans l'enseignement conformiste donné au
lycée Fénelon
Voici enfin dévoilée par une autre elle-même inviolable
la personnalité inconnue
poétique
de Violette Nozières meurtrière comme
on est peintre
Mais le comble
la grande soif de couleurs
O beauté suspendue entre ciel et tête
comme un lustre au-dessus d'un précipice
c'est le regard qui se cabre
contre un sort plein de taches de
rousseur
où toute l'enfance revenue en rêve
sur l'eau dormante
apprend une nuit à lire en soi
en feuilletant le mensonge doré sur
tranche
Désenchantée à perte de vue
désespérée à tire-d'aile
avec de pareils yeux sortis de terre
plus grands que la part du lion parmi
les hommes
on voit tous les poissons errants
depuis le déluge
disputer aux dieux invertis la palme du
crime
à l'horizon convers
On voit toutes les armes en rose
quand l'orgasme change la face du ciel
et le sang tomber la tête la première
comme un drapeau
aux mains éparses dans le vent d'une
défaite équestre
On voit le bras d'Oedipe toujours vert le long des siècles
fendre la foule des amours endimanchées
sans connaître la fin des nuits
perlières
sans découvrir l'envers inculte de la
fatalité
où les couronnes de roi s'ouvrent
comme des coquillages
<Fig>
Hans Arp
<Fig>
Alberto Giacometti
Et pareille à quelque métisse de la lumière et de l'ombre
on revoit l'androgyne des mers
microscopiques
qu'un mal aux beaux yeux emporte
à travers une constellation de
taupes
Partout des soupirs sous des ruines d'herbe
comme le mystère passe de main en main
jusqu'au désert
et de grands miroirs troublants en
proie aux frissons des champs retournés
comme le sexe de la femme à barbe posé
sur un tombeau
Alors perdue d'horreur et d'honneur au fond d'un bois de marbre
on entend les ménures
dont le chant attire les rivières
sensationnelles
couvertes de bijoux et de fleurs
Maintenant que la mort saute de branche en branche
les cariatides ne soutiennent plus un
coeur touffu
et sourient à l'avenir tout à tour
sombre et brillant comme un chapeau haut de forme
qui ne connaît ni père ni mère.
Gui Rosey
[1er Décembre 1933.]
Avec une violence et une rapidité inouïes, les événements de ces
jours derniers nous mettent brutalement en présence du danger fasciste
immédiat.
HIER :
Emeutes fascistes,
Défection du gouvernement républicain,
Prétentions ouvertes de tous les éléments de droite à la
constitution d'un gouvernement antidémocratique et préfasciste ;
AUJOURD'HUI :
Gouvernement d'Union sacrée,
Répression sanglante des manifestations ouvrières.
DEMAIN :
Rappel du Préfet de Coup d'Etat,
Dissolution des Chambres.
IL N'Y A PAS UN INSTANT A PERDRE
L'unité d'action de la classe ouvrière n'est pas encore réalisée.
Il faut qu'elle le soit sur-le-champ.
Nous faisons appel à tous les travailleurs organisés ou non
décidés à barrer la route au fascisme, sous le mot d'ordre
UNITE D'ACTION
Cette Unité d'action, que les ouvriers veulent et que les Partis
mettent à l'ordre du jour, il est nécessaire, il est urgent, il est
indispensable de la réaliser en y apportant le très large esprit de
conciliation qu'exige la gravité de l'heure.
C'est pourquoi nous adressons un appel pressant à toutes les
organisations ouvrières afin qu'elles constituent sans retard l'organisme
capable - et seul capable - d'en faire une réalité et une arme.
Nous avons tous présente à l'esprit la terrible expérience de nos
camarades d'Allemagne. Elle doit servir de leçon.
VIVE
10 Février 1934
Ont déja signé :
Alain, Michel et Jeanne Alexandre, Yves Allégret, Jean et Pierre
Audard, Jean Aujame, François Baron, Roger Blin, Jean-Richard Bloch, André
Breton, Roger Caccia, Roger Caillois, Georgette Camille, Henri Cartier,
Félicien Challaye, René Char, Louis Chavance, Pierre et André Chenal, A.
Claudot, Armand Colombat, René Crevel, Docteur Jean Dalsace, Fred Delanglade,
Paul Eluard, Elie Faure, Ramon Fernandez, Marcel Fourrier, Roger
Gilbert-Lecomte, Jean Guéhenno, Paul Grimault, Maurice Heine, Maurice Henry,
Georges Hugnet, Valentine Hugo,
Cet appel a été envoyé notamment aux organisations suivantes :
Parti communiste, Jeunesses communistes, C.G.T.U., Fédération ouvrière et
paysanne, Parti socialiste S.F.I.O., Jeunesses socialistes, Jeunes-Gardes
socialistes, C.G.T., Parti d'unité prolétarienne, Union communiste, Union
anarchiste, Ligue communiste, Cercle communiste démocratique, etc.
Unis, par-dessus toute divergence, devant le spectacle des émeutes
fascistes de Paris et de la résistance populaire qui seule leur a fait face,
nous venons déclarer à tous les travailleurs, nos camarades, notre résolution
de lutter avec eux pour sauver contre une dictature fasciste ce que le peuple a
conquis de droits et libertés publiques. Nous sommes prêts à tout sacrifier
pour empêcher que la France ne soit soumise à un régime d'oppression et de misère belliqueuses.
Nous flétrissons l'ignoble corruption qu'ont étalée les scandales
récents.
Nous lutterons contre la corruption ; nous lutterons aussi contre
l'imposture.
Nous ne laisserons pas invoquer la vertu par les corrompus et les
corrupteurs. La colère que soulèvent les scandales de l'argent, nous ne la
laisserons pas détourner par les banques, les trusts, les marchands de canons,
contre la République - contre
Nous ne laisserons pas l'oligarchie financière exploiter comme en
Allemagne le mécontentement des foules gênées ou ruinées par elle.
Camarades, sous couleur de révolution nationale, on nous prépare
un nouveau Moyen Age. Nous, nous n'avons pas à conserver le monde présent, nous
avons à le transformer, à délivrer l'Etat de la tutelle du grand capital - en
liaison intime avec les travailleurs.
Notre premier acte sera de former un comité de vigilance qui se
tiendra à la disposition des organisations ouvrières.
Que ceux qui souscrivent à nos idées se fassent connaître.
Le Bureau Provisoire :
Alain.
Paul Langevin, Professeur au Collège de France.
Paul Rivet, Professeur au Museum (1).
[5 mars 1934.]
____________________
(1) Les premiers signataires de ce manifeste ont constitué un «
Comité d'action antifasciste et de vigilance » et élu un bureau provisoire de
14 membres, avec Paul Rivet pour président, Alain et Paul Langevin,
vice-présidents. Au 9 avril, les signataires du manifeste sont plus de 1 200,
savants, ingénieurs, médecins, écrivains, artistes, professeurs au Collège de
France, professeurs de facultés, de lycées, d'Ecoles Primaires Supérieures,
étudiants, etc. - et 2 300 un mois plus tar
____________________
Camarade,
Nous constatons avec une profonde inquiétude que l'impressionnant
mouvement ouvrier d'unité d'action antifasciste du 12 février n'a pas pris, par
la suite, les proportions qu'on pouvait en attendre. Les manifestations
récentes, ou celles qui sont prévues pour la période qui vient, ne semblent pas
de nature à faire triompher le mot d'ordre « unité d'action », qui avait donné
à la journée du 12 sa signification et toute sa portée.
Nous ne mettons pas en doute la sincérité de tous ceux qui, à
maintes reprises, ont affirmé leur désir de réaliser le rassemblement des
forces ouvrières ; mais, devant l'absence de résultats, nous sommes amenés à
nous demander si cet échec ne provient pas surtout d'une certaine confusion sur
le sens précis des mesures proposées de part et d'autre. Nous avons pensé qu'il
appartenait aux intellectuels isolés de donner aux personnalités politiques et
syndicales de la classe ouvrière l'occasion de s'exprimer à ce sujet. Le
questionnaire que nous vous adressons ci-joint, et auquel nous vous prions de
répondre, a été rédigé sous une forme volontairement rigide, qui s'explique par
le souci de dissiper toute équivoque.
Nous espérons fermement que la publication et la diffusion des
réponses contribueront, malgré tous les obstacles actuels, à forger la seule
arme efficace de lutte contre le fascisme : l'unité d'action du prolétariat.
Croyez, Camarade, à nos sentiments révolutionnaires.
Un réel danger fasciste s'est manifesté en France le 6 février. A
travers le gouvernement des pleins pouvoirs, il s'accroît de jour en jour.
Le prolétariat est, de toute évidence, la principale force qui
puisse s'opposer efficacement au fascisme, en renversant la situation à son
profit.
Dans ce but, il paraît nécessaire que la classe ouvrière rallie à
sa cause une partie importante de la paysannerie et des classes moyennes, ou,
tout au moins, acquière leur neutralité bienveillante. Pour atteindre ce
premier objectif, dont va dépendre l'issue des luttes décisives, les organisation syndicales et politiques de la classe ouvrière
doivent tendre au maximum de cohésion. Il apparaît clairement que l'unité
d'action est la condition indispensable de la victoire.
Toutes les manifestations qui ont répondu au coup de force
fasciste du 6 février, et notamment la grève générale du 12, ont amplement
prouvé que le mot d'ordre « unité d'action » répondait à un besoin profond de
la masse des travailleurs.
Nous nous adressons à tous ceux qui se posent réellement le
problème de l'unité d'action, et leur demandons d'exposer leur point de vue sur
la base des questions suivantes :
I. Estimez-vous l'unité d'action possible :
a. sur le terrain syndical ?
b. sur le terrain politique ?
II. Estimez-vous que l'unité d'action puisse mener à l'unité organique
:
a. sur le terrain syndical ?
b. sur le terrain politique ?
III. Si l'unité d'action vous paraît réalisable, pouvez-vous
l'envisager sous l'une des formes suivantes :
1° Par une entente entre les organisations :
a. à l'échelle nationale ?
b. à l'échelle régionale ?
c. à l'échelle locale ?
2° Par le front unique à la base seulement ? Dans ce cas, le front
unique à la base peut-il être conçu comme une entente entre des organismes
dirigeants :
a. à l'échelle régionale ?
b. à l'échelle locale ?
ou, par front unique à la base,
doit-on seulement comprendre l'entente des ouvriers sur le lieu du travail ?
IV. L'unité d'action réalisée par entente entre organisations
comporte-t-elle un organisme permanent de coordination :
a. quand cette entente s'est réalisée sur la base nationale ?
b. quand cette entente s'est réalisée sur la base régionale ?
c. quand cette entente s'est réalisée sur la base locale ?
ou n'est-ce qu'une entente
circonstancielle qui doit disparaître aussitôt que l'objectif immédiat en vue
duquel elle s'est formée a cessé d'exister ?
V. L'unité d'action réalisée à la base comporte-t-elle la création
d'organismes permanents de coordination, ou n'est-ce qu'une entente
circonstancielle qui doit disparaître aussitôt que l'objectif en vue duquel elle
s'est formée a cessé d'exister ?
VI. Quels seront les rapports des organismes de coordination,
créés sur le plan régional ou local :
a. entre eux ?
b. avec les Partis ?
VII. Quels sont les premiers objectifs à atteindre par l'unité
d'action :
a. sur le terrain de la lutte antifasciste proprement dite ?
b. sur le terrain politique ?
c. dans le domaine économique et social ?
VIII. Dans quelle mesure l'abandon de la polémique violente
peut-il faciliter la réalisation de l'unité d'action ?
IX. L'unité d'action une fois réalisée, sous quelle forme le droit
de critique devra-t-il s'exercer ?
X. Quels moyens d'ordre pratique préconisez-vous dès maintenant
pour aboutir à l'unité d'action ?
Jean Audard, Roger Blin, Jean-Richard Bloch, André Breton, Henri
Cartier, Jean Cassou, Louis Chavance, René Crevel, Paul Eluard, Ramon
Fernandez, Marcel Fourrier, Maurice Heine, Georges Hugnet,
N.B. - Nous vous prions, de la façon la plus pressante, de
répondre aux questions posées en développant et en précisant le plus possible
votre point de vue.
Les réponses seront publiées en brochure, intégralement et sans
commentaires, sous le titre : « Matériaux pour l'unité d'action ».
[18 avril 1934.]
Un bandit particulièrement dangereux, l'auteur de plus de crimes
qu'on n'en saurait énumérer et, de plus, un maniaque de la récidive, un être
entre tous sans aveu et sans asile, une véritable plaie du genre humain, tel
est depuis quelques jours le portrait que la grande presse s'ingénie à nous
faire de Léon Trotsky, autorisé il y a un an à résider en France et frappé
brusquement d'un arrêt d'expulsion.
Il a suffi que la présence de Trotsky fût signalée aux environs de
Paris, pour que pût être détournée sur sa seule personne l'excitation de
l'opinion, préparée et déçue par l'imbroglio soigneusement entretenu de l'«
affaire Prince » et la mise en cause, très habile, d'une « maffia ».
Le roman policier, devenu par trop languissant ces derniers jours,
trouve à son cours, dans l'épisode de la « villa de Barbizon », un dérivatif
précieux. Les quatre « bergers allemands » qui, d'après les journaux, hurlent
sans cesse, dressés contre la grille du parc, nous donnent à penser que tous
les chiens ne sont pas à l'intérieur ; le propriétaire, les journalistes
bourgeois, les chauffeurs russes-blancs et les élégantes en automobile
pourraient leur rendre des points. Les bagages de Trotsky sont, paraît-il,
volumineux. Sans doute est-il surprenant, aussi, que ses secrétaires, ses
messagers n'aient pas l'air de voyous et, si lui-même ne se montre pas, ne
vient pas s'exposer aimablement à une balle, on nous donne à entendre que c'est
parce qu'il a conscience de ses forfaits, qu'il a peur.
Nous déplorons que nos camarades de L'Humanité ne veuillent voir
dans la série angoissante de ces persécutions contre un homme, que « publicité
intéressée » destinée à tourner à son avantage. Ils soulignent par contre à
très juste titre que l'expulsion de Trotsky marque le point de départ de
mesures répressives contre les immigrés communistes et prépare la mise hors la
loi des organisations révolutionnaires. Déjà l'on ressuscite une loi qui n'a
pas été appliquée depuis 1848 pour pouvoir poursuivre les journaux
révolutionnaires.
Le singulier « gouvernement de trêve » imposé par le coup de force
du 6 février s'affirme l'ennemi résolu de la classe ouvrière. Sur le plan économique
les décrets-lois provoquent une recrudescence du chômage ; ils entraînent
l'arrestation, la révocation, de centaines de militants coupables d'avoir
protesté contre la réduction brutale de leurs moyens d'existence. Sur le plan
politique ce gouvernement donne également sa mesure en expulsant Trotsky, non
sans organiser autour de lui la provocation ; il accepte de rompre par là avec
les fameuses traditions hospitalières de ce pays.
Nous qui, ici, sommes loin de partager tous ses conceptions
actuelles, ne nous en sentons que plus libres pour nous associer à toutes les
protestations qui ont déjà accueilli la mesure dont il est l'objet. Qu'on
veuille croire que nous y mettons toute l'indignation dont nous sommes
capables. Nous saluons, à cette nouvelle étape de son chemin difficile, le
vieux compagnon de Lénine, le signataire de la paix de Brest-Litovsk, acte
exemplaire de science et d'intuition révolutionnaires, l'organisateur de
l'Armée rouge qui a permis au prolétariat de conserver le pouvoir malgré le monde
capitaliste coalisé contre lui, l'auteur - parmi tant d'autres non moins
lucides, non moins nobles et moins éclatantes - de cette formule qui nous est
une raison permanente de vivre et d'agir : « Le socialisme signifiera un saut
du règne de la nécessité dans le règne de la liberté, aussi en ce sens que
l'homme d'aujourd'hui plein de contradictions et sans harmonie, fraiera la voie
à une nouvelle race plus heureuse. »
André Breton, Roger Caillois, René Char, René Crevel, Paul Eluard,
Maurice Heine, Maurice Henry, Georges Hugnet, Valentine Hugo, Marcel Jean, Jean
Lévy, Fernand Marc, J. et M.-L. Mayoux, J.-M. Monnerot, Henri Pastoureau,
Benjamin Péret, Gui Rosey,
[24 avril 1934]
<Fig>
En adressant leur adhésion collective au « Congrès international
pour la défense de la culture », les écrivains surréalistes, qui comptaient
participer à une discussion réelle, s'étaient fixé deux objectifs principaux :
1° attirer l'attention sur ce que ces mots seuls : « défense de la culture »
peuvent comporter d'inconditionnel et de dangereux ; 2° faire en sorte que
toutes les séances prévues ne s'écoulent pas en palabres antifascistes ou
pacifistes plus ou moins vagues, mais que soient largement débattues un certain
nombre de questions de fond qui demeurent litigieuses, et veulent, à être
laissées systématiquement dans l'ombre, que toute affirmation de tendance
commune, toute volonté d'action convergente dans la période actuelle ne soient
que des mots.
Les écrivains surréalistes, dans leur lettre du 20 avril aux
organisateurs, précisaient que pour eux il ne peut s'agir en régime capitaliste
de la défense et du maintien de
Ils demandaient, notamment, que fussent mises à l'ordre du jour du
Congrès les questions suivantes : droit de poursuivre, en littérature comme en
art, la recherche de nouveaux moyens d'expression, droit pour l'écrivain et
l'artiste de continuer à approfondir le problème humain sous toutes ses formes
(revendication de la liberté du sujet, refus de juger de la qualité d'une
oeuvre par l'étendue actuelle de son public, résistance à toute entreprise de
limitation du champ d'observation et d'action de l'homme qui aspire à créer
intellectuellement).
Cette volonté d'intervention précise ne rencontra que des
obstacles : après avoir obtenu sans difficulté des écrivains surréalistes
adhérents qu'un seul d'entre eux prît la parole, on les tint constamment à
l'écart des travaux d'organisation et l'on saisit le prétexte dérisoire du
règlement - par celui qu'ils avaient désigné pour exprimer leur point de vue -
d'un différend personnel tout extérieur au Congrès, pour ne faire figurer aucun
de leurs noms sur l'affiche ni sur le programme (*). Ce n'est que sur les
insistances très vives de René
____________________
(*) Plus d'une semaine avant l'ouverture du Congrès, André Breton
rencontrant fortuitement dans
Quelle ne fut pas notre surprise en apprenant que Breton n'avait
plus sa place au Congrès, dès lors que la délégation soviétique s'était
solidarisée avec notre insulteur ! A qui, des organisateurs du Congrès, blâmait
son geste et lui demandait « s'il voulait faire entendre que le recours à la
brutalité fut le synonyme de culture », Breton répondit : « Le recours à la
brutalité n'est pas plus pour moi "synonyme de culture" que ne l'est
le recours à la calomnie la plus abjecte. Le premier ne peut être envisagé dans
le cas présent que comme conséquence naturelle du secon
____________________
Crevel et sans doute en raison de l'acte de désespoir, aux causes
mal connues (**), auquel il se livra dans la nuit qui suivit, que l'on permit à
Paul Eluard de lire le 25 juin, tout en fin de séance, le texte que
primitivement devait lire Breton. Encore le président jugea-t-il bon de
l'interrompre à une phrase déterminée pour avertir le public, à ce moment très
divisé, mais où les éléments d'obstruction dominaient, que la salle n'étant
louée que jusqu'à minuit et demie, il se pouvait que dans quelques minutes
l'électricité s'éteignît et que la fin du discours fût reportée, avec la réponse
qui y serait faite, au lendemain. Bruyante, servile et inexistante à souhait,
mais n'en admettant plus une autre, cette réponse, qui ouvrit le 26 juin la
séance de clôture, souligna encore le manque total d'impartialité avec lequel
les débats d'un bout à l'autre avaient été conduits.
Nous ne nous étonnons pas, après cela, de voir porter par le
journal de M. Barbusse, dans le compte rendu des travaux du Congrès, cette
assertion scandaleuse : « Eluard se prononça contre le pacte franco-soviétique
et contre une collaboration culturelle entre la France et l'U.R.S.S. ».
Le « Congrès international pour la défense de la culture » s'est
déroulé sous le signe de l'étouffement systématique : étouffement des problèmes
culturels véritables, étouffement des voix non reconnues pour celles du
chapitre. Adressée à cette majorité de nouveaux conformistes à toute épreuve,
la phrase du discours d'ouverture de Gide : « Il me paraît à peu près
impossible aujourd'hui, dans la société capitaliste où nous vivons encore, que la
littérature de valeur soit autre qu'une littérature d'opposition », prenait un
sens énigmatique assez cruel. Etouffement partiel des discours de Magdeleine
Paz, de Plisnier, escamotage pur et simple de celui du délégué chinois, retrait
complet de la parole à Nezval (combien d'autres, instruits de ces méthodes,
avaient préféré ne pas être là !) mais par contre - dans l'intervalle
d'émouvantes déclarations comme celles de Malraux, de Waldo Franck ou de
Pasternak - bain de redites, de considérations infantiles et de flagorneries :
ceux qui prétendent sauver la culture ont choisi pour elle un climat insalubre.
La manière dont ce Congrès, d'inspiration soi-disant (sic) révolutionnaire,
s'est dissous, est exactement à la hauteur de la
manière dont il s'était annoncé. Il s'était annoncé par des affiches
____________________
(**) Commune, organe de l'A.E.A.R., se fait forte, bien entendu,
de dégager « la leçon d'une vie, interrompue par le seul désespoir de ne
pouvoir physiquement se maintenir au niveau de cette « actualité immédiate » à
laquelle René Crevel entendait donner toute son attention ». Nous laissons à
ses auteurs anonymes la responsabilité de cette affirmation toute gratuite,
grossièrement pragmatique, foncièrement malhonnête. Quelle « leçon » contraire
ne nous autoriserait-elle pas à tirer du suicide de Maïakovsky !
____________________
desquelles se détachaient certains noms en
plus gros caractères et en rouge ; il a abouti à la création d'une «
Association internationale des écrivains pour la défense de la culture »
dirigée par un bureau de 112 membres, ayant à sa tête un présidium, bureau qui,
selon toute apparence, s'est désigné lui-même puisque sur sa composition n'ont
été consultés ni les participants ni les assistants du Congrès.
Ce bureau, cette association, nous ne pouvons que leur signifier
formellement notre défiance.
Nous prévoyons l'usage qu'on tentera de faire contre nous d'une
telle déclaration. Acharnés à la ruine de la position idéologique qui fut plus
ou moins longtemps la leur et est toujours la nôtre, les anciens surréalistes
devenus fonctionnaires du Parti communiste ou aspirant à le devenir, gens qui,
sans doute pour se faire pardonner leur turbulence passée, ont fait abandon de
tout sens critique et tiennent à donner l'exemple de l'obéissance la plus
fanatique : être toujours prêts à contredire par ordre ce qu'ils ont affirmé
par ordre, ces anciens surréalistes seront, bien entendu, les premiers à nous
dénoncer comme des professionnels du mécontentement, comme des opposants
systématiques. On sait le contenu révoltant qu'on est parvenu à donner de nos
jours à ce dernier grief : se déclarer en désaccord, sur tel ou tel point, avec
la ligne officielle du Parti, c'est non seulement faire acte de purisme
ridicule, mais c'est desservir l'U.R.S.S., c'est vouloir arracher des militants
au Parti, c'est donner des armes aux ennemis du prolétariat, c'est se comporter
« objectivement » en contrerévolutionnaire. « Nous ne considérons nullement la
théorie de Marx comme quelque chose de parfait et d'inattaquable ; au
contraire, nous sommes persuadés qu'elle a donné seulement les bases de la
science que les socialistes doivent nécessairement parfaire dans tous les sens
s'ils ne veulent pas rester en retard sur la vie ». Lénine, qui s'exprime ainsi
en 1899, nous donne par là tout lieu de penser qu'à cet égard il en va
aujourd'hui du léninisme comme du marxisme. A tout le moins cette assurance ne
nous dispose pas à accepter sans contrôle les mots d'ordre actuels de
l'Internationale communiste et à approuver a priori les modalités de leur
application. Ces mots d'ordre, nous penserions faillir à notre devoir
d'intellectuels révolutionnaires si nous les acceptions avant de les avoir
admis. S'il en est que nous ne parvenons pas à admettre, nous faillirions aussi
à ce devoir en ne signalant pas que tout notre être y achoppe, que nous avons
besoin d'être convaincus pour pouvoir suivre du même coeur.
Nous déplorons, encore une fois, le recours de plus en plus
habituel à certains procédés de discrédit qui ont pour effet, dans la lutte
révolutionnaire, de fortifier de telles résistances particulières au lieu de
les réduire. Un de ces procédés, qui ne fait que venir au secours du précédent,
consiste à représenter les divers éléments d'opposition comme un tout organique,
presque homogène, animé de sentiments strictements négatifs, bref comme un seul
engin de sabotage. Exprimer un doute sur la justesse de quelque instruction
reçue que ce soit, suffit à vous faire rejeter dans la catégorie des
malfaiteurs publics (c'est du moins pour tels qu'on cherche dérisoirement
auprès de la masse à les faire passer) : vous êtes aux ordres de Trotsky, sinon
de Doriot. Le socialisme se construit dans un seul pays, on vous l'affirme ;
vous devez par suite faire aveuglément confiance aux dirigeants de ce pays. Sur
quelque point qu'elle porte, toute objection, toute hésitation de votre part
est criminelle. Voilà où nous en sommes, voilà la liberté intellectuelle qui
nous est laissée. Tout homme qui pense révolutionnairement a aujourd'hui devant
soi une pensée qui n'est pas la sienne, qu'il dépend tout au plus de son
ingéniosité de prévoir, qu'il dépend tout au plus de sa souplesse de prétendre
justifier au jour le jour.
Dans ce besoin frénétique d'orthodoxie, il nous est impossible,
tant pour un homme que pour un parti, de voir autre chose que la marque d'une
conscience débile de soi-même. « Un parti s'avère (sic) comme un parti
victorieux en se divisant ou en pouvant supporter la division », disait Engels,
et aussi : « La solidarité du prolétariat se réalise partout en groupements de
partis différents qui se livrent un combat à vie et à mort comme les sectes
chrétiennes dans l'Empire romain pendant les pires persécutions ». Le spectacle
des divisions du Parti social-démocrate ouvrier de Russie en 1903 et des
conflits de tendances si nombreux, si durables qui s'ensuivirent, joints aux
possibilités extrêmes de regroupement des esprits les plus divergents - mais
intacts - à la faveur d'une situation véritablement révolutionnaire, constitue
la plus éclatante vérification de ces paroles. Passant outre aux injures et aux
tentatives d'intimidation, nous continuerons nous-mêmes à nous vouloir intacts,
et, pour cela, sans prétendre nous garder en toute circonstance de l'erreur, à
sauvegarder à tout prix l'indépendance de notre jugement.
Ce droit, dont usèrent si largement les « révolutionnaires
professionnels » dans la première partie du XXe siècle, nous en maintenons la
revendication intégrale pour tous les intellectuels révolutionnaires, sous
réserve de leur participation effective aux efforts de rassemblement que la
situation présente, dominée par la conscience de la menace fasciste, peut
nécessiter. Notre collaboration à l'Appel à la Lutte du 10 février 1934,
conjurant tous les travailleurs, organisés ou non, de réaliser d'urgence
l'unité d'action, d'apporter à cette réalisation « le très large esprit de
conciliation qu'exige la gravité de l'heure », notre adhésion immédiate au
Comité de Vigilance des Intellectuels, notre enquête sur l'unité d'action d'avril
1934, notre présence dans la rue au sein de toutes les grandes démonstrations
de force ouvrière, suffisent, pensons-nous, à confondre ceux qui osent encore
parler pour nous de « tour d'ivoire ». Nous n'en persistons pas moins à nous
définir aussi particulièrement que possible sur le plan intellectuel, nous
entendons n'avoir à renoncer sur ce plan à rien qui nous paraisse valable et
qui nous soit propre, comme nous nous réservons, si besoin est, en présence de
telle décision, de telle mesure qui heurte ce qu'il y a de plus profond en
nous, à plus forte raison si la consacre l'approbation d'une collectivité
quelconque, toujours facilement abusable, de dire : « Selon nous ceci est
injuste, ceci est faux ». Nous soutenons que l'affirmation libre de tous les points
de vue, que la confrontation permanente de toutes les tendances, constituent le
plus indispensable ferment de la lutte révolutionnaire. « Chacun est libre de
dire et d'écrire ce qui lui convient, affirmait Lénine en 1905, la liberté de
parole et de presse doit être complète ». Nous considérons toute autre
conception comme réactionnaire.
L'opportunisme tend malheureusement aujourd'hui à annihiler ces
deux composantes essentielles de l'esprit révolutionnaire tel qu'il se
manifesta toujours jusqu'ici : la nature réfractaire - dynamique et créatrice -
de certains êtres, leur souci dans l'action commune de remplir jusqu'au bout
leurs engagements vis-à-vis d'eux-mêmes et des autres. Que nous nous placions
sur le terrain politique ou sur le terrain artistique, ce sont toujours ces
deux forces : refus spontané des conditions de vie proposées à l'homme et
besoin impérieux de les changer, d'une part, fidélité durable aux principes ou
rigueur morale, d'autre part, qui ont porté le monde en avant. Ce n'est pas impunément
qu'on peut les contenir, voire les combattre durant des années, pour leur
substituer l'idée messianique de ce qui s'accomplit en U.R.S.S. et ne peut
manquer de s'accomplir par l'U.R.S.S., idée qui impose l'homologation a priori
d'une politique de compromis de plus en plus graves. Nous disons qu'à s'engager
toujours plus loin dans cette voie, l'esprit révolutionnaire ne peut manquer de
s'émousser et de se corrompre. Sur ce point, nous nous assurons encore que nous
avons pour nous Lénine qui écrivait le 3 septembre 1917 : « Le devoir d'un
parti révolutionnaire n'est pas de proclamer une renonciation impossible à
toutes sortes de compromis, mais de savoir, à travers tous les compromis, dans
la mesure où ceux-ci sont inévitables, garder la fidélité à ses principes, à sa
classe, à son but révolutionnaire, à la préparation de la révolution et à
l'éducation des masses qu'il faut mener à la victoire. » Si ces dernières
conditions n'étaient pas remplies, nous pensons qu'il ne pourrait plus s'agir
de compromis, mais bien de compromission. Devons-nous admettre qu'elles sont
remplies ?
Non. Nous nous sommes émus, en effet, comme tant d'autres, de la
déclaration par laquelle, le 15 mai 1935, « Staline comprend et approuve
pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir
sa force armée au niveau de sa sécurité ». De toute la force de notre désir, si
tout d'abord nous n'avons voulu voir là, de la part du chef de l'Internationale
communiste, qu'un nouveau compromis particulièrement douloureux, nous avons
formulé aussitôt les plus expresses réserves sur les possibilités d'acceptation
des instructions qu'ici l'on se hâtait d'en faire découler : abandon du mot
d'ordre : transformation de la guerre impérialiste en guerre civile
(condamnation du défaitisme révolutionnaire), dénonciation de l'Allemagne de
1935 comme unique fauteur de guerre prochaine (découragement, en cas de guerre
contre l'Allemagne, de tout espoir de fraternisation), réveil chez les
travailleurs français de l'idée de patrie. On sait quelle attitude nous avons
opposée, dès le premier jour, à ces directives. Cette attitude est en tous
points conforme à celle du Comité de Vigilance des intellectuels : contre toute
politique d'encerclement et d'isolement de l'Allemagne, pour l'examen par un
comité international des offres concrètes de limitation et de réduction des
armements faites par Hitler, pour la révision par négociations politiques du
traité de Versailles, principal obstacle au maintien de
A elle seule, une telle considération ne nous dispose pas à
accepter pour nous, sous quelque forme transitionnelle qu'elle se présente,
l'idée de patrie. Tout sacrifice de notre part à cette idée et aux fameux
devoirs qui en résultent, entrerait, du reste, immédiatement en conflit avec
les raisons initiales les plus certaines que nous nous connaissons d'être
devenus des révolutionnaires. Bien avant de prendre conscience des réalités
économiques et sociales hors desquelles la lutte contre tout ce que nous
voulons abattre serait évidemment sans issue, c'est à l'inanité absolue de
pareils concepts que nous nous en sommes pris et, sur ce point, rien ne nous
forcera jamais à faire amende honorable. Que se passe-t-il en U.R.S.S. ou que
s'y est-il donc passé ? Aucun démenti n'est venu dissiper ici l'ombre que
depuis le 15 mai avaient à flots répandue les Vaillant-Couturier, Thorez et
consorts. Nous avons dit comme cette ombre pesait sur le Congrès international
des écrivains (à la tribune duquel ne cessait d'ailleurs symboliquement de
parader l'auteur de cette déclaration chauvine éperdue : « On me dit encore :
"C'est vous qui avez forcé l'Allemagné à réarmer, par l'humiliation que
vous lui imposez depuis vingt ans avec votre traité." Je réponds que cette
humiliation elle devait l'accepter. L'Allemagne a voulu la guerre (j'entends le
peuple allemand, pour autant que les peuples veulent
quelque chose) et l'a perdue. Ces choses doivent se payer. Je n'ai aucun goût
pour le pardon ») (***).
Si nous nous élevons violemment contre toute tentative de
réhabilitation de l'idée de patrie, contre tout appel, en régime capitaliste,
au sentiment national, ce n'est pas seulement, il faut bien le dire, parce que
du plus profond et du plus lointain de nous-mêmes, nous nous sentons totalement
incapables d'y souscrire, ce n'est pas seulement parce que nous y voyons
l'attisement d'une illusion sordide qui n'a que trop souvent fait flamber le
monde, mais c'est surtout parce qu'avec la meilleure volonté, nous ne pouvons
éviter de les prendre pour symptôme d'un mal général caractérisable. Ce mal est
caractérisable à partir du moment où un tel symptôme peut être rapproché d'autres
symptômes également morbides et constituer avec eux un groupe homogène. On nous
a beaucoup reproché, naguère, de nous être faits l'écho des protestations que
soulevait le spectacle de certains films soviétiques à tendance niaisement
moralisatrice, du type « Le Chemin de la Vie ». « Le vent de crétinisation
systématique qui souffle d'U.R.S.S ... », n'avait pas craint de dire à ce
propos un de nos correspondants. Il y a quelques mois, la lecture dans Lu des
réponses à une enquête menée par les journaux soviétiques sur la conception
actuelle de l'amour et de la vie commune de l'homme et de la femme en U.R.S.S.
(il y avait là un choix de confidences d'hommes et de femmes toutes plus
navrantes les unes que les autres) nous avait fait un instant nous demander si
le propos ci-dessus - que jusque-là nous n'avions pas repris à notre compte -
était tellement excessif. Passons rapidement sur la déception dans laquelle
nous ont entretenu les piètres réalisations de l'« art prolétarien » et du «
réalisme socialiste ». Nous n'avons pas cessé non plus de nous inquiéter du
culte idolâtre par lequel certains zélateurs intéressés s'efforcent d'attacher
les masses ouvrières, non seulement à l'U.R.S.S., mais encore à la personne de
son chef (le « tout cela grâce à toi, grand éducateur Staline », de l'ancien
bandit Avdeenko, n'est pas sans faire évoquer le « tant que vous voudrez, mon
général » de l'ignoble Claudel). Mais s'il pouvait encore en nous subsister
quelque doute sur l'issue désespérée d'un tel mal (il n'est pas question de
méconnaître ce qu'a été, ce qu'a fait la Révolution
____________________
(***) Julien Benda (N.R.F., mai 1935).
____________________
russe, il est question de savoir, si
elle vit encore, comment elle se porte), ce doute, nous le déclarons, ne
pourrait pour nous aucunement résister à la lecture des lettres que, dans son
numéro du 12 juillet 1935, Lu a reproduites d'après
RESPECTEZ VOS PARENTS
Le 23 mars,
Le journal reçoit, à cette occasion, un nombreux courrier :
J'AVAIS HONTE
J'avais montré à mes parents la lettre concernant le jeune
communiste Tchernychev. J'avais honte : cette lettre pouvait aussi s'appliquer
à moi. Ma mère m'a dit : vois-tu, Alexandre, tu rappelles par certains côtés
Tchernychev. Tu penses que je ne comprends rien, tu ne me laisses pas dire un
mot, tu ne respectes pas tes frères et soeurs et tu ne veux pas les aider dans
leurs études.
Le père confirma : oui, ton attitude n'est guère l'attitude d'un
jeune communiste.
Il m'était désagréable d'entendre de tels reproches, mais ils
étaient justifiés. A une réunion de famille, j'ai donné la parole de changer
mes habitudes. J'ai promis de surveiller mon frère Léo qui étudie mal et boit
parfois avec des camarades ; j'ai promis aussi de suivre de près les progrès de
mes soeurs à l'école et les aider s'il le faut. Moi, je suis chef à
l'organisation des jeunesses communistes. Si je ne tiens pas ma parole, si je
n'arrive pas à me corriger, que diront alors de simples militants des rangs ?
C'est moi qui dois donner l'exemple.
Smolov, Kolkhoze Frounzé.
RESPECTEZ VOS VIEUX
J'aime beaucoup ma mère, je l'aide toujours, et maintenant, devenu
indépendant, je n'oublie pas de lui écrire des lettres longues et détaillées.
C'est une joie que de sentir un être cher et si aimé se trouver quelque part et
pouvoir toujours lui raconter sa vie.
L'attitude de nombreux de mes camarades étudiants envers leurs
parents m'étonnait toujours.
Il m'arrive souvent d'entendre ces paroles :
- Voilà deux mois que je n'ai pas écrit à mes parents.
Je me souviens du fait suivant : je venais d'écrire une lettre. Le
jeune communiste Savine me dit : - A qui écris-tu ? - A ma mère. - Pas trop
longue, ta lettre ? - Rien que huit pages. - Huit pages ! répéta étonné Savine.
Eh bien ! moi, je n'écris jamais plus d'un feuillet.
Je mets : « Suis en bonne santé » et c'est tout. Que peut-elle comprendre ma
mère, elle est paysanne kolkhozienne.
Ma mère aussi est une simple kolkhozienne. N'empêche qu'elle aura
plaisir à recevoir une lettre détaillée de son fils, devenu brigadier de choc
et étudiant.
Non, Tchernychev n'est pas un homme civilisé. Il ne mérite pas ce
titre parce qu'il ne respecte pas ses parents.
Krachennikov, étudiant.
Il est à peine utile de souligner la misère toute conformiste de
telles élucubrations qui pourraient à peine trouver place ici dans un journal
de patronage. Le moins qu'on en puisse dire est qu'elles donnent un semblant de
justification tardive au fameux « Moscou la gâteuse » d'un de ceux qui,
aujourd'hui, s'accommodent le mieux, en échange de quelques petits avantages,
de la servir à genoux, gâteuse ou non. Bornons-nous à enregistrer le processus
de régression rapide qui veut qu'après la patrie ce soit la famille qui, de la
Révolution russe agonisante, sorte indemne (qu'en pense André Gide ?). Il ne
reste plus là-bas qu'à rétablir la religion - pourquoi pas ? - la propriété
privée, pour que c'en soit fait des plus belles conquêtes du socialisme. Quitte
à provoquer la fureur de leurs thuriféraires, nous demandons s'il est besoin
d'un autre bilan pour juger à leurs oeuvres un régime, en l'espèce le régime
actuel de la Russie soviétique et le chef tout-puissant sous lequel ce régime
tourne à la négation même de ce qu'il devrait être et de ce qu'il a été.
Ce régime, ce chef, nous ne pouvons que leur signifier
formellement notre défiance.
André Breton, Salvador Dali, Oscar Dominguez, Paul Eluard, Max
Ernst, Marcel Fourrier, Maurice Heine, Maurice Henry, Georges Hugnet,
Août 1935
I. RESOLUTION
1. Violemment hostiles à toute tendance, quelque forme qu'elle
prenne, captant la Révolution au bénéfice des idées de nation ou de patrie,
nous nous adressons à tous ceux qui, par tous les moyens et sans réserve, sont
résolus à abattre l'autorité capitaliste et ses institutions politiciennes.
2. Décidés à réussir et non à discuter, nous considérons comme
éliminé quiconque est incapable, oubliant une phraséologie politique sans
issue, de passer à des considérations réalistes.
3. Nous affirmons que le régime actuel doit être attaqué avec une
tactique renouvelée. La tactique traditionnelle des mouvements révolutionnaires
n'a jamais valu qu'appliquée à la liquidation des autocraties. Appliquée à la
lutte contre les régimes démocratiques, elle a mené deux fois le mouvement
ouvrier au désastre. Notre tâche essentielle, urgente, est la constitution
d'une doctrine résultant des expériences immédiates. Dans les circonstances
historiques que nous vivons, l'incapacité de tirer les leçons de l'expérience
doit être considérée comme criminelle.
4. Nous avons conscience que les conditions actuelles de la lutte
exigeront de ceux qui sont résolus à s'emparer du pouvoir une violence
impérative qui ne le cède à aucune autre, mais, quelle que puisse être notre
aversion pour les diverses formes de l'autorité sociale, nous ne reculerons pas
devant cette inéluctable nécessité, pas plus que devant toutes celles qui
peuvent nous être imposées par les conséquences de l'action que nous engageons.
5. Nous disons actuellement que le programme du Front Populaire,
dont les dirigeants, dans le cadre des institutions bourgeoises, accéderont
vraisemblablement au pouvoir, est voué à
6. Ce n'est pas une insurrection informe qui s'emparera du
pouvoir. Ce qui décide aujourd'hui de la destinée sociale, c'est la création
organique d'une vaste composition de forces, disciplinée, fanatique, capable
d'exercer le jour venu une autorité impitoyable. Une telle composition de
forces doit grouper l'ensemble de ceux qui n'acceptent pas la course à l'abîme
- à la ruine et à la guerre - d'une société capitaliste sans cerveau et sans
yeux ; elle doit s'adresser à tous ceux qui ne se sentent pas faits pour être
conduits par des valets et des esclaves (1) - qui exigent de vivre conformément
à la violence immédiate de l'être humain - qui se refusent à laisser échapper
lâchement la richesse matérielle, due à la collectivité, et l'exaltation
morale, sans lesquelles la vie ne sera pas rendue à la véritable liberté.
MORT A TOUS LES ESCLAVES DU CAPITALISME !
II. POSITIONS DE L'UNION SUR DES POINTS ESSENTIELS
- l'évolution du capitalisme vers une contradiction destructrice ;
- la socialisation des moyens de production comme terme du
processus historique actuel ;
- la lutte de classes comme facteur historique et comme source de
valeurs morales essentielles (2).
8. Le développement historique des sociétés depuis vingt ans est
caractérisé par la formation de superstructures sociales entièrement nouvelles.
Jusqu'à une date récente, les mouvements sociaux se produisaient uniquement
dans le sens de la liquidation des vieux systèmes autocratiques. Aux besoins de
cette liquidation, une science des formes de l'autorité n'était pas nécessaire.
Nous nous trouvons, nous, en présence
____________________
(1) Les de la Rocque, les Laval, les de Wendel.
(2) Nous ajoutons que, dans la mesure où les partis qui se
réclament du marxisme sont amenés, pour des considérations tactiques, à
prendre, même provisoirement, une attitude qui les situe à la remorque de la
politique bourgeoise, nous sommes radicalement en rupture avec la direction de
ces partis.
____________________
d'ordre de constitution d'une structure
sociale nouvelle. Nous affirmons que l'étude des superstructures sociales doit
devenir aujourd'hui la base de toute action révolutionnaire.
9. Le fait que les moyens de production sont la propriété de la
collectivité des producteurs constitue sans discussion le fondement du droit
social. C'est là le principe juridique qui doit être affirmé comme le principe
constitutif de toute société non aliénée.
10. Nous sommes assurés que la socialisation ne peut pas commencer
par la réduction du niveau de vie des bourgeois à celui des ouvriers. Il s'agit
là non seulement d'un principe essentiel, mais d'une méthode commandée par les
circonstances économiques. Les mesures qui s'imposent d'urgence doivent en
effet être calculées en vue de remédier à la crise et non de l'accroître par
une réduction de
11. Nous ne sommes animés d'aucune hostilité d'ascète contre le
bien-être des bourgeois. Ce que nous voulons, c'est faire partager ce bien-être
à tous ceux qui l'ont produit. En premier lieu, l'intervention révolutionnaire
doit en finir avec l'impuissance économique : elle apporte avec elle la force,
le pouvoir total, sans lesquels les hommes resteraient condamnés à la
production désordonnée, à la guerre et à la misère.
12. Notre cause est celle des ouvriers et des paysans. Nous
affirmons comme un principe le fait que les ouvriers et les paysans constituent
le fondement non seulement de toute richesse matérielle, mais de toute force
sociale. Quant à nous, intellectuels, nous voyons une organisation sociale
abjecte couper les possibilités de développement humain des travailleurs de la
terre et des usines. Nous n'hésitons pas à affirmer la nécessité de la peine de
mort pour ceux qui assument légèrement la responsabilité d'un tel crime. Par contre,
nous ne nous prêtons pas aux tendances démagogiques qui engagent à laisser
croire aux prolétaires que leur vie est la seule bonne et vraiment humaine, que
tout ce dont ils se voient privés est le mal. Nous plaçant dans les rangs des
ouvriers, nous nous adressons à leurs aspirations les plus fières et les plus
ambitieuses - qui ne peuvent pas être satisfaites dans les cadres de la société
actuelle : nous nous adressons à leur instinct d'hommes qui ne courbent la tête
devant rien, à leur liberté morale, à leur violence. Le temps est venu de nous
conduire TOUS en maîtres et de détruire physiquement les esclaves du
capitalisme.
13. Nous constatons que la réaction nationaliste a su mettre à
profit dans d'autres pays les armes politiques créées par le mouvement ouvrier
: nous entendons à notre tour nous servir des armes créées par le fascisme, qui
a su utiliser l'aspiration fondamentale des hommes à l'exaltation affective et
au fanatisme. Mais nous affirmons que l'exaltation qui doit être mise au
service de l'intérêt universel des hommes doit être infiniment plus grave et
plus brisante, d'une grandeur tout autre que celle des nationalistes asservis à
la conservation sociale et aux intérêts égoïstes des patries.
14. Sans aucune réserve, la Révolution doit être tout entière
agressive, ne peut être que tout entière agressive. Elle peut, l'histoire du
XIXe et du XXe siècles le montre, être déviée au
profit des revendications agressives d'un nationalisme opprimé ; mais vouloir
enfermer la Révolution dans le cadre national d'un pays dominateur et
colonialiste ne témoigne que de la déficience intellectuelle et de la timidité
politique de ceux qui s'engagent dans cette voie. C'est par sa signification
humaine profonde, par sa signification universelle, que la Révolution soulèvera
les hommes, et non par une concession timorée à leur égoïsme, à leur
conservatisme local. Tout ce qui justifie notre volonté de nous dresser contre
les esclaves qui gouvernent intéresse, sans distinction de couleur, les hommes,
sur toute la terre.
Adolphe Acker, Pierre Aimery, Georges Ambrosino, Georges Bataille,
Bernard, Roger Blin, Jacques-André Boiffard, André Breton, Jacques Brunius,
Claude Cahun, Louis Chavance, Jacques Chavy, René Chenon, Jean Dautry,
[7 octobre 1935.]
Série de fascicules in-4° coquille comprenant ensemble 144 pages à
paraître à partir de janvier 1936.
Au moment où - la succession du régime étant ouverte - une
confusion des esprits sans exemple permet de parler indéfiniment de défense
républicaine, le mouvement « Contre-Attaque » a été fondé en vue de contribuer
à un développement brusqué de l'offensive révolutionnaire. Sans renoncer à
aucun des moyens d'action disponibles, c'est en particulier par l'expression
d'idées et
MORT AUX ESCLAVES
par André Breton et Georges Bataille
« Les Croix de feu, les gouvernants et leurs patrons sont des
esclaves au service de la patrie et du capitalisme, au service de forces qu'ils
sont incapables de maîtriser, qui les dominent et les vouent à l'impuissance.
Si nous ne voulons pas demeurer, nous aussi, les victimes d'un état de choses
intolérable, nous devons nous apprêter à user contre eux jusqu'au bout de la
violence légale, afin de débarrasser la terre, avec leurs personnes, de tout ce
qu'exige aveuglément de nous la guerre et la misère. »
« Le temps est venu où le monde doit être débarrassé des
dirigeants-esclaves, des aveugles qui conduisent aujourd'hui la malheureuse
multitude à l'abîme. »
Nous donnons dans ce cahier, actuellement sous presse, un compte
rendu vivant de l'activité de « Contre-Attaque » depuis sa fondation en octobre
1935. Nous en avons extrait ces quelques phrases qui sont significatives en ce
qu'elles contiennent le principe de l'attitude morale imposée par les
circonstances, le principe d'une rénovation de la violence révolutionnaire.
FRONT POPULAIRE DANS LA RUE
par Georges Bataille
Le régime démocratique, qui se débat dans des contradictions
mortelles, ne pourra pas être sauvé. Ce qui domine la situation actuelle, en
France, c'est que la succession du régime est ouverte.
Le Front Populaire, sous sa forme actuelle, n'est pas et ne se
donne pas comme une force organisée en vue de la prise du pouvoir
révolutionnaire. Il doit donc être transformé, en libérant le mouvement interne
qui l'anime dans la rue, en Front Populaire de Combat.
Nous disons, nous, que cela suppose un renouvellement des formes
politiques, renouvellement inévitable dans les circonstances actuelles où il
semble que toutes les forces révolutionnaires soient appelées à se fondre dans
un creuset incandescent.
ENQUETE SUR LES MILICES
Un mouvement enthousiaste, ascendant, violent, de milices du
peuple, un mouvement de volontaires de la liberté - échappant au contrôle
stérilisant des partis - telle est la condition fondamentale de la prise du
pouvoir. Le pouvoir appartiendra à la Révolution quand les milices armées
donneront à un groupement d'hommes issus du Front Populaire la base d'une
autorité implacable. Le questionnaire d'une enquête portant sur les milices, la
prise du pouvoir et les partis figurera dans le premier Cahier de «
Contre-Attaque ». Il sera soumis aux diverses personnalités du Front Populaire
et à un certain nombre de révolutionnaires militants. Les réponses seront
publiées dans un cahier entièrement consacré à cette enquête.
POUR UN MOUVEMENT PAYSAN AUTONOME
par Jean Dautry et Henri Dubief
Parler de Révolution et laisser de côté la question paysanne,
c'est manquer de conscience révolutionnaire. Résoudre la question paysanne avec
des formules sans contenu - se contenter d'unir la faucille au marteau, le mot
paysan au mot ouvrier - c'est vouloir faire la Révolution comme les sorciers
nègres font la pluie.
Jamais les paysans, il faut le comprendre clairement, n'entreront
en nombre dans des organisations foncièrement urbaines. Les paysans pensent que
leurs intérêts sont toujours trahis par les gens des villes et s'ils pensent
ainsi, c'est avec des raisons valables... C'est le principe des soviets qui
doit présider à l'organisation politique des travailleurs des champs qui veulent
changer l'ordre établi. Les paysans doivent s'organiser, non seulement pour
renverser un pouvoir dont ils sont les victimes, mais pour faire valoir leur propres revendications à l'intérieur du nouveau régime.
Nous devons envisager en face les conséquences des revendications
paysannes réelles, qu'il faut prendre telles qu'elles sont. La Révolution doit
être fonction des mouvements sociaux réels et non des idées schématiques
rabâchées par les idéologues.
LES PLANS ECONOMIQUES
Le travail humain est devenu semblable à celui d'une mouche sur du
papier à glu.
Qu'a-t-on fait pour subordonner à un but les mouvements absurdes
de la mouche engluée ? Rien qui empêche ces mouvements de l'engluer davantage.
Nous ne devons pas négliger cependant un petit nombre de
tentatives, même si nous ne croyons pas qu'elles puissent être suivies d'effet.
Des plans sont élaborés, qui tiennent compte des circonstances immédiates,
ainsi le plan de la C.G.T. et, plus récemment, le plan de l'Union socialiste
(plan Déat). D'autre part, des efforts de compréhension et de réaction se sont
manifestés même dans des milieux nettement extérieurs au mouvement ouvrier :
les ouvrages de Jacques Duboin et de Jean Nocher, l'activité du groupe
J.E.U.N.E.S. ont aujourd'hui une réelle valeur significative.
Aucune indication qui puisse évidemment nous leurrer... Toute
tentative de réforme économique sérieuse reste liée à la question préalable de
la prise du pouvoir par les travailleurs. Et les plans projetés ne peuvent
actuellement envisager qu'une réorganisation autarchique de la production...
c'est-à-dire une sorte de composition avec la maladie elle-même ! La politique
économique doit rester subordonnée jusqu'à nouvel ordre à l'action politique
immédiate. Seule la Révolution débarrassera la mouche de la glu !
LES REVOLUTIONS DE L'EUROPE CENTRALE A
par Jean Dautry et Pierre Aimery
Jusqu'ici les révolutions européennes ont eu comme principe le
renversement d'un pouvoir autocratique et les insurrections dites «
prolétariennes » sont apparues comme la conséquence du renversement du pouvoir
autocratique. Jamais une démocratie stabilisée n'a été sérieusement menacée par
un mouvement ouvrier insurrectionnel. Seuls, les mouvements fascistes sont
venus à bout des régimes démocratiques. De telles constatations doivent dominer
actuellement les recherches théoriques sur la tactique révolutionnaire. Il est
important, à cet égard, de faire connaître comment, dans plusieurs pays de
l'Europe centrale, la puissance fasciste a pu l'emporter après que le
socialisme eût démontré son impuissance. Nous devons rechercher les raisons de
cette impuissance, en décrire les différentes phases, en particulier la plus
brillante : la phase révolutionnaire.
par Jean Bernier et Georges Bataille
La base de la morale sociale en régime capitaliste est la morale
imposée par les parents aux enfants. A cette morale de la contrainte, nous
opposons comme point de départ la morale spontanée qui s'établit chez les
enfants au cours de leurs expéditions et de leurs jeux. Seule cette morale
turbulente et heureuse, qui coïncide avec celle des compagnons de travail, peut
servir de principe à des rapports sociaux libérés des misères du système de
production actuel.
L'esprit humain, chez Hegel, en tant qu'il est le point de départ
de la connaissance philosophique n'est pas une entité indépendante des
circonstances dans lesquelles il se produit. Deux modes d'existence, le maître
et l'esclave, s'opposent essentiellement l'un à l'autre et, lorsque Hegel
décrit la vie humaine, c'est cette opposition fondamentale, ce sont les
différentes formes qu'elle assume qui sont représentées par lui. Or non
seulement la philosophie hégélienne en général mais en particulier la
dialectique du maître et de l'esclave ont été à l'origine de la doctrine de
Marx. Hegel a représenté l'esclave et non le maître appelé à devenir l'homme
(*). Il a su voir dans le travail le principe de la libération de l'esclave.
L'ensemble, littéralement prodigieux, des conceptions hégéliennes sur le
devenir humain - dont Marx a dit qu'elles étaient vraies
____________________
(*) Telle est la donnée essentielle de cette dialectique. Le
rapport actuel maître-esclave tend à se renverser dialectiquement.
____________________
d'un bout à l'autre même si l'on en
récusait le principe - demeure lié de la façon la plus féconde à la destruction
créatrice des révolutions sociales et morales.
par Pierre Kaan et Georges Bataille
Un grand nombre d'hommes aiment leur patrie, se sacrifient et
meurent pour elle. Un Nazi peut aimer le Reich jusqu'au délire. Nous aussi nous
pouvons aimer avec fanatisme, mais ce que nous aimons, bien que nous soyons
français d'origine, ce n'est à aucun degré la communauté française, c'est la
communauté humaine ; ce n'est en aucune façon la France, c'est la Terre.
Nous nous réclamons de la conscience universelle qui se lie à la
liberté morale et à la solidarité de ceux qui ne possèdent rien, comme la
conscience nationale se lie à la contrainte et à la solidarité des riches.
Les possibilités de réalisation concrète dans ce sens, telles
qu'elles résultent des données de la science et de la connaissance méthodique,
doivent faire l'objet d'un exposé approfondi.
QUESTIONS SOCIALES ET QUESTIONS SEXUELLES
par Maurice Heine et Benjamin Péret
Préexistantes à la question sociale, non moins impérieuses chez
les primitifs que chez les civilisés, refoulées par les tabous autant que par
les codes, les questions sexuelles risquent d'échapper à leur solution
révolutionnaire, pour peu que les tenants de la Révolution s'obstinent, contre
toute logique, à les ignorer. Prétendre, comme ils s'en accordent trop souvent
la facilité, que les « perversions » sexuelles résultent des vices sociaux du
capitalisme et disparaîtront en même temps que les classes, c'est faire bon marché des leçons de l'expérience et, naïvement, trahir le
matérialisme historique. En somme, la sexualité pose, de manière aiguë, un
problème social, qu'il importe de soustraire aux pernicieuses conséquences du
mépris et de la contrainte : tâche urgente, qui revient à arracher à la
religion son masque de morale, au bras séculier son armure de lois. Aucun compromis
n'est recevable entre ces pièces anatomiques du passé et les conditions de
l'avenir humain.
L'AUTORITE, LES FOULES ET LES CHEFS
par Georges Bataille et André Breton
Sans aucune exception, toute révolution jusqu'ici a été suivie
d'une individualisation du pouvoir. Ce fait pose pour les révolutionnaires une
question essentielle, sans doute même la question capitale. Nous pensons qu'une
telle question doit être élucidée de la façon la plus ouverte, sans optimisme
aveugle comme sans recul. Toutes les ressources de la psychologie collective la
plus moderne doivent être employées à la recherche d'une solution heureuse,
écartant les facilités utopiques. Le refus devant l'autorité et la contrainte
peut-il, oui ou non, devenir beaucoup plus que le principe de l'isolement
individuel, le fondement du lien social, le fondement de la communauté humaine
?
LES PRECURSEURS DE
L'EXTREMISME REVOLUTIONNAIRE DE SADE
par Maurice Heine
Historiens et sociologues n'ont guère, jusqu'à présent, soupçonné
l'importance du rôle tenu par Sade dans les dix suprêmes années du XVIIIe
siècle. Son activité personnelle, ses écrits et discours politiques, les pages
philosophiques de ses romans firent pourtant du ci-devant marquis le ferment de
subversion le plus virulent que la Révolution française eût extrait des
puissances mêmes qu'elle méditait d'abattre. Que ce fût dans la section des
Piques, où son athéisme l'opposait à Robespierre, aux séances de la Commune de
Paris ou de la Commission des hôpitaux, à la barre de la Convention, en mission
dans les départements, partout à l'extrême pointe du combat civique, ce
quinquagénaire témoigna son ardeur juvénile et sa généreuse humanité. Il était
cependant trop philosophe pour méconnaître que la révolution sociale
n'obtiendrait qu'un succès éphémère, sans la révolution morale propre à lui
gagner définitivement les esprits. Et c'est dans la pensée de former un homme
nouveau, capable de fixer les conquêtes du régime déjà déclinant, qu'il lança
le cri d'appel et d'alarme : Français, encore un effort si vous voulez être
républicains ! A ce pamphlet désespérément ironique, rien, en 1795, ne pouvait
répondre... Mais quand les hommes de 1848, pressentant à leur tour la précarité
de leur victoire et le péril mortel qui lui vient de la religion, cherchent un
texte décisif pour libérer les esprits de la discipline judéo-chrétienne, c'est
encore à l'écrit de Sade qu'ils sont forcés de recourir. Ainsi, sans nom
d'auteur, mais « pour une croisade contre tous les dogmes religieux », reparaît
en l'an LVI de la R.F., Français, encore un effort... Aujourd'hui même,
l'athéisme essentiel de ces pages continue à s'imposer comme une nécessité
actuelle : l'esprit de Sade est vivant parmi nous.
FOURIER
par Pierre Klossowski
La discipline morale d'un régime périmé est fondée sur la misère
économique, qui rejette le jeu libre des passions comme le plus redoutable
danger. Fourier envisageait une économie de l'abondance résultant au contraire
de ce jeu libre des passions. Au moment où l'abondance est à la portée des
hommes et ne leur échappe qu'en raison de leur misère morale, n'est-il pas
temps d'en finir avec les estropiés et les castrats qui imposent aujourd'hui
cette misère, pour ouvrir la voie à l'homme libéré de la contrainte sociale,
candidat à toutes les jouissances qui lui sont dues - la voie qu'il y a un
siècle a indiquée Fourier ?
NIETZSCHE
par Georges Ambrosino et Georges Gilet
Il semble que seuls ont pu se réclamer de Nietzsche des hommes qui
le trahissaient misérablement. Il semble que l'une des voix humaines les plus
bouleversantes se soit faite entendre en vain.
L'anti-chrétien violent, le contempteur de l'ânerie patriotique, pour avoir
fait siennes toutes les exigences patriotiques, toutes les fiertés,
demeurera-t-il la victime des philistins et des bêtes de troupeau, la victime
de la platitude universelle ?
Nous ne croyons pas, nous, à l'avenir des philistins. La voix
orgueilleuse et brisante de Nietzsche reste pour nous annonciatrice de la
Révolution morale qui vient, la voix de celui qui a eu le sens de
POLEMIQUE ET ACTUALITE
En plus de ces cahiers consacrés à des sujets d'intérêt constant,
nous nous proposons de faire paraître à chaque occasion des
fascicules-suppléments de quatre pages destinés à suivre l'actualité. Le
premier de ces fascicules rédigé par J. Bernier et G. Bataille paraîtra au
début de février sous le titre La Révolution ou la Guerre ; il traitera des
problèmes de politique extérieure et opposera radicalement notre action à tous
ceux qui préparent aujourd'hui la répétition de la guerre de 1914 ; qui sous le
prétexte de lutter contre le fascisme, préparent une nouvelle croisade des
démocraties.
[Novembre 1935.]
L'Isle-sur-Sorgue, 8 décembre 1935.
Selon un procédé caractéristique, j'apprends par tout autre,
hélas, que par toi-même - rendons hommage à ta sordide discrétion -, la
redoutable « prise » que tu viens de faire sur « l'avoir » privé de Georges
Sadoul, ô poète pratique, en l'occurrence une lettre de moi. Comme tu es, je le
suppose, l'adversaire logique et scrupuleux de la propriété en tous genres, tu
t'es empressé, paraît-il, de restituer ladite lettre à son heureux
destinataire, Sadoul, c'est-à-dire Breton ! Mes compliments.
Pour ma part, je ne verrais aucun inconvénient politique à ce
geste excrémentiel - ton ancêtre le Capitaine Bouchardon, que tu n'as pas
encore osé mettre en vers, l'aurait estimé à sa juste valeur - si le silence
complaisant qui l'a accueilli ne risquait de me situer à nouveau dans
l'atmosphère de votre rade. J'ai repris ma liberté voici treize mois, sans
éprouver en revanche le besoin de cracher sur ce qui durant cinq années avait
été pour moi tout au monde. On s'est montré correct à mon égar
Elle ne t'aura rien appris, à toi ainsi qu'à quelques autres,
cette « sombre » lettre que vous n'ayez su déjà. J'ai dit, répété, développé à
ceux d'entre vous dont la présence ne constitue pas un emmerdement, son
contenu, au hasard des conversations particulières. C'est pourquoi je discerne
mal le mobile qui t'a fait agir. Les kleptomanes, l'acte commis, obtiennent
l'apaisement.
Je vais me mettre nettement en lumière, pour dissiper toute
équivoque, ô dur d'oreille : « J'ai publié dans Minotaure, sous le pseudonyme
de Ramuz, de loin le plus mauvais texte de ma carrière, ce, moyennant la complicité
de mon cousin germain secret et confident Tériade. Ensuite pour noyer
habilement ce hareng-saur, j'ai soutenu publiquement, non sans succès, les
desseins surrévolutionnaires de l'illégal Minotaure, etc... »
Au cours de tes visites, rue de la Convention, je me souviens de
t'avoir, très sérieusement, entretenu sur ce que je considère comme un écart de
pensée autant qu'une erreur de tactique de Breton, soit le texte titré «
L'actualité poétique », indésirable manifeste-aquarium où sous les projecteurs de
talent habituels, nous voyons évoluer, assistés de toute la sympathie de
l'auteur - où diable va se nicher le masochisme ? - les divers spécimens, du
microbe au poisson plat, de la faune chrétienno-écrivassière, enfants de
Luther, de Marie, de Madeleine, tournesol sous le froc, qui ont nom : Esprit,
Jouve, Reverdy, etc. J'ai déploré devant témoin, et tu m'approuvais alors, ô
Caméléon du mont Pelé, que Breton en arrive à utiliser cette funèbre tribune,
pour faire entendre sa voix de théoricien, à cet instant égarée. Déclaration
médiocre, auditoire contestable, ce fut pour certains qui ne connaissent pas la
personnalité brillante-décevante-dépressive de Breton un mécompte amer. Je
pense que la poésie peut sans risque disparaître en plongée, un temps indéterminé
; son action dérivée de l'occulte opère tout en cheminant ; en conséquence
menus dégâts. Il en va autrement de l'apport idéologique. Dans le domaine des
idées, le remarquable est de passer à l'exécution, avec un minimum de perte de
temps. La Révolution a vu se lever des adversaires à sa taille. Nous ne devons
pas les ignorer ; fussent-ils dans nos propres rangs. Vigilance,
intransigeance, lucidité ; ces mots d'ordre brûlent dans l'actuel.
Le Surréalisme s'est carrément engagé, au cours des deux dernières
années, dans une voie qui le conduit infailliblement à la maison de retraite
des Belles-Lettres et de
Ce compromis affligeant entrevu, je me suis refusé à le
sanctionner. Je prends congé de
Maintenant, Péret, grand poète, mais triste salaud, souhaitant des
jours meilleurs, d'ailleurs sans y croire, transmets mes sentiments choisis aux
asticots du « Cadavre », embaumés dans « Contre-Attaque ».
René Char
Une main liée au coeur palpitant.
Man Ray
Peinture : je sais la beauté par peur.
Hans Bellmer
Soufre sublime écume de la solitude.
Wolfgang Paalen
Je n'attends rien de ma réflexion, mais je suis sûr de mes
réflexes.
Une course de taureaux dans l'eau.
Oscar Dominguez
Les feuilles de l'arbre avec le temps vont pourrir et disparaître.
La souche seule va rester toute nue.
Joan Miró
Le rêve ne vaut pas seulement pour et par les évasions qu'il
permet. Il est la base même d'une réalité nouvelle et toujours en voie de
devenir.
Valentine Hugo
En cédant tout naturellement à la vocation de reculer les
apparences et de bouleverser les rapports des « réalités », la peinture
surréaliste a pu contribuer, le sourire aux lèvres, à précipiter la crise de
conscience générale qui doit avoir lieu de nos jours.
Max Ernst
Un tableau surréaliste s'écrit comme un poème et se mange comme un
objet de première nécessité.
Maurice Henry
N'attendez plus. Le rideau s'est levé sur une fenêtre en feu.
Marcel Jean
Le prîntemps vîent en mîlle feuîlles de beurre fîn.
Meret Oppenheim
La main de Michel-Ange se promène autour de sa tête.
Louis Fernandez
Un chose est certaine, c'est que je
hais, sous toutes ses formes, la simplicité.
Salvador Dali
Teinturerie Rrose Sélavy : robe oblongue pour personne affligée du
hoquet.
Marcel Duchamp
La réalité de l'élément qui nous livre son secret est bien le lieu
d'où il ne faut s'écarter à aucun prix, c'est un point de repère.
René Magritte
Sadistiches Motiv, sadistiches Motiv, sadistiches Motiv.
Leonor Fini
[Décembre 1935.]
CONTRE-ATTAQUE
Dimanche 5 janvier 1936, à 21 heures, au Grenier des Augustins, 7,
rue des Grands-Augustins (métro Saint-Michel).
CONTRE L'ABANDON DE
Un homme qui admet la patrie, un homme qui lutte pour la famille,
c'est un homme qui trahit. Ce qu'il trahit, c'est ce qui est pour nous la
raison de vivre et de lutter.
La patrie se dresse entre l'homme et les richesses du sol. Elle
exige que les produits de la sueur humaine soient transformés en canons. Elle
fait d'un être humain un traître à son semblable.
____________________
(1) Il va de soi que famille et patrie restent solidaires de
religion, sujet beaucoup plus vaste qu'on n'imagine et sur lequel nous nous
exprimerons dans une réunion ultérieure.
____________________
La famille est le fondement de la contrainte sociale. L'absence de
toute fraternité entre le père et l'enfant a servi de modèle à tous les
rapports sociaux basés sur l'autorité et le mépris des patrons pour leurs
semblables.
Père, patrie, patron, telle est la trilogie qui sert de base à la
vieille société patriarcale et, aujourd'hui, à la chiennerie fasciste.
Les hommes perdus d'angoisse, abandonnés à une misère et à une
extermination dont ils ne peuvent pas comprendre les causes, se soulèveront un
jour, excédés. Ils achèveront alors de ruiner la vieille trilogie patriarcale :
ils fonderont la société fraternelle des compagnons de travail, la société de
la puissance et de la solidarité humaine.
Prendront la parole dimanche 5 janvier :
Georges Bataille, André Breton, Maurice Heine, Benjamin Péret.
[Les 200 Familles]
<Fig>
Camarades,
Les fascistes lynchent Léon BLUM.
Travailleurs, c'est vous tous qui êtes atteints dans la personne
du chef d'un grand parti ouvrier.
Blum avait proposé de faire nettoyer le Quartier Latin infesté de
fascistes par 15 000 prolétaires descendus des faubourgs.
La menace avait donc porté.
Camarades, c'est seulement la crainte de l'offensive qui touche
nos ennemis.
La défensive c'est la mort !
L'offensive révolutionnaire ou la mort !
CONTRE-ATTAQUE
[16 février 1936 ; L'Action française, 17 février 1936.]
- Qu'est-ce qui fait vivre la société capitaliste ?
- Le travail.
- Qu'offre la société capitaliste à celui qui lui donne son
travail ?
- Des os à ronger.
- Qu'offre-t-elle par contre aux détenteurs du capital ?
- Tout ce qu'ils veulent, plus qu'à satiété, dix, cent, mille
dindes par jour, s'ils avaient l'estomac assez gran
- Et s'ils n'arrivent pas à manger les dindes ?
- Le travailleur chôme, crève de faim et plutôt que de les lui
donner, on jette les dindes à la mer.
- Pourquoi ne pas jeter à la mer les capitalistes au lieu des
dindes ?
- Tout le monde se le demande.
- Que faut-il pour jeter à la mer les capitalistes et non les
dindes ?
- Renverser l'ordre établi.
- Mais que font les partis organisés ?
- Le 31 janvier, à la Chambre, Sarraut s'écrie : « Je maintiendrai
l'ordre établi dans la rue. »
Les partis révolutionnaires (!) APPLAUDISSENT.
- Les partis ont-ils donc perdu la tête ?
- Ils disent que non mais M. de la Rocque leur fait peur.
- Qu'est-ce donc que ce M. de la Rocque ?
- Un capitaliste, un colonel et un comte.
- Et encore ?
- Un con.
- Mais comment le con peut-il faire peur ?
- Parce que, dans l'abrutissement général, il est le seul qui
agisse !
CAMARADES,
Un colonel s'agite et crie qu'il faut tout changer. Il est le seul
à s'organiser pour la lutte et à prétendre qu'il saura faire que tout change.
Il ment, mais il est le seul sur la scène politique qui ne soit pas
parlementaire, alors que le dégoût de l'impuissance parlementaire est porté à
son comble ! Les foules ont conscience qu'aux événements, il faut savoir
commander, et non offrir le spectacle écoeurant du parlementarisme bourgeois :
désordre, bavardage et inavouable besogne. Les foules commencent à attendre en
dehors du Parlement, un « homme », un maître... Et dans l'aberration générale,
un Colonel de la Rocque semble déjà aux yeux d'un grand nombre l'homme attendu.
L'aberration va jusqu'à voir dans ce personnage le « maître »
capable de commander aux événements. Jusqu'à voir un « maître » dans l'«
esclave » le plus impuissant : l'esclave du système capitaliste, l'esclave d'un
mode de production qui condamne les hommes à un gigantesque effort sans
résultat autre que l'épuisement, la faim ou la guerre !
Nous affirmons que ce n'est pas pour un seul, mais pour TOUS, que
le temps vient d'agir en MAITRES. D'individus impuissants, les masses n'ont
rien à attendre. Seule, la REVOLUTION qui approche aura la puissance de
COMMANDER aux événements, d'imposer la paix, d'ordonner la production et
l'abondance.
TRAVAILLEURS,
La défensive qu'on vous propose ne signifierait pas seulement le
maintien de l'exploitation capitaliste : elle signifierait la défaite assurée,
hier en Allemagne et en Italie, demain en France, à tous ceux qui sont devenus
incapables d'attaquer.
Le temps n'est plus aux reculs et aux compromis.
Pour l'action - ORGANISEZ-VOUS ! Formez les sections DISCIPLINEES
qui seront demain le fondement d'une autorité révolutionnaire implacable. A la
discipline servile du fascisme, opposez la farouche discipline d'un peuple qui
peut faire trembler ceux qui l'oppriment.
Il n'est plus question, cette fois, d'une lutte sans issue contre
nos semblables, aux ordres des aveugles qui conduisent les peuples. La lutte
contre tous ceux qui font de l'existence humaine un bagne exigera aussi
l'abnégation, le courage héroïque et, s'il le faut, le sacrifice de la vie,
mais l'enjeu est la libération des exploités et le désespoir de ceux que nous
haïssons.
Camarades, vous répondrez aux aboiements des chiens de garde du
capitalisme par le mot d'ordre brutal de
CONTRE-ATTAQUE !
[Février 1936.]
1. HITLER GEGEN DIE WELT DIE WELT GEGEN HITLER HITLER CONTRE LE
MONDE LE MONDE CONTRE HITLER
Cette pseudo-dialectique qui s'étale sur la couverture d'une
brochure stalinienne ornée de quatre haches sanglantes disposées en forme de
croix gammée, suffit à prouver que la politique communiste a rompu
définitivement avec
3. Nous sommes, nous, pour un monde totalement uni - sans rien de
commun avec la présente coalition policière contre un ennemi public n° 1. Nous
sommes contre les chiffons de papier, contre la prose d'esclave des
chancelleries. Nous pensons que les textes rédigés autour du tapis vert ne
lient les hommes qu'à leur corps défendant. Nous leur préférons, en tout état
de cause, et sans être dupes, la brutalité antidiplomatique de
Hitler, moins sûrement mortelle pour la paix que l'excitation baveuse
des diplomates et des politiciens.
Pour CONTRE-ATTAQUE : Paul Acker, Pierre Aimery, Georges
Ambrosino, Georges Bataille, André Breton, Claude Cahun, Jacques Chavy, Jean
Dautry,
[Mars 1936.]
A CEUX QUI N'ONT PAS OUBLIE
Travailleurs, vous êtes trahis !
Développant partout les restrictions et l'angoisse, le
nationalisme étend peu à peu sa nuit sur toute
Aveuglés par l'avidité et la panique, les troupeaux humains, par
millions, sont prêts à s'entretuer.
Dans cet affolement de la nature humaine tout entière, quelles
voix font entendre ceux qui s'étaient dressés autrefois avec la résolution de
délivrer le monde de ses sanglantes pratiques militaires ?
Nous nous rappelons que les masses humaines ont été une fois
soulevées par le parti communiste opposant au capitalisme et à sa guerre l'arme
brisante du défaitisme révolutionnaire.
Une confusion nouvelle semble s'ajouter aujourd'hui à la stupeur
générale. Sous prétexte du maintien de la paix, ceux qui s'élevaient jusque-là
contre la guerre sont ouvertement entrés dans l'un des camps. L'Humanité
enregistre aujourd'hui sans réserves le message
belliqueux de Sarraut. Elle répond à cet appel par un mot d'ordre abject :
L'UNION DE
La guerre entre les chiens impérialistes soulevait le dégoût : les
communistes s'emploient aujourd'hui à la camoufler en croisade. Ils brandissent
sur un monde accablé le drapeau d'une croisade anti-fasciste : annonciateur
d'une duperie sanglante...
Dans la nuit où toutes choses humaines déraillent lentement, les
communistes se sont réduits au rôle de défenseurs du statu quo fixé à
Versailles. Ils se préparent à servir demain d'aboyeurs à l'Etat-Major
français, quand cet Etat-Major enverra au poteau tous ceux qui n'auront pas
oublié ce qu'ils ont lu dans L'Humanité d'hier.
L'armée allemande envahit aujourd'hui une région allemande au
mépris des traités...
Conformément aux mêmes traités, l'armée française, en 1923,
envahissait la Ruhr.
La forfanterie illégale de Hitler répond
à la brutalité légale de
Dans ce monde obscur, où se heurtent des stupidités qui se
composent et se complètent l'une l'autre, nous ne pouvons que nous reconnaître
formellement étrangers.
Lorsque M. Sarraut refuse de « laisser placer Strasbourg sous le
feu des canons allemands », nous comprenons que nous sommes situés en dehors
d'un monde où une telle phrase peut être énoncée sans soulever la répugnance et
même le rire (1).
Lorsque Staline couvre de son autorité l'armement français,
lorsque Radek excite les nationalistes de ce pays à la haine de l'Allemagne,
nous nous considérons comme trahis ; nous refusons d'emboîter le pas derrière
ceux qui s'apprêtent au massacre mutuel.
Nous n'envisageons pas, dans ce premier texte, les conséquences
pratiques et l'efficacité que l'action des masses donnera un jour à un tel
refus. La lutte qui nous oppose au tumulte général, nous la mènerons jusqu'à la
limite de nos forces. Mais quel que soit ce résultat, heureux, ou, pour un
temps, misérable, nous maintiendrons face à l'abrutissement des nationalistes
de tous pays, de tous partis, l'intégrité d'une volonté inaccessible à
La réalité inébranlable et dominante de cette communauté sera
maintenue même par une minorité d'hommes, au-dessus des crimes des
nationalismes de tous les pays : jusqu'au jour où les peuples, épuisés par les
déments qui les conduisent, reconnaîtront l'issue libératrice.
Georges Bataille, Jean Bernier, André Breton, Lucie Colliard, Paul
Eluard, Maurice Heine, P. Kaan, Marcel Martinet, Georges Michon, Alphonse
Milsonneau, Pierre Monatte, Jean Rollin, Pierre Ruff, André Weill.
[Mars 1936.]
____________________
(1) Les Allemands, à bon droit, répondent : « M. Sarraut estime
sans doute normal, et supportable pour une grande nation que Fribourg,
Carlsruhe, Mannheim, Sarrebruck, Trêves et beaucoup d'autres villes allemandes
se trouvent exposées au feu des canons français » ...
____________________
Les adhérents surréalistes du groupe « Contre-Attaque »
enregistrent avec satisfaction la dissolution dudit groupe, au sein duquel
s'étaient manifestées des tendances dites « surfascistes », dont le caractère
purement fasciste s'est montré de plus en plus flagrant. Ils désavouent par
avance toute publication qui pourrait être faite encore au nom de «
Contre-Attaque » (telle qu'un Cahier de Contre-Attaque n° 1, quand il n'y en
aura pas de suivants). Ils saisissent l'occasion de cette mise en garde pour
affirmer leur attachement inébranlable aux traditions révolutionnaires du
mouvement ouvrier international.
Pour le groupe surréaliste :
Adolphe Acker, André Breton, Claude Cahun, Marcel Jean, Suzanne
Malherbe, Georges Mouton, Henri Pastoureau, Benjamin Péret.
[L'Oeuvre, 24 mars 1936.]
(Robespierre)
Les garnisons du Maroc espagnol et certaines divisions métropolitaines
sont en état de rébellion. Des troupes africaines tentent de débarquer à
Algésiras. Toute l'Espagne ouvrière se dresse unanime contre l'orage fasciste.
Les mineurs de Rio Tinto partent pour Séville insurgée, escortés de camions
remplis de dynamite. Les mineurs de Linares occupent le défilé de Despeñaperros
pour barrer la route à l'armée andalouse. Madrid menacée sera défendue par les
vaillants combattants d'Octobre venus des Asturies.
Le Frente popular comprend maintenant ce qu'il en coûte de ménager
l'ennemi de classe : le gouvernement distribue enfin les armes aux masses
ouvrières. Les milices aussitôt constituées patrouillent et veillent.
Le gouvernement français du Front populaire qui a ménagé l'ennemi
fasciste plus encore que celui d'Espagne comprendra-t-il qu'il est menacé du
même danger ? Jusqu'à quand les partis qui l'appuient vont-ils négliger d'armer
la classe ouvrière ?
Il est toutefois une mesure de solidarité internationale qui
s'impose de toute urgence. La différer serait faiblir au mépris de toute
prudence, de toute justice, de toute pudeur : Gil Robles, l'homme du fascisme
espagnol s'est réfugié à Biarritz :
Arrêtez Gil Robles
Le 20 juillet 1936.
Adolphe Acker, André Breton, Claude Cahun, Paul Eluard, Arthur
Harfaux, Maurice Henry, Georges Hugnet, Marcel Jean, Dora Maar, Léo Malet,
Georges Mouton, Henri Pastoureau, Benjamin Péret, Gui Rosey,
Ici, le Français est haï ; là, il est suspect. Il ne faut pas
conserver d'illusion. Ceux qui, pendant la grande guerre, acclamaient le Kaiser
ne nous pardonnent pas de l'avoir vaincu. Mais ceux qui attendaient le secours
de nos armes sont déçus.
Emmanuel BOURCIER, envoyé spécial en Espagne de L'Intransigeant,
dépêche du 15 août 1936.
La politique de « neutralité », instaurée par le ministère
français des Affaires étrangères, commence à porter ses fruits d'amertume et de
cendre : déjà le fascisme escompte un premier et sanglant échec du Front
populaire.
A l'égard du Frente popular (*) en lutte pour la liberté de
l'Occident, la « neutralité » qu'observe le gouvernement français équivaut à
l'application de sanctions plus rigoureuses que n'en connut jamais l'Italie
fasciste, en rupture de
____________________
(*) Nous disons pour simplifier Frente popular sans oublier pour
cela les groupements qui se situent en dehors de lui ; C.N.T., F.A.I., POUM, et
sont aujourd'hui à l'avant-garde du mouvement.
____________________
pacte pour l'asservissement de
l'Ethiopie. Pourquoi cette atroce dérision de la solidarité qui lie cependant,
à la vie, à la mort, les deux démocraties de France et d'Espagne ?
A travers l'impéritie ou la trahison de certains hommes, moins
consistants que des fantômes, transparaît clairement le plan méthodique de
l'inexorable volonté de puissance fasciste.
Premier acte : assurer par tous les moyens - y compris le chantage
à la guerre contre la France - le triomphe de la coalition financière,
industrielle, cléricale et militaire qui doit, par la guerre civile et au seul
prix du sang espagnol, conquérir l'Espagne au fascisme.
Deuxième acte : se retourner ensuite contre la France, à peine
éveillée de sa léthargie neutraliste, pour la sommer - sous une nouvelle et
plus grave menace de guerre - d'entrer dans une confédération des Etats
fascistes ; en cas de refus, conquérir à son tour la France au moyen d'«
insurgés nationaux » répandant le sang « français » ; et, pour assurer le
succès de cette autre guerre civile, bloquer, sous prétexte de neutralité, toutes
les frontières maritimes de ce pays avant d'envahir, en cas de nécessité, ses
trois frontières terrestres des Vosges, Alpes et Pyrénées.
Troisième acte : tandis que l'Angleterre, encore perplexe,
s'interrogera sur l'attitude la plus conciliable avec les intérêts
britanniques, lancer l'Europe continentale à l'assaut des frontières
occidentales de l'U.R.S.S. simultanément attaquée en Asie par le Japon et la
Chine fascistes.
La neutralité de l'Amérique étant assurée, le plan fasciste
d'hégémonie mondiale apparaît réalisable. Pour mieux dire, sa réalisation est
d'ores et déjà commencée.
Vouloir maintenant empêcher de se constituer en Europe deux blocs
hostiles témoigne (d') une conception politique qui retarde au moins de quinze
ans. Les deux blocs sont aujourd'hui des réalités, non seulement sur la carte,
mais, ce qui est plus grave, dans les esprits. Aujourd'hui la moitié «
nationaliste » de la France, empoisonnée par une presse stipendiée, est,
consciemment ou non, acquise au fascisme et prête à se prostituer à Hitler et à
Mussolini. Si donc le Front populaire, qui prétend gouverner, continue à
ménager libéralement ses ennemis de l'intérieur et à « sanctionner »
impérieusement ses amis de l'étranger, demain
Ressaisis-toi, Front populaire ! Au secours de l'héroïque Frente
popular ! Non plus avec des discours et des motions, mais avec des volontaires
et du matériel !
Renouvelle-toi, Front populaire ! Rejette loin de toi les ganaches
et les traîtres ! Ils se sont déjà découverts ! Entreprends sans délai une
épuration impitoyable ! Souviens-toi de l'avertissement de Saint-Just : « La
révolution est dans le peuple et non point dans la réputation de quelques
personnages ».
Front populaire ! Organise d'urgence les masses ! Constitue,
exerce, arme les milices prolétariennes sans lesquelles tu n'es qu'une façade !
L'instant est venu de mettre à profit ce vieil argument de tes adversaires :
l'affirmation concrète de la force est le premier garant de sécurité !
Paris, le 20 août 1936.
Adolphe Acker, André Breton, Maurice Heine, Georges Hugnet, Léo
Malet, Georges Mouton, Henri Pastoureau, Gui Rosey, Yves Tanguy.
Du 19 au 24 août dernier, s'est déroulé soudain à Moscou, sur un
rythme précipité, un procès politique qui laisse derrière lui, avec les cadavres
des seize inculpés, une profonde stupeur. Les principaux accusés avaient été
les compagnons et les collaborateurs immédiats de Lénine. Incarcérés depuis
dix-huit mois après un premier procès déjà étrange, ces hommes, connus dans le
monde entier comme artisans essentiels de la Révolution d'Octobre et fondateurs
de
Devant une cause aussi singulière, l'opinion mondiale attendait
qu'on lui révèle, à la charge des inculpés, des documents précis, des actes
réels. En vain. On l'a mise en face d'un vrai déluge d'aveux, d'aveux énormes,
sordides, monotones : les plus notoires survivants du Bolchevisme d'Octobre s'y
déshonorent frénétiquement ; un Trotsky y passe et repasse, habillé en agent de
la Gestapo hitlérienne. Comment ont été obtenus ces aveux, plus stupéfiants
encore que le vague de l'accusation ? Cette scène, en tout cas sinistre,
dissimule-t-elle ou non quelque vaste machination ? Nous l'ignorons.
Mais, devant la réalité, quelle qu'elle soit, que recouvre le
procès de Moscou, tous ceux, ouvriers ou intellectuels, pour qui la Révolution
d'Octobre a signifié une étape décisive vers la justice sociale et déjà, dans
la nuit de la guerre des nations, une magnifique renaissance humaine, tous se
sont sentis bouleversés. Tous ils veulent, nous voulons SAVOIR.
Nous voulons savoir d'abord - et cela suffit - par simple souci de
la dignité humaine.
Nous voulons savoir par solidarité profonde avec le peuple de
l'U.R.S.S. A tue-tête les ennemis de la liberté et de la justice, nos La Rocque
et nos Doriot, dénoncent comme le centre de perdition : MOSCOU, MOSCOU ! Contre
leur pernicieuse sottise, nous ne possédons, dans une époque anxieuse comme la
nôtre, qu'une seule arme efficace :
Les travailleurs français depuis plusieurs mois ont repris
conscience d'eux-mêmes ; ils se rouvrent à l'espérance. Mais ils sentent aussi
que « l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes
», ou jamais ne sera. Pour qu'ils puissent accomplir leur tâche de paix et de
justice, il faut avant tout qu'ils voient clair, qu'ils luttent en pleine
clarté. Le procès de Moscou barre soudain leur route d'une ombre immense. Cette
ombre doit être dissipée ; elle doit l'être au plus tôt.
Ainsi que l'ont demandé déjà divers groupements ouvriers, nous
demandons qu'une commission d'enquête internationale, absolument libre,
disposant de tous documents, pouvant faire comparaître tous témoins, soit
appelée à examiner publiquement le procès de Moscou, ses origines, sa conduite,
ses conclusions, et puisse ainsi se prononcer publiquement sur l'ensemble de
l'affaire. Nous demandons simplement la plus élémentaire justice.
Nous nous adressons aux hommes de tous les partis qui se disent
dévoués à la libération des travailleurs, à tous ceux, quelles que soient leurs
idéologies particulières, qui ne reconnaissent de progrès humains que lorsque
sont authentiquement accrues la justice sociale et la dignité de l'homme. Qui
d'entre ceux-là refuserait de demander LA VERITE ?
Premiers signataires : Magdeleine et Maurice Paz, Paul Rivet, Alain,
Paul Desjardins, Marcel Martinet, Georges Dumoulin, Jean Galtier-Boissière,
Félicien Challaye, Jeanne et
Signent aussi : Gaston Bergery et Georges Izard,
en déclarant que : 1. La ligne politique de leur organisation ne coïncide pas exactement avec les termes de l'Appel mais que l'es